Code rouge à Belle-Île

— Quelqu’un a vérifié son identité ?
— Son identité ? s’étonne l’un des gendarmes.
— Bordel, avait-il des papiers sur lui ?
Le ton rogue surprend l’assistance, mais personne ne réagit. La bougonnerie et la mauvaise foi du major sont devenues célèbres sur l’île. La quatrième merveille de Belle-Île, après les aiguilles de Port-Coton, la grotte de l’Apothicairerie et la citadelle Vauban, pour ne citer que celles-là

. Les nuages s’amoncellent au large, un grain est à craindre dans les prochaines heures et dans un délai plus court s’il continue à mater la belle, au lieu de s’occuper de ce satané cadavre. S’il était seul, il donnerait un bon coup de pied à cet enquiquineur afin de le repousser discrètement à l’eau, histoire de voir les crabes finir leur boulot…

De vieux souvenirs remontent en lui. L’histoire de cadavres qui ne cessaient de s’accumuler sur les plages de Belle-Île-en-Mer, pour mieux disparaître. L’un d’eux s’était même envolé de la morgue. Il était là, sagement enfermé dans son tiroir métallique et pouf… quelques heures plus tard, il avait pris ses cliques et ses claques, pour aller vaquer à on ne sait quelle affaire

Georges observe la scène d’un air agacé. Ce n’est pas possible… pas possible… Nom de Dieu, ça recommence. Le gendarme ôte son képi, gratte le sommet de son crâne dégarni, tout en ressassant cette simple phrase… pas possible. Il va se réveiller dans son lit, sourire de sa méprise… c’est ça, il va se réveiller…

Un être de deux mètres, peut-être plus, enveloppé d’une longue cape noire, au visage ténébreux, masque obscur sous une cagoule ample, serrant dans ses phalanges squelettiques une large faux dont la lame, tournée vers l’extérieur, laisse peu de place à l’espoir. Germain se souvient des paroles de son ami… l’Ankou, ce fossoyeur d’antan. C’est impossible, la mort ne peut exister sous cette forme. Elle ne peut être là pour lui, pas à son âge…

— Non ! hurle-t-il, disparaissez…

Germain recule, bute contre son bureau, laisse tomber son verre dans un fracas sec et limpide. La bouche ouverte d’étonnement, d’inquiétude aussi, il contemple ce phénomène pour le moins singulier. Les ombres se regroupent, sculptent une silhouette dont la nature rappellerait le contour humain si elle n’était si grande. Doucement se dessine ce que Germain n’aurait jamais pensé voir, hormis dans un vieux film de série B.

Un bruit l’interpelle. Un raclement strident, métal contre pierre. Surpris, il se détourne du spectacle, cherche l’origine de cette sonorité désagréable. Il s’avance, stoppe son geste devant les volutes noirâtres qui investissent l’embrasure de la porte. Des filaments gazeux dont la forme prend peu à peu vie dans un enchevêtrement complexe

Il pose le doigt sur les lettres datées et signées. Demain, à la première heure, il postera ces missives qu’il pourrait qualifier de courriers de la dernière chance, s’ils n’allaient conduire à sa propre perte. Un verre à la main, il observe le lointain, les prémices du golfe du Morbihan baigné dans une lueur pourpre sous un soleil couchant de toute beauté. L’astre de lumière joue avec les nuages ventrus, tantôt caché, tantôt visible. La Bretagne, entre deux coups de colère, sait être généreuse envers ceux qui prennent le temps de l’apprécier.

— L’Ankou est une très vieille légende bretonne, moins connue que l’histoire véridique des druides ou, malheureusement, celle un peu moins crédible d’Astérix et Obélix, et pourtant, la légende de l’Ankou est tout aussi passionnante.

— L’Ankou, répète Germain, les yeux rivés sur l’épopée figée dans le bois.
Un squelette armé d’une faux gigantesque chevauche un char tiré par deux destriers tout droit sortis de l’enfer. Il domine une pléiade de pauvres hères, au visage défiguré par la peur.
— Le karrig an Ankou, précise l’homme avant de boire d’une traite l’alcool. Si un jour tu le croises, sois sûr que ta dernière heure est venue, mon ami.
Les mots glacent le sang de Germain. Est-ce une simple tirade pour se rendre intéressant ou un avertissement à prendre au sérieux ? Avec lui, impossible de savoir.

Quand on parle du loup…
Germain se lève et se dirige vers l’entrée de sa résidence, non sans une pointe d’amertume. Un doute l’envahit soudain… A-t-il bien fait de l’inviter ici, seul ? Il hausse les épaules, se trouvant stupide. Pour le coup, il va devenir parano…