Citations sur Les métamorphoses du gras : Histoire de l'obésité du Moyen .. (43)
La seule station de Vichy, dont les eaux combattraient les « anomalies de la nutrition », reçoit 2543 visiteurs en 1840, 40 000 en 1860, 100 000 en 1890. La station d’Evian, elle aussi toujours plus fréquentée, voit son urbanisme bouleversé à la fin du siècle : aménagements des quais, ouverture d’avenues monumentales, création de réseaux d’eaux souterrains, rénovation totale de l’accueil hôtelier. Alors qu’un « voyage d’études médicales » en 1901 confirme, dans sa langue abstraite, l’effet de la source sur l’ensemble des phénomènes digestifs :
« Ce sont ces matières osmotiques qui font plus complète, plus active la vie organique, d’où meilleures sont la respiration, les oxydations, les assimilations, les désassimilations cellulaires, la désintégration des déchets organiques, l’élimination des cendres, la solubilisation des matières usées… »
De 30 à 35 ans, le ventre se porte haut et reflue pour ainsi dire vers la poitrine. On étouffe un peu quand on mange. Pour rattraper son souffle, on desserre sa ceinture. Mais cette lutte n’a qu’un temps. On finit par laisser aller les choses. Il faut se résigner. La lutte est impossible quand l’heure du ventre a sonné.
-Bertall-
Le renouvellement s’accentue plus encore avec l’abandon de la tournure durant les années 1880, l’armure rigide soulevant les lombes. Le « caché », du coup, est évoqué comme il ne l’avait jamais été : silhouette plus sinueuse, plus mobile, liée, sans aucun doute, au changement du statut de la femme avec les dernières décennies du siècle. Un corps plus disponible, plus souple, même si le corset entretient son coffrage, répond à une présence féminine plus marquante dans l’espace public, comme à une attente croissante d’initiative et d’activité. L’affirmation féminine provoque l’affirmation du profil.
Les références au caché ne peuvent, à terme, qu’accroître l’exigence d’amincissement. La lente ascendance des loisirs le confirme, les bains de mer, les séjours sur les plages dont la brusque fréquentation est une des mutations culturelles de la fin du siècle [19e]. Les tenues plus « dépouillées » installent le sentiment de corps plus exposés. Les regards plus « libres » suggèrent des « difformités » plus variées. Les contours peuvent dériver, provoquant surprises et rejets : « Leurs adiposités luisantes s’étalent au soleil sans avoir conscience du dégoût d’autrui. »
L’auteur de la Physiologie du goût […] installe une démarche totalement inédite, recherchant le plaisir du manger malgré les surveillances obligées. Une manière de confirmer la nécessité du régime, tout en aiguisant une « érotique ». […]
Plus largement, le projet est de prétendre utiliser les sciences le plus récemment développées pour instituer une « gastronomie » : « connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme en tant qu’il se nourrit ». « Intelligence » de l’estomac, sans doute, cette gastronomie aurait aussi une vocation magistrale. Conversion bourgeoise, conversion savante, maîtrise de la digestion, finesse du goût, l’ambition scientifique et culturelle s’affirme comme jamais jusque-là.
Les sucres, […] longtemps pensés comme des stimulants efficaces, ou les amidons, longtemps vus comme des produits confortants, deviennent brusquement des aliments ambigus. Les biscuits, dont la délicatesse raffinée semblait gage de légèreté, recèlent brusquement d’invisibles dangers. […] Brillat-Savarin le dit dès les années 1820, dans une Physiologie du goût mêlant subtilement le recensement des substances, celui de leurs chimies, celui de leurs effets :
« Ô mon Dieu ! allez-vous tous vous écrier, lecteurs et lectrices, Ô mon Dieu ! mais voyez donc comme le professeur est barbare ! voilà que d’un seul mot il proscrit tout ce que nous aimons, ces pains si blancs de Limet, ces biscuits d’Achard, ces galettes de… et tant de bonnes choses qui se font avec des farines et du beurre, avec des farines et du sucre, du sucre et des œufs ! Il ne fait grâce ni aux pommes de terre, ni aux macaronis ! aurait-on dû s’attendre à cela d’un amateur qui paraissait si bon ? »
La liste de Michel Lévy, campant la géographie organique de l’obèse, est bien celle d’un mal « sournois », danger multiforme, déployé de place en place dans le secret des tissus et des chairs :
« Le thorax est écrasé et diminué de hauteur par l’ampliation de l’abdomen ; les poumons comprimés ont moins de volume que chez les sujets maigres ; le cœur, enveloppé de couches solides de graisse, est en général moins volumineux ; le foie, augmenté dans toutes ses proportions, laisse suinter par la pression une graisse fluide, mêlée d’une bile claire ; la vésicule biliaire est dilatée par le fluide peu coloré qu’elle contient, la capacité de l’estomac est agrandie, sa tunique musculeuse très développée ; le pancréas, cerné de graisse, est volumineux, le mésentère surchargé de graisse, les reins petits et enfouis dans la graisse, la vessie petite et contractée. »
Affirmation décisive […] : le sucre, la fécule, les hommes, l’amidon peuvent directement engendrer la matière adipeuse. Affirmation « surprenante » aussi : elle heurte le sens commun tout en brisant la tradition. Elle déjoue les sensations immédiates, associe ce qui, en « surface », ne se ressemble pas, le sucre et le gras. Elle renverse les visions du passé, bouleversant de part en part l’univers de l’obésité :
« Lorsque le carbone s’accumule ainsi dans le corps et n’est point utilisé pour la formation de quelque organe, cet excès se dépose dans les cellules à l’état de graisse et d’huile. » (Liebig)
La nomenclature inédite de Lavoisier, carbone, hydrogène, oxygène… vieillit d’emblée les images traditionnelles : les représentations quasi poétiques surtout, celles de l’engraissement animal, par exemple, où se détaillaient les « pâtures », les « herbes tendres et succulentes », les « herbes fines et savoureuses », sont toutes subverties par des représentations plus concises où se déclinent les seuls « éléments » chimiques. Lieu de composition de corps simples, la graisse, en définitive, change d’objet.
La dénonciation du ventre, fût-il éloigné de l’extrême obésité, est aussi celle d’un monde : une société où nombre d’attentes promises par les constituants semblent oubliées, où ce contentement confinerait à la superficialité, où l’allure des notables « satisfaits » correspondrait encore au refus de tout changement dans un univers lui-même imparfait. L’existence, autrement dit, d’un « foyer de pathologie sociale ruinant la morale dominante ».