Alif l'invisible

-Bien, grogna Abdullah. Il va te falloir un garde du corps pour le restant de tes jours. Si tu arrives jusque-là.

Alif, l'air absent tapotait le boitier en plastique blanc de son netbook.
- Pendant les quatre ans où j'ai fait tout ça pour de l'argent, j'ai eu moins de quarante-huit heures de temps mort. Tu savais ça ? Et là, je suis un fantôme dans la machine. D'ici à la semaine prochaine, tous les hacks, les geeks et les hats que j'appelle mes amis auront oublié qui je suis. C'est ça, la nature de ce business. C'est ça Internet.
- Tu as encore de vrais amis, dit Dina.
Les deux hommes eurent la même réaction moqueuse.
- Les amis d'Internet sont de vrais amis, dit Abdullah. Maintenant que tes pieux frères et sœurs ont pris le pouvoir sur la moitié de la planète, Internet est le seul endroit où tu puisses encore avoir une conversation qui en vaille la peine.
- Même s'ils oublient tout de toi en deux semaines ?
- Même.

- Vous avez une relation tellement bizarre à votre environnement, poursuivit l'homme, songeur. Tellement paranoïaque. On dirait que vous avez résolu de vivre dans des espaces de plus en plus petits, entourés de toujours plus de gadgets, avec l'impression erronée que vous y gagnerez plus de contrôle sur vos vies. Il y a quelque chose d'impie.
- Il n'y a rien de mal à ça, marmonna Alif.
- Non, sauf que les gadgets ne sont pas magiques, fit l'homme, et vous êtes nombreux à croire qu'ils devraient l'être.

- Qu'est-ce que tu veux ? demanda Alif.
Elle se tourna et inclina la tête, les sourcils froncés à travers l'étroite fente de son voile.
- Te rendre ton livre, dit-elle. Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Rien. Il eut un geste d'irritation. Donne-le moi alors.
Dina plongea la main dans son vêtement et en retira un exemplaire fatigué de "La boussole d'or".
- Tu ne me demandes pas ce que j'en ai pensé ? réclama-t-elle.
- Je m'en fiche. L'anglais était sûrement trop dur pour toi.
- Pas du tout. J'ai compris chaque mot. Ce livre - elle l'agita en l'air - est plein d'images païennes. C'est dangereux.
- Ne sois pas ignare. Ce sont des métaphores. Je t'ai dit que tu ne comprendrais pas.
- C'est dangereux les métaphores. Donner à une chose un faux nom, ça la change, et la métaphore, ce n'est qu'une façon compliquée de donner un faux nom à quelque chose.

– C'est que j'ai l'impression que toute cette histoire est en train d'échapper à tout contrôle.
– Nous vivons dans une cité dirigée par un émir qui appartient à l'une des familles les plus consanguines sur terre, et où une poignée de censeurs peut jeter quelqu'un en prison pour avoir écrit sur Internet et parce qu'il est amoureux de la mauvaise personne.
Elle tendit la main pour qu'il l'aide à se relever.
– Il y a longtemps que les choses ont échappé à tout contrôle.

Les censeurs ne se soucient pas des œuvres fantastiques, en particulier des vieux livres. Ils ne peuvent pas les comprendre. Ils pensent que ce sont des trucs de gamins. S'ils savaient de quoi parle vraiment Le Monde de Narnia, ils en crèveraient.

« – Ce qui m'échappe, reprit-elle sur un ton conciliant, c'est comment les non-occidentaux arrivent à faire si facilement ces aller-retours entre les civilisations. Je crois que les occidentaux n'ont jamais vraiment pigé ça. Ce n'est pas dans notre ADN culturel de savoir s'adapter. Regardez tous ces écrivains non occidentaux qui ont écrit de la littérature occidentale. Kasuo Ishiguro. On n'imaginerait jamais que Vestige du jour ou Auprès de moi toujours ont été écrits par un japonais. Mais je ne vois pas d'équivalent dans l'autre sens (…). »

« – Le pétrole. Le cheikh secoua la tête. L'immense richesse maudite du sol dont le prophète avait prédit qu'elle nous détruirait. Et la notion d'Etat – quelle idée terrible que celle-là, non ?
Cette partie du monde n'a jamais été faite pour fonctionner de la sorte. Trop de langues, trop de tribus, elles-mêmes trop motivées par des idées que ces cartographes en talons hauts de Paris ne pouvaient comprendre. Ne comprennent pas. Et ne comprendront jamais. »

- Pendant les quatre ans où j'ai fait tout ça pour de l'argent, j'ai eu moins de quarante-huit heures de temps mort. Tu savais ça ? Et là, je suis un fantôme dans la machine. D'ici à la semaine prochaine, tous les hacks, les geeks et les hats que j'appelle mes amis auront oublié qui je suis. C'est ça la nature de ce business. C'est ça internet.

- « On vend des livres ou des ordinateurs ici ? demanda-t-il. Qui vient dans cette boutique ?
Sakina rit sans méchanceté.
- Qu’est-ce que c’est que cette question ? répondit-elle. Ce n’est ni une librairie, ni une boutique d’informatique, Alif. Je fais commerce de l’information quelle qu’en soit la forme. Les gens viennent ici quand ils veulent acheter ou échanger des connaissances.
- Oh.
Alif regretta d’avoir parlé. Il fixa pensivement un processeur quad-core posé sur une étagère à hauteur de ses yeux. Sakina regarda Vikram.
- Les ordinateurs et les livres, dit-elle. Cela signifie qu’il ne voit pas le reste ?
- Sans doute que non, répondit Vikram en donnant au jeune homme une tape affectueuse sur la nuque. Après tout, il reste fait de boue.
Alif jura et se dégagea vivement de Vikram en se frottant la nuque.
- Arrêtez de parler de moi comme si je n’étais pas là, lâcha-t-il d’un ton rageur.
Sakina lui fit un petit sourire.
- Pardonne-nous. C’est juste que tu n’es pas tout à fait là, vois-tu. Ou pour le dire autrement, nous ne sommes pas complètement visibles les uns aux autres. C’est comme si toi et moi nous nous parlions au téléphone, tandis qu’avec Vikram, nous parlons face à face. Du coup, la tendance à oublier que tu es là est inévitable.