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Citations sur Tous tes enfants dispersés (164)

En réalité, il ne peut véritablement être ni l'un ni l'autre, et c'est là tout son drame. Il fait partie de ces gens qui pensent que la vie se trace uniquement avec des lignes et des angles droits, ignorant toute la latitude qu'offrent les courbes, les renflements cachés, les bulles qui prennent la tangente, feignant de ne pas voir la monotonie atroce des parallèles. Comme si les métis pouvaient jamais choisir entre blanc et noir, comme si un enfant pouvait jamais n'être que la mère ou le père.
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Elle avançait dans le langage avec d'infinies précautions, donnait l'impression de peser chaque mot avant de le prononcer, de connaître précisément son poids et par conséquent d'avoir envisagé l'impact qu'il allait avoir dans l'oreille puis le cœur de celui ou de celle qui le recevrait. Les mots peuvent être tranchants ou s'enfoncer brutalement en nous comme des lances, nous écraser tels les gourdins cloutés que les tueurs utilisaient pour défoncer les crânes des nôtres au printemps 94. Les mots sont souvent comme de jolies calebasses décorées, creuses et fêlées sous leur apparence reluisante, ou traîtres quand un serpent s'y est lové, profitant de la nuit pour se glisser à travers son fin goulot et faire pénétrer dans le cœur des suspicions ou des inimitiés.
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On fait si facilement des conclusions définitives, pour masquer son ignorance, se donner de la contenance. Tes mots ont eu la violence d’une révélation. Je n’avais pas encore pris conscience alors que ta confiance était une façade pour ne pas t’effondrer, que la vérité était claquemurée dans ce qui n’était pas, dans ce qui ne serait peut-être jamais énoncé. J’ai réagi comme une enfant, tentant de te renvoyer les coups, ricanant méchamment.
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Dans l’air frais du jour exténué, à l’instant même où un soleil rouge
sang disparaît derrière la crête de l’horizon, elle lui confie ce qu’elle
sait de plus précieux :
« Nous sommes la descendance d’Immaculata, les enfants du
crépuscule de Butare. En France on dit de cet instant que c’est
l’heure entre chien et loup. On devrait plutôt l’appeler l’heure
métisse. Nous sommes le ruisseau de nuances cristallines qui coule
entre les murs monotones, une trace survivant au mitan des cris,
haine ou amour, l’un ou l’autre, parfois les deux à la fois, des
sentiments comme des couteaux, ils ne savent faire que ça. Nous
sommes le collier arc-en-ciel qui magnifie le cou d’une femme qui a
trop longtemps été seule face à un monde monochrome, nous
sommes le petit vent qui soulève délicatement le couvercle du
chagrin. Nous sommes les rejets du jour d’après, qui font mentir les
langues médisantes, ceux qui fleurissent contre toute attente. »
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Il lui montre les branches qui ont jailli des souches devant la
maison, formant des buissons déjà imposants là où jadis s’élevaient
les troncs des arbres : « Tu laisses pousser les rejets ? Il paraît que
c’est inutile, qu’ils ne donneront jamais de fleurs ni de fruits.
Pourquoi ne pas les arracher pour planter de nouveaux arbres ? Des
eucalyptus, par exemple, ça pousse vite, les eucalyptus, et ça sent
bon. »
Mais Blanche s’y refuse. Elle sait à quel point les arbres sont
politiques. Le jacaranda, dont la magnifique floraison bleu lavande
fait la fierté de Pretoria, Nairobi ou Bulawayo, n’est pas une plante
africaine. Il est originaire d’Amérique du Sud. Les colonisateurs l’ont
importé et planté partout sur les terres de leurs immenses empires.
C’est une espèce aux racines invasives qui empêche toute vie aux
alentours, qui exige beaucoup d’eau et assèche les terres. Il est
devenu le symbole du passé colonial. Tout comme l’eucalyptus,
originaire d’Australie, utilisé par les colons pour assécher les
territoires marécageux en espérant lutter contre le paludisme. Les
Blancs sont partis, mais leurs arbres sont restés, reliques végétales
d’une histoire qui n’a pas fini de faire des rejets.
« Non, je ne vais pas arracher les souches, Stokely, et je ne vois
pas ce que cela changerait de les remplacer par des eucalyptus.
Peut-être que je me reconnais un peu dans ces rejets. Si on m’avait
arrachée, moi, tu ne serais pas là aujourd’hui, ni cette maison où les
jeunes comme toi peuvent venir boire les mots de Fanon, Wa
Thiong’o et Diop. »
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Au terme d’un long temps, dans la grand-rue de Butare, là où
autrefois Immaculata et Maria servaient des ragoûts de plantains et
des brochettes de chèvre pimentées, Blanche a ouvert une
bibliothèque. Vingt-cinq ans après la fermeture de la librairie de
Butare où sa mère avait survécu cachée dans une cave
insoupçonnée, c’est un pari insensé. Sur les rayonnages modestes,
les livres qu’Immaculata aimait, en français ou en anglais, et qui, elle
l’espère, seront de son vivant traduits aussi dans la langue d’ici. Des
ouvrages en kinyarwanda sur l’histoire et la culture écrits par
Kagame, Bigirumwami ou Muzungu. Et en devanture, tel un
talisman, celui qu’elle préférait, le premier roman de Butare, Mes
transes à trente ans, écrit par Saverio Nayigiziki en 1949, l’année de
sa naissance. Quelques sièges dépareillés, une ou deux tables
récupérées, le thé est offert dans des tasses ébréchées, ici la
mémoire a un parfum de vieux papier. Blanche a aménagé les
anciennes cuisines en salon à écouter, et toute la journée, sur sa
chaîne hi-fi, des nouvelles lues par des comédiens sur des disques
venus de loin peuvent être découvertes, assis dans de grands
fauteuils en feuilles de bananier tressées. Le samedi, c’est elle qui
ressuscite des histoires pour les enfants. Quand il y a une panne
d’électricité, ils viennent là, soudain désœuvrés sans télé, et dans
leurs oreilles déployées résonnent les échos de choses immortelles :
once upon a time, cyera habayeho, il était une fois.
