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Citations sur Tous tes enfants dispersés (164)

Elles terminent la visite de la cité par le musée des Arts d’Afrique
et d’Océanie de la Porte Dorée.
« Mais pourquoi tous ces objets ne sont pas datés, ma fille, ils
pensent que nous n’avons pas la moindre notion du temps ?
— Mama, tout ça date des colonies, laisse tomber.
— Tchiiip, et maintenant qu’elles ont disparu, les colonies,
pourquoi ils ne nous les renvoient pas, hein ?
— Reprendre c’est voler.
— On n’avait rien donné.
— Arrête, de toute façon nous n’avons pas été colonisés par la
France, il n’y a rien qui appartienne à tes ancêtres ici. La prochaine
fois que tu viendras je t’emmènerai au musée de Tervuren, à
Bruxelles.
— Ma grand-mère parlait toujours d’une pipe qu’on lui avait volée,
j’irai la leur réclamer, tiens. Et d’abord pourquoi tu dis “tes ancêtres”,
ce sont les tiens aussi ! »
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Cela fait longtemps que Blanche a découvert le secret qui lie son
fils et sa mère mais elle fait comme si de rien n’était. Les petites
merveilles ne doivent pas être prématurément effeuillées. L’automne
est doux, elle emmène Immaculata visiter Paris. Une virée entre
filles, la complicité à retisser ou plutôt à inventer, car elle n’a jamais
été esquissée. Devant Notre-Dame la mère oublie son mutisme et
s’exclame : « Ce n’est pas étonnant qu’ils nous aient colonisés,
regarde ce qu’ils construisaient déjà au Moyen Âge ! » Blanche
l’embrasse pour sceller le partage du secret et lui fait remarquer en
souriant :
« Si Samora t’entendait, il ne serait pas content. Rien ne justifiait
qu’ils nous colonisent, Mama, et puis nous avions quand même
construit des pyramides bien avant eux, non ?
— Oui, tu as raison, c’est bien que vous soyez capables de
penser comme ça vous, moi je vis avec les idées du passé.
— Ton époque a été formidable, c’était celle du panafricanisme et
des beaux projets post-indépendance.
— Bof, regarde ce qu’ils sont devenus, ces beaux projets, regarde
ce que nous sommes devenus, je ne sais pas si nous avons bien fait
de rêver, tu sais.
— Il ne faut jamais cesser de rêver. Nous sommes la génération
qui écrit vos rêves, celle de Stokely va peut-être les réaliser, qui
sait ?
— Pauvre enfant ! Quel héritage nous lui laisserons ? Ni château
ni tableau de maître, rien que des histoires et des regrets.
— Mais nous lui transmettrons aussi une histoire que nous aurons
pour la première fois écrite nous-même, une histoire de changement
et de fierté.
— N’allez pas en faire un révolutionnaire, hein, cet enfant a le
sang fragile. N’est-ce pas assez de l’avoir affublé d’un nom de
panthère noire ?
— Nous ne ferons pas trop de vagues, Mama, cesse de
t’inquiéter. La panthère est un animal souple et silencieux quand il le
faut.
— N’oubliez pas qui vous êtes, ni d’où vous venez. Avancez à pas
feutrés. Sachez vous arrêter quand il le faut. Si vous bondissez,
vous leur ferez peur et ils tireront sans sommation. Apprenez-lui
aussi à être un peu caméléon. »
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Quand il joue avec sa console, au plus chaud de l’après-midi,
Immaculata s’assoit au salon, prend un livre au hasard dans la
bibliothèque et le commence. Insomniaque depuis la catastrophe,
elle le terminera quand toute la maisonnée sera endormie. Elle n’a
jamais autant dévoré, tous ces mots, ils emplissent sa tête d’une
douce ivresse. Parfois au lever du jour elle les murmure dans la
pénombre de la chambre et le léger ronflement de Stokely les
enveloppe de velours. Oiseaux d’aube, sonorités volées à la nuit. Au
dîner, elle demande à sa fille et à son beau-fils de lui parler de tous
ces écrivains afro-caribéens qu’elle a trouvés sur leurs étagères et
dont elle vient de terminer les histoires. Samora est ravi, il lui fait de
petites conférences sur Zora Neale Hurston, Chinua Achebe, Bessie
Head, Beloved, Mariama Bâ, Nadine Gordimer ou Gouverneurs de
la Rosée.
