Livre passionnant, à condition d'être sensible un minimum aux codes de la chevalerie. Je m'amuse à lire de temps en temps les critiques négatives des livres que je lis, et je suis toujours fasciné par la propension de certains à reprocher aux livres de l'Antiquité, du Moyen-Age, voire de la période classique d'être de leur époque. Oui, dans
Chrétien de Troyes, il y a des chevaliers surpuissants qui défoncent de façon régulière et souvent désintéressée des créatures ou des personnages qui incarnent le mal, parce que la violence armée est une composante permanente de la vie sur un territoire encore mal contrôlé ; oui, au Moyen-Age, on assignait les femmes et les hommes à des rôles précis sans lesquels on estimait qu'il n'était pas possible de faire société ; oui, entre le Xe et le XIIe siècle, le christianisme structurait la vie quotidienne et le système de valeurs des Français (dans une moindre mesure, c'est toujours le cas, sauf qu'on est dans le déni)… Si l'on n'admet pas tout ça, ou si on l'ignore, alors effectivement, on s'ennuie, on soupire, on s'énerve, et on passe à autre chose en claironnant à qui veut bien l'entendre que le Moyen-Age, c'était vraiment une époque de bouseux sans cervelle qui ne pensaient qu'à se taper dessus. Si ces récits peuvent nous paraître un peu caricaturaux aujourd'hui, il faut se rappeler, avec humilité, que c'est ce qui plaisait aux lecteurs d'alors, pour la plupart issus d'une éducation beaucoup moins démocratisée que la nôtre, et qui étaient beaucoup plus sensibles que nous le sommes à la retranscription métaphorique du combat entre le bien et le mal et au genre du conte merveilleux, aujourd'hui largement abandonné à l'heroic fantasy (qui exalte une chevalerie laïcisée voire paganisée, qui a fait table rase de ses fondements, et qui pourrait presque remplacer ses chevaux par de grosses Harley, pendant qu'on y est). Dès lors, de nos jours, les pérégrinations des chevaliers errants nous invitent moins à frémir des confrontations par un phénomène d'identification ou à juger de la cohérence des hauts faits qu'à explorer les usages, les mythes et les représentations qui les alimentent, et qui sont autant de passerelles vers les mentalités de l'époque qui ont irrigué les nôtres.
L'accusation de manichéisme sur l'oeuvre de Chrétien de Troyes est bien mise à mal par l'histoire d'Yvain. Les chevaliers de la Table ronde ne sont pas des êtres systématiquement vertueux qui défendent la veuve et l'orphelin sans égard pour eux-mêmes ; ils sont traversés de passions contraires, ils défendent des causes mauvaises, se laissent emporter par leur orgueil. Ici, c'est un chevalier qui néglige de revenir auprès de sa dame dans le délai qu'elle lui a fixé, qui la perd donc, et qui, après avoir frôlé la folie, s'efforce d'expier sa faute en mettant sa valeur au service des opprimés rencontrés sur son chemin, accompagné du lion fidèle qu'il a sauvé, "happy end" à la clé.
Il est vrai que si l'on s'en tient à une lecture littérale, on a l'impression qu'il était impossible de rencontrer à l'époque un château en Bretagne qui ne soit pas placé sous la coupe d'un tyran, terrorisé par un monstre ou assiégé par un voisin belliqueux. de même, toutes les demoiselles en détresse, ou simplement en procès, sont en droit d'attendre que le premier type en armure venu se fasse tuer pour leur cause. Peu importe. A une époque où les gens baissent les yeux en faisant semblant de ne rien remarquer quand une fille se fait embêter, j'estime que renouer en bonne partie avec ce trait archaïque ferait sens. Tout cela pour dire que, sans tomber dans les appréciations anachroniques précédemment condamnées, l'intrigue est quand même brossée à gros traits et est assez répétitive dans son principe, d'où interdiction de lire ce récit avec des yeux de lecteur du XXIe siècle au courant des innovations ultérieures de l'écriture si l'on veut savourer. le cadre spatio-temporel semble s'adapter pour fournir en permanence à Yvain une aventure lorsque la précédente a été menée à bien ; une aventure que le chevalier a d'ailleurs bien souvent du mal à accomplir seul (en même temps il faut voir face à quoi il tombe) mais dont l'arrivée providentielle du lion à son secours emporte la décision. le seul combat qui sorte vraiment de l'ordinaire est celui face à Gauvain, qui présente un cas assez unique d'une lutte indécise entre deux amis qui ignorent qui ils combattent et qui, lorsqu'ils le découvrent, se disputent pour revendiquer la défaite, ressort comique assez exceptionnel dans un ouvrage essentiellement épique, mais qui met en relief les belles dispositions de l'amitié chez deux combattants pourtant soucieux de leur gloire.
Autre point à souligner : la description des moeurs médiévales. L'auteur aborde certains rites sociaux très formalisés, au premier rang desquels l'hospitalité, avec un naturel qui laisse entendre une pratique réelle et habituelle dans la société médiévale. Très intéressant. Sans atteindre les analyses poussées d'un
Balzac, il y a même un peu de psychologie, pas tellement du côté des sentiments mais plutôt dans la stratégie de persuasion, notamment avec le personnage de Lunete, qui parvient à manipuler à plusieurs reprises les méditations et les engagements de sa maîtresse dans un sens favorable aux intérêts d'Yvain.
Le livre est court et les aventures s'enchaînent de façon très fluide, il n'y a vraiment aucun effort à fournir pour suivre. le choix d'une lecture « bilingue », c'est-à-dire avec le texte littéral et sa traduction en français moderne, permet de saisir la vocation poétique initiale expliquant en grande partie la nature des détails suggérés et l'organisation du texte par le respect des contraintes formelles, tout en appréciant la phraséologie de l'époque. Il est également nécessaire de se procurer une édition explicative, afin de comprendre beaucoup de mots et d'expressions qui ne font plus sens aujourd'hui.