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Pourtant, c’est important de se battre. Le racisme est toujours là,
même pour moi, chaque jour, ce sont des choses à peine
perceptibles. La semaine dernière, à la cantine, quand j’ai refusé
l’avocat qu’on me tendait parce qu’il était trop noir, la cantinière a
dit : « T’as qu’à retourner chez toi voir s’ils ne sont pas tous noirs là-
bas ! » Et je n’ai rien répondu. Hier, les filles de ma classe ont passé
la récré à mettre leurs mains dans mon afro en disant : « C’est doux,
c’est comme de la laine de mouton, ou de l’angora ! » Il y a un autre
métis dans le lycée, il s’appelle Ruben. On nous confond toujours. Il
est petit, le nez épaté et les cheveux longs et lisses comme un
Indien, c’est le contraire de moi, mais la peau, la peau, c’est tout ce
que les autres voient. Ça ne me met pas en colère, et si je n’avais
pas eu les parents que j’ai eus j’aurais trouvé ça normal, mais
maintenant je remarque tout et chaque fois c’est comme une
écharde en dedans, une microcoupure invisible aux yeux du monde.
Comme ce que fait ma maladie quand on a une hémorragie interne,
quand on ne prend pas ses coagulants.
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Oui, Nyogokuru, ton album est habité de fantômes, et c’est
ça qui me plaît. Je voulais que tu me racontes ton univers avec des
photos, seulement les lieux, les objets et les animaux, et on dirait
que tous ceux qui sont partis, les morts que tu gardes en toi, sont
venus me saluer. J’ai agrandi les photos et je les ai punaisées sur
les murs de ma chambre. Quand je suis dans mon lit, je rentre dans
un des décors et j’invente une aventure dont toi ou Maman êtes les
héroïnes. Je vous imagine d’autres vies, des histoires qui finissent
toujours bien. Sinjye wahera hahera umugani ! J’ai demandé à
Maman ce que signifiait cette formule avec laquelle tu finissais
toujours les histoires que tu me racontais quand j’étais petit. « Que
ça ne soit pas ma fin mais celle du conte ! » C’est trop beau. Les
conteurs ne meurent jamais vraiment, c’est ça ? Plus tard, je crois
que je voudrais faire ça, tu sais, raconter des histoires, pour tuer le
temps qui assassine les gens qu’on aime, pour tracer des virgules
entre hier et demain. Maman m’a aussi expliqué qu’en kinyarwanda
c’est le même mot pour dire hier et demain, ejo. C’est fort. En cours
d’histoire, j’ai fabriqué une petite sculpture avec un long fil de fer que
j’avais ramassé dans la cour : j’ai construit dix « ejo » attachés les
uns aux autres « ejoejoejoejoejo », et puis avec cette phrase de
métal j’ai fait une boule de la taille d’un poing. Comme une
mappemonde. J’y mettrai une tige de fer et je l’offrirai à maman pour
qu’elle la pique dans la terre de l’hibiscus (que je lui ai acheté pour
son anniversaire et qui est toujours en fleur).
Ejo, hier et demain, c’est ton temps et mon temps réunis dans le
même mot. Tu vois, on est toujours ensemble.
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Elles terminent la visite de la cité par le musée des Arts d’Afrique
et d’Océanie de la Porte Dorée.
« Mais pourquoi tous ces objets ne sont pas datés, ma fille, ils
pensent que nous n’avons pas la moindre notion du temps ?
— Mama, tout ça date des colonies, laisse tomber.
— Tchiiip, et maintenant qu’elles ont disparu, les colonies,
pourquoi ils ne nous les renvoient pas, hein ?
— Reprendre c’est voler.
— On n’avait rien donné.
— Arrête, de toute façon nous n’avons pas été colonisés par la
France, il n’y a rien qui appartienne à tes ancêtres ici. La prochaine
fois que tu viendras je t’emmènerai au musée de Tervuren, à
Bruxelles.
— Ma grand-mère parlait toujours d’une pipe qu’on lui avait volée,
j’irai la leur réclamer, tiens. Et d’abord pourquoi tu dis “tes ancêtres”,
ce sont les tiens aussi ! »
Elles rient, les rares autres visiteurs les regardent avec
incompréhension, sans doute s’attendraient-ils de leur part à un peu
plus de gravité, voire de tristesse, devant leur passé spolié. Blanche
savoure le moment, le temps retrouvé, prudente cependant, car il est
encore trop fragile pour faire oublier les fêlures, les marécages de
non-dits. Elle pense à ces mots entendus il y a longtemps au
théâtre : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer,
je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a… »
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Au Louvre, elle est intimidée : « Il n’y a pas beaucoup de gens
comme moi ici », puis passe un long moment devant le Portrait
d’une négresse de Marie-Guillemine Benoist, une femme qui,
Blanche doit l’admettre, ressemble terriblement à la jeune mère
qu’elle a été autrefois : même nez fin, lèvres charnues, regard de
celle qui s’est trop longtemps tue. Le turban qui enserre la tête de
l’esclave rappelle les cheveux laineux désormais complètement
blancs d’Immaculata.
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