Question de standing

"Elle ne s'était jamais rendu compte à quel point vivre pouvait coûter cher, surtout quand on s'appelle Caroline d'Adhémar de Gransac."

Ses oreilles sifflaient comme si elles avaient reçu un coup de fouet. Elle avait cru sentir sa poitrine exploser. Elle avait failli s'effondrer, pourtant elle était restée bien campée sur ses jambes fines et nerveuses qui tremblaient, secouées de spasmes. Mais à l'intérieur son coeur s'était brisé, pulvérisé. Trop meurtrie, elle n'avait pu recoller les morceaux.

"Caroline ne la fuit pas. Quand elle arrive à son niveau elle glisse une pièce de deux euros dans sa main. Son contact ne l'effraie plus, bien au contraire. Elle espère même être contaminée par sa force, son courage et cette rage de vivre qui lui fait tant défaut."

Elle savoure ce potin comme un bonbon que l’on prend plaisir à sucer des heures sous la langue. Les révélations de Minda ont titillé ses talents de chasseuse. Elle sait que pour ramener du bon gibier il faut parfois savoir faire preuve de patience. Guetter dans les fourrés, les pieds dans l’eau s’il le faut, sans bouger, pour ne pas effrayer l’animal. Il faut bien observer et c’est quand on est sûr de l’avoir dans le viseur que l’on tire. Ensuite on envoie les chiens.

Dans son esprit de bourgeoise du seizième, les pauvres, les voleurs et les losers sont forcément des pouilleux, reconnaissables à leur tenue négligée et à leur saleté. Les cols blancs, les éduqués, les bien élevés et les bien nés sont par définition irréprochables.

Caroline a toujours été une mère tactile. Elle a trop souffert enfant de la froideur de son père et de la distance pudique de sa mère. Cette femme effacée et soumise qui n’osait pas lui manifester son amour de peur d’agacer son mari. Elle se sentait fautive de ne pas lui avoir donné le fils tant espéré. Le mâle par définition dominant qui prendrait les rênes de cette prestigieuse lignée. De son côté Caroline n’a jamais cherché à tempérer ou civiliser l’amour qu’elle porte depuis leur premier cri à ses enfants. Au contraire, même, malgré sa mise toujours impeccable et tirée à quatre épingles, elle n’a jamais bridé cet amour inconditionnel, absolu, sauvage qu’elle leur porte depuis toujours. Une vraie louve, mais en Louboutin.

Grâce aux réseaux sociaux et en particulier Facebook, elles jouent les espionnes et se délectent de leurs trouvailles sur le net. Des photos ringardes à souhait sur un quotidien insipide qui les rassure sur leur propre sort. Ensemble elles décortiquent la vie étriquée de leurs anciennes camarades. Parmi leurs « chouchoutes » on retrouve Ségolène de Chastenet, un laideron au physique de fermière, qui rêvait de se faire dépuceler par le premier nobliau. Ou encore Véronique Leroy, cette adolescente grosse et ingrate qui trompait, comme beaucoup à la Légion, son ennui en bâfrant.

Caroline feint d’ignorer les regards admiratifs autour d’elle. Même au Costes, où les jolies filles sont légion, elle fait son effet. Elle espère en secret que Valoche est boursouflée par les hormones. Il n’y a pas de petites victoires.

"Elles se remémorent leurs années d'internat à la Légion d'Honneur et aiment par dessus tout basher leurs anciennes camarades de pensionnat."

Dans sa tête c'est très clair, il y a d'un côté l'amitié, de l'autre ses propres besoins. Il n'y a pas de place pour la mauvaise conscience, encore moins pour la culpabilité. Doucement mais sûrement, elle s'affranchit des convenances.