- Quand t'as pas quelque chose, le chercher en vain, c'est perdre son temps, c'est ce que je pense.
- Ça fait du bien de pas avoir certaines choses.
- Ah ouais. Pourquoi ça en particulier?
- Ben, ça te fait prendre conscience que t'es vivant. Que t'as touché quelque chose. Que quelque chose t'a touché.
Seul. Il n'avait jamais su ce qu'était la solitude. Même s'il y réfléchissait bien, il n'arrivait pas à donner une définition du mot. Il était en lui, indéfini et inutile comme l'algèbre – la terre, la lune et l'eau établissaient la seule équation qui donnait de la perspective à son monde et il le traversait à cheval revigoré et rassuré de sentir ces terres autour de lui comme le refrain d'un hymne ancien.
Il avait quitté l'école dès qu'il avait atteint l'âge légal. Il ne s'intéressait pas aux livres et là où il passait le plus clair de son temps libre, nul besoin de grandes idées... Il entendait les symphonies du vent sur les crêtes, et les cris stridents des faucons et des aigles étaient pour lui des arias ; le grognement des grizzlis et le hurlement perçant d'un loup contrastaient avec l'oeil impassible de la lune. Il était indien.
L'eau était un filet d'argent dans la lumière silencieuse.
Le garçon rejoignit la nature. C'était tout ce qu'il lui fallait. Le fusil le retenait là. C'est ainsi qu'il en vint à comprendre la valeur des êtres vivants, par sa faculté à les faire disparaitre. Prendre la vie était une chose solennelle. La vie était le coeur du mystère. Le fusil son moyen de l'évaluer.
Ils marchaient avec les raquettes pendant deux heures, faisaient un feu et buvaient du thé fort, et dans ce monde froid et stérile, le garçon en venait à voir Noël comme un moment où la nature et sa vacuité étaient parfaites. De temps à autre, le vieil homme lui racontait une histoire. Mais c'était l'émotion du silence au milieu duquel ils marchaient qu'il préférait. La nature endormie. L'atmosphère ouatée dans laquelle même les sons étaient absorbés et se matérialisaient dans l'immense blancheur inviolable de l'hiver. Dans sa tête, c'était sa Noël.
Il entendait les symphonies du vent sur les crêtes, et les cris stridents des faucons et des aigles étaient pour lui des arias ; le grognement des grizzlys et le hurlement perçant d'un loup contrastaient avec l'œil impassible de la lune. Il était indien. Le vieil homme lui avait dit que c'était sa nature et il l'avait toujours cru. Sa vie c'était d'être seul à cheval, de tailler des cabanes dans des épicéas, de faire des feux dans la nuit , de respirer l'air des montagnes, suave et pur comme l'eau de source et d'emprunter des pistes trop obscures pour y voir, qu'il avait appris à remonter jusqu'à des lieux que seuls les couguars, les marmottes et les aigles connaissaient.
Le vieil homme lui apprit qu'une chasse était une technique. Elle s'organisait selon un ordre et un tempo que le terrain et l'animal déterminaient. Un homme, ou un garçon, pouvait s'adapter à ce rythme et le suivre. Quand il le faisait, le temps ne comptait pas. Ce qui comptait, c'était la manière de procéder. Il apprit à prier avant de partir et il apprit à prier au retour avec le gibier. Dans ces circonstances, une chasse devenait une cérémonie. C'était ce que disait le vieil homme.
- Faut que tu arrives à t'assurer que les choses sont faites comme y faut, Frank, disait-il. Moi, je crois pas que j'ai jamais été à l'aise avec le mot "Dieu" mais je crois pas que ça veut dire quelque chose tout ça. Faut que l'homme y sache ça d'une façon ou d'une autre. Donc, j'me dis, qu'est-ce que j'en ai à faire ? Même si j'ai tort, y a pire dans la vie que de prendre le temps de remercier le mystère pour le mystère.
