Les anciens du conseil n’étaient pas dupes. La quiétude du pays rouge ne durerait pas. Oontoo allait subir la pire des invasions de sauterelles. Déjà, chaque semaine apportait son lot d’arrivants. Matelas et possessions tassés à l’arrière de pick-up ou sur le toit de minivans dans lesquels se serraient des familles aux yeux fatigués.
Pourtant, il n’y avait rien pour eux, ici. Rien à quoi des Blancs puissent accrocher les restes de leurs espoirs. Eux qui déployaient encore tant d’efforts pour rejeter à la mer les migrants climatiques d’Indonésie, devenaient à leur tour les envahisseurs démunis d’une contrée que leurs ancêtres s’étaient donné tant de mal à vider de ses peuples premiers.
Jimmy n’avait pas de colère. Il vivait à des années-lumière de cette agitation. Le ballet des bombardiers d’eau et des camions-citernes lui était aussi étranger que le classement du Top 50.
Ses voyages étaient oniriques, dans les peintures du fond des grottes et le profil des dunes, tout ce qui justifiait sa présence dans le grand Rêve.
Cependant, prétendre que le jeune homme ne connaissait rien de la côte Est relevait du contresens. Lorsque son âge était venu, la communauté l’avait envoyé étudier chez les Blancs. L’expérience, aussi inattendue que fondatrice, se mariait dorénavant à ses origines. Loin de s’y sentir un immigré, son esprit s’était adapté aux contours flous des « civilisés ». Jimmy s’en était accommodé, travaillant chaque heure, jour et nuit. Il avait même fait beaucoup plus que simplement travailler : il avait excellé.
Le C-45F se présenta à l’extrémité de la piste en latérite alors que les feux du jour n’étaient plus qu’un souvenir. En moins d’une heure, la température avait chuté de dix degrés et les tourbillons de poussière s’épuisaient dans le crépuscule. Le bimoteur se dandina un instant d’une aile sur l’autre, semblant hésiter, puis le pilote remit un filet de gaz et la machine descendit au contact du sol, emplissant le désert d’un grognement.
Enfin !
Jimmy Stonefire sortit du hangar en courant. Après des mois d’attente, son rêve tombait littéralement du ciel. Le souffle court, il regarda le vieil appareil argenté rebondir sur la piste de poussière, un sourire effaçant les doutes des derniers jours.
Les femmes étaient arrivées les premières, en début d’après-midi, après avoir préparé le corps à la façon de ceux de la terre rouge. Ainsi, elle avait été totalement peinte des motifs rituels blancs, gris et ocre, dont chaque application revêtait une signification précise dans la cosmogonie du clan. Suivis à distance par le dingo, Joseph et lui avaient transporté sa dépouille 12 km sur un travois, jusqu’aux gorges, où des ancêtres reposaient, un lieu qui ne devait pas être nommé. A cet endroit, des millions d’années auparavant, de grands fleuves avaient sculpté la terre de rides profondes. Des canyons dont le fond disparaissait sous des amoncellements de rocs auxquels le soleil rasant conférait la majesté du sacré.