- C'est parce que personne n'en valait la peine, je déclare avant de jeter un dernier coup d'œil par la fenêtre. Jusqu'à maintenant.
Tout va très vite, après ça. Autant qu'une étoile filante ou une fusée de détresse; les sentiments enfouis, les non-dits, les peurs refoulées jaillissent brutalement par les portes de mon coffre-fort intérieur pourtant piégé la dynamite, sous l'impulsion de l'alcool, de la fatigue et de mes blessures psychiques.
_Oui. Je t'aime bien tu sais.
De dos, il m’adresse un doigt d’honneur. J’éclate de rire, et lève le point pour fêter mon triomphe. C’est la première fois que je le vois troublé. Je n’avais eu droit qu’à des sarcasmes et des regardes de glace, jusqu’à présent. Mais on dirait que ce coup-ci je l’ai percé à jour. Moi, Isis Blake, j’ai réussi à pulvériser la carapace en béton armé de Jack Hunter.
- Merci pour ton aide avec Avery. Et pour m'avoir prêté ta chemise. Et pour... être sorti avec Kayla. Ca l'a vraiment rendue heureuse.
Ca t'a rendu heureuse toi.
Il n'y a eu qu'une exception, à la fête. Peut-être sous l'effet de l'alcool, ou de la nuit. Ou alors, elle a simplement senti que c'était le moment. Mais c'est la seule et unique fois où elle a laissé entrevoir qui elle était vraiment derrière son personnage de nouvelle désinvolte avec un gros penchant pour les farces débiles. En fait Isis a un coeur tendre et na¨f par rapport à la cruauté de ce monde. Vu l'épaisseur de son bouclier, je pensais trouver du vide de l'autre côté, un coeur froid. Mais lorsqu'elle m'a remercié pour l'avoir embrassé, quand elle a confessé qu'elle avait renoncé à être embrassée un jour, je n'ai pas pu lever les yeux. Mon regard risquait de peser un peu trop fort sur ce moment fragile où elle n'attendait rien, totalement différente de la fille en apparence si sûre d'elle qui arpente les couloirs en déversant ses sarcasmes. Une fille qui s'estime si peu qu'elle est convaincue de ne pas mériter d'être embrassée.
Will Cavanaugh l'a détruite.
Elle était sans doute naïve et confiante, avant de le rencontrer. Mais il a débarqué, il lui a arraché ses pétales l'un après l'autre, et l'a contrainte à s'entourer d'épines pour survivre.
Sauf qu'il en raté un. Et depuis, Isis le protège comme une lionne.
J'ai entrevu ce trésor qu'elle fait mine d'ignorer, durant quelques secondes. Et aujourd'hui, je l'ai menacé.
Je pousse un petit cri et esquisse un geste de défense.
- S'il te plait, fais en sorte que mon cadavre soit identifiable !
Ouais, eh ben, je ne vais plus jamais aimer personne, donc tout va bien...
- Tu es sûre de ça?
- Sûre de quoi ? fais-je surprise par sa question.
- Que tu ne tomberas plus jamais amoureuse ? Tu l'as dit avec une telle conviction. Comme si c'était gravé dans du marbre.
- Parce que c'est le cas ! je dis en souriant.
- Donc tu ne tomberas plus jamais amoureuse malgré les milliards de possibilités qui s'offriront à toi ?
- Exactement ! Ca fait trois ans, quatorze semaines et zéro jour que ça ne m'est pas arrivé. Et ça n'est pas près de se reproduire. Parce que j'ai retenu la leçon, crois-moi.
Je me réveille. Tout est blanc - les murs, les lits, la lumière. Je suis morte. Ou à Narnia. Oui, ça pourrait être ça. Suis-je morte et à Narnia? Parce que ce serait top. Mais il y a un bracelet à mon poignet et le bip du moniteur cardiaque, mes espoirs s'envolent aussitôt. Pas Narna. L'antre du diable, aka l'hôpital.
Je tente de me soulever, mais des élancements quasi électriques à me fendre le crâne en deux m'obligent aussitôt à me rallonger.
- Couilles de singe poilues ! je crache. Merde de chien ! Crêpes fourrées au vomi!
C'est la crainte de ce qui se tapit dans l'ombre qui nous terrifie, pas l'ombre elle-même.
Je referme la lettre en grimaçant. J’ai l’impression d’avoir commis un sacrilège en la lisant. Et je dois absolument redescendre et dégager de là. Le seul fait de tenir cette chose me colle une douleur au ventre.
Je sors mon téléphone. Si je prenais une photo, Avery pourrait parcourir la lettre sans que j’aie besoin de la voler. C’est la solution parfaite. Il faudrait juste la poser sur quelque chose de plat…
Je pivote sur moi-même, et percute un torse dur comme le marbre.
Des yeux bleu glacier m’envoient des éclairs, et le visage auquel ils appartiennent paraît sombre et en colère.
Je pousse un petit cri et esquisse un geste de défense.
— S’il te plaît, fais en sorte que mon cadavre soit identifiable !