J'ai parfois l'impression de lui rappeler sans cesse : "Tu ne t'en souviens pas ?" Je sais que, quelque part, dans sa tête, surnagent les souvenirs de notre vie commune. Je refuse de croire qu'ils ont disparu. Ils ont juste besoin d'être ramenés à la surface. Et s'il faut aller les chercher au forceps, qu'il en soit ainsi. p.50
J'ai oublié qu'il est inutile de lui demander son avis, car s'il est d'humeur contrariante, il va se chamailler avec moi en contestant la nature mouillée de l'eau. Je dois me rappeler le conseil des médecins : ne rien lui demander, mais l'informer. p.42
Et voilà, le John d'avant est reparti. C'est ainsi que ça se passe. Je le retrouve parfois quelques minutes le matin, instants merveilleux pendant lesquels il redevient lui-même. Et tout à coup, c'est comme si notre conversation n'avait jamais existé. Je devrais être habituée, mais je n'y arrive pas. p.37
A présent, nous disposons de tout notre temps. Sauf que je tombe en morceaux et que John ne se souvient à peine de son nom. Ça ne fait rien. Moi, je m'en souviens. A nous deux, nous formons une personne complète. p.18
Les problèmes de mémoire sont apparus il y a environ quatre ans, même s'il existait des signes avant-coureurs. Ça a été progressif... Ce sont d'abord les coins du tableau noir