Cette nuit là, tandis qu'il était allongé dans le grenier, il aperçut le liseré de la lune entre les lattes de la grange. Elle était suspendue dans l'indigo et projetait un rayon de lumière bleuâtre en travers du lit. Il y avait l'odeur du bétail. L'odeur riche et franche de l'avoine, de la paille et le foin séchant après la coupe. Le trottinement des souris dans les coins. Il y eut un bruit sur l'échelle. Il releva la tête de l'oreiller rudimentaire et la vit grimper les derniers échelons et arriver dans le grenier. Elle portait une chemise de nuit blanche. Elle marcha en silence jusqu'à lui, si bien qu'on aurait dit qu'elle planait, il retint son souffle.
Elle arriva au bord du lit de camp et il ferma les yeux. Il sentait qu'elle le regardait. Il ouvrit les yeux d'un coup, s'assit sur le bord du fin matelas et trouva sa main qu'elle prit entre les siennes. Ni l'un ni l'autre ne parla. Elle tint sa main, puis ouvrit les siennes et la garda au creux d'une paume en caressant le dos du bout des doigts. Il ne parvenait pas à respirer à fond, il se sentait lourd, incapable de bouger. Elle porta sa main libre à sa bouche à elle, puis elle puis elle la posa contre sa joue à lui. Il ferma à nouveau les yeux, tentant d'en faire entrer en lui la sensation satinée et il la sentit bouger. Lorsqu'il ouvrit les yeux, elle était allongée tout près de lui, son souffle caressait son visage. Il avança une main dans sa direction, mais elle la repoussa et garda sa position. Son souffle était sec: un soupçon de cannelle sur un arrière-fond de vin. Il était allongé les bras sur les côtés, pénétrant du regard le chatoiement de ses yeux. Ils ne parlèrent pas. A la place, elle continua de garder une main sur son visage à lui. Il posa ses mains sur ses hanches et elle le laissa faire. Il cherchait ses mots mais il n'en avait pas en lui. La masse de ses cheveux les encadrait comme un rideau. Son odeur féminine, toute de musc, de savon et de fumée. Le bruit des bêtes s'agitant dans leurs salles et quelque part au loin, le glapissement d'un coyote pourchassant des campagnols dans l'herbe des champs. Elle se leva doucement, ses mains tombant de son corps, comme une peau qui mue, elle resta debout à le regarder et quand il tenta de parler, elle se baissa et posa un doigt sur ses lèvres pour le faire taire. Il lui saisit le poignet. Ils s'observèrent et quand il l'attira à lui, elle ne résista pas, et laissa son corps s'installer contre le sien, il l'embrassa et elle l'embrassa, il avait posé ses mains sur ses épaules, elle tenait sa taille entre les siennes. Ni l'un ni l'autre ne bougeait. Quand elle se releva, il sentit dans ses paumes le vide de l'espace qui les séparait.
- Ne brise pas le cercle, murmura t-elle. Elle retourne à l'échelle, descendit les échelons et le laissa suspendu dans le ciel qu'elle avait créé dans sa tête.
Pour le garçon, le vrai monde c’était un espace de liberté calme et ouvert, avant qu’il apprenne à l’appeler prévisible et reconnaissable. Pour lui, c’était oublier écoles, règles, distractions et être capable de se concentrer, d’apprendre et de voir. Dire qu’il l’aimait, c’était alors un mot qui le dépassait, mais il finit par en éprouver la sensation. C’était ouvrir les yeux sur un petit matin brumeux d’été pour voir le soleil comme une tâche orange pâle au-dessus de la dentelure des arbres et avoir le goût d’une pluie imminente dans la bouche, sentir l’odeur du Camp Coffee, des cordes, de la poudre et des chevaux. C’était sentir la terre sous son dos quand il dormait et cette chaleureuse promesse humide qui s’élevait de tout. C’était sentir tes poils se hérisser lentement à l’arrière de ton cou quand un ours se trouvait à quelques mètres dans les bois et avoir un noeud dans la gorge quand un aigle fusait soudain d’un arbre. C’était aussi la sensation de l’eau qui jaillit d’une source de montagne. Aspergée sur ton visage comme un éclair glacé.