Le haut-pays

INVOCATION

Ayant pris pour viatique le grand secret de la réalité
Découvre chaque jour un peu moins d’imposture

Le sens irrigue le ciel
Mais c’est un fleuve sans remous sans reflet sans ombre
Une énergie verticale qui capte l’univers

Cette vision donne un corps à l’immuable
Ce qui est se dit mot à mot
Les sources de la parole se tiennent en altitude
Le souffle ne s’écoute pas
Il impose sa présence et l’éternel présent

p.45

(altitude)

Petit nuage sur le chemin
de Tangyud Gompa *.

Rien que du vide et du vent,
une touffe de chardons bleus,
des marques de pas.

Rien que le soleil sur les crêtes
et les ombres qui s’allongent
entre les rochers.

Rien que ce rien
qui n’est pas moins que tout.

p.141
* monastère bouddique du Spiti

D'un regard mesure le vide
Accomplis ton œuvre et restes-en détaché
Choisis la flèche invisible d'éternité en absolu
L'évasion où vient éclore la grande aube qui n'est
La cible d'aucun retour.

p.17

(Ladakh) *

Hors limite, hors refuge,
oubliés bergers, ascètes, vautours,
l'acharnement du vivace,

la floraison en longue attente
de semailles in-extremis,
avec armoises aux lèvres des glaciers
et lichens pareils à de la cendre d'étoile.

C'est au pays des cols,
au pays sans repos,
royaume toujours perdu,
que l'on passe par le haut.

p.135
* vaste région située dans la partie nord du Jammu-et-Cachemire indien. Il est constitué de chaînes montagneuses et de hauts plateaux désertiques enserrés entre la chaîne du Karakoram au nord et celle de l'Himalaya au sud.

C'était un peu avant le crépuscule, un vent de sable qui mettait une forge au ciel, et le berger soudain perdit le sens du désert.
Ses brebis disparaissaient sur la dune, au loin sa tente avait été arrachée et le dernier piquet recouvert.
Était-il seul ? À la fois le monde pesait et s'échappait de ses épaules. À la fois les montagnes le portaient et l'abandonnaient.
Ce qu'il voyait semblait l'intérieur de sa vue : il découvrait l'exacte distance des choses, la richesse famélique d'une brèche immobile dans le mouvement.
- Est-ce bien le vide ? se demanda le berger.

BESTIAIRE À VISAGE SURHUMAIN

Homme-Chat
Pour la grâce et l'énigme
L'attente et le bond
Pour tenir l'orage derrière l'oreille
Pour éclairer la nuit


Homme-Oiseau
Pour le sens ascendant
La respiration céleste
Pour l'été boréal
Pour les périples nocturnes juste au-dessus des vagues


Homme-Cheval
Pour la course
L'écume de l'espace
Pour saillir l'indomptable
Pour capter à minuit sur les alpages le frisson des grandes métamorphoses


Homme-Yak
Pour l'impossible
La vie hors limite
Pour le miroir des glaces et du vertige
Pour l'ultime horizon des esprits fantasques


Homme-Garuda *
Pour le diamant et l'éclair
L'envol absolu
Pour qui s'absente à jamais
Illuminer la lumière

p.90-91

* Le Garuda, roi des races ailées, appartient aux mythologies hindoue et tibétaine. Représenté avec une tête d'aigle, un corps d'homme et d'oiseau pourvu de deux bras, deux ailes et deux pieds de rapace, il symbolise l'énergie et l'aspiration.