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Ils vont lui montrer l’océan Atlantique, les plages sans fin, les
vagues immenses sur lesquelles des jeunes gens glissent, en
équilibre sur des planches, comme autant de virgules reliant entre
elles les phrases de l’eau. Elle y trempe ses pieds, pagnes relevés,
le regard ébahi, puis ouvre ses bras comme pour figer cet instant,
l’envelopper et l’emporter avec elle dans son petit pays sans mer.
Elle dit à Stokely : « Yoo que c’est beau », il la regarde interloqué.
Un son rauque, profond mais fragile aussi, comme un bout de roche
noire et friable, est sorti de sa gorge. La pierre qui pesait sur le
couvercle de son chagrin s’est soulevée. Il pose la main sur sa
bouche, rendu muet par la surprise, se retourne pour l’annoncer à
ses parents qui marchent vers les dunes, elle le retient du bras,
l’index posé sur les lèvres. Il sourit, comprend. Elle a décidé que
désormais il n’y aurait que de jolis secrets. La résurrection des mots,
c’est une révélation que son petit-fils peut porter, un miracle à portée
d’enfance.
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Il la prend par la main pour lui faire visiter les
lieux qu’il a toujours connus, sa ville, sa rue, sa maison. Elle lui fait
entièrement confiance et cependant toujours il guette son
assentiment avant d’agir. La mère l’a longuement préparé : tu seras
son guide mais n’oublie jamais ta place : tu es un enfant, tu dois
l’écouter et lui obéir. Blanche les suit un pas derrière, silencieuse,
interloquée par la fluidité de leur relation, comme s’ils s’étaient
toujours connus. Une évidence. Elle est le lien entre eux deux mais
très vite elle se retire de leur conversation, sur la pointe des pieds,
pour mieux les entendre se nouer, ainsi que le fait un tuteur qui
demeure planté humblement, inutile, à côté de l’arbrisseau qui prend
son élan vers les cieux. Une paix tangible a commencé à s’installer
sur cette famille autrefois délabrée, déjà, lors de son dernier voyage
à Butare. Le temps de la reconstruction pourrait bien être arrivé.
Grâce à Stokely, grâce à ce que Blanche en a fait, passant son
existence au tamis pour ne lui transmettre que les choses apaisées,
laissant à la thérapie ses pierres agglomérées, rugueuses, ce qui n’a
pas encore été lissé ni accepté. Blanche a compris qu’il ne fallait pas
tout amalgamer. Rompre le cercle de mauditions. Ne pas se dérober,
expliquer quand des questions sont posées, au plus près de la vérité
qu’un enfant puisse appréhender, éviter de se laisser envahir par la
mélancolie. Et quand les mots manquaient, elle lui avait offert des
trouées de poésie. La Môme néant avait été la première : « Quoi
qu’a dit ? À dit rin. Quoi qu’a fait ? A fait rin. Quoi qu’a pense ? A
pense à rin. Pourquoi qu’a dit rin ? Pourquoi qu’a fait rin ? Pourquoi
qu’a pense à rin ? A’xiste pas. » Et toujours la musique entre eux
comme une ficelle qui maintenait les étoiles bien attachées sur la
toile du firmament, pour garder les sensibilités en résonance. Une
lumière constante à laquelle ils pouvaient se fier : nous savons d’où
nous venons, ce n’est pas une raison pour avancer à reculons. Nous
sommes les noires et les blanches, l’ébène et l’ivoire, nous sommes
la preuve heureuse que le rythme est une affaire de cœur libéré et
non de couleur assignée.
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À l’époque, mes sentiments à ton égard oscillaient constamment :
doute, haine, pitié, ressentiment. Il fallait étudier, trouver mes
marques dans les méandres de la vie française, faire le deuil d’un
homme que je n’avais pas connu, effacer cette nostalgie d’une
relation qui n’avait jamais existé. Avancer, rester debout. Tenir droite,
ne pas m’effondrer. Entre nous, un génocide qui t’avait si fragilisée
qu’il aurait été indécent de te demander plus d’explication, d’aller
racler les replis de ta mémoire. Plus rien n’aurait désormais la même
importance. Faire une croix sur mon besoin d’explications était le
moindre des égards à te manifester, à toi qui venais de perdre ton
père, tous tes frères, tes neveux et nièces, tes oncles et tantes.
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Encore mon écriture, la lettre que je t’ai envoyée en 1994 pour te
raconter mon arrivée à Bordeaux. Je m’étais rendue à l’adresse de
mon père que tu m’avais glissée juste avant que je ne fuie le
Rwanda. Une femme blanche et sèche m’avait ouvert la porte,
j’avais demandé si c’était bien là que vivait Antoine. Que lui voulez-
vous ? Méfiante. Je suis sa fille. Entrez. Asseyez-vous là. Toujours
méfiante, grise, une politesse tranchante. Racontez-moi tout, vous
dites être sa fille, vous l’avez déjà rencontré ? Non, je viens d’arriver.
J’avais sorti l’acte de naissance, Ambassade de France au Rwanda.
Il n’habite plus ici ? Non, ah ça non. Où est-il ? Ses doigts qui
tiennent à peine le papier, dédain, comme s’il avait des germes,
l’examen, circonspection. Il est mort Mademoiselle. Ça fait un petit
moment déjà. Il est mort ? Je viens de vous le dire non ? Je ne vous
crois pas. Haha, tiens donc. Elle m’avait planté là, était revenue avec
un papier. Certificat de décès. Un dialogue de papiers. Le mien,
odeur d’exil, contre le sien qui sentait la naphtaline. Une disparition
racontée en formules administratives, non pas racontée, constatée.
Les artistes racontent, les clercs constatent, tamponnent, classent,
archivent. Les cœurs ensevelissent ou exhument.
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Et tant pis si ces plantes en pots surchauffés sont
les vestiges d’un butin colonial, j’ai une affection toute particulière
pour les fleurs déracinées, rempotées, exposées, je me sais comme
elles le fruit d’un passé enterré qui n’a pas fini de faire des racines.
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Ta main ne cesse d’étreindre mon bras, comme pour mieux
m’atteindre dans les replis de toi que j’ai construits depuis si
longtemps pour me protéger, les réchauffer au point de faire fondre
la cire froide qui a tout envahi. Tu me signifies que je n’ai rien à te
pardonner, que tout cela n’était pas fait exprès, tes doigts ont la
douceur d’une cicatrice lissée, la chaleur d’un cœur apaisé. Accepter
n’est pas se résigner, semble dire le sourire qui envahit ton visage
comme l’ombre d’une colombe qui traverserait une cour sous le
soleil de fin de matinée. Peut-être sommes-nous enfin capables de
nous entendre sans arrière-pensées. Je sonde mon cœur et
reconnais que le temps de l’amertume est passé.
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Nous remontons la route, croisant tout un tas de gens dont
certains s’arrêtent pour nous saluer, ils me demandent si je vais
rester, je dis non mais pour la première fois j’effleure l’éventualité de
revenir m’installer. Peut-être pourrai-je moi aussi participer à ce
grand chantier. Peut-on transformer une vieille demeure sans
transformer les hommes et les femmes qui ont toujours habité cette
maison, caché leurs haines dans les lézardes des murs, planté des
graines-poison au fond du jardin, glissé des poignards dans les faux
plafonds ?
Et s’ils ne changent pas, où les met-on ? Au musée ? On ravale
les nations comme les façades, de nos jours. Ça donne un air de
neuf en attendant d’avoir les moyens humains de désamianter et de
refaire l’intérieur. Mais qui les aura jamais, ces moyens-là ? L’âme
des peuples est un chantier perpétuel. Les spin-doctors et
conseillers en communication sont les nouveaux charpentiers du
monde en mode story-telling. C’est un choix judicieux, propre et
rentable. Est-ce de cela que j’ai envie, vraiment ? Pour le moment,
ma vie est ailleurs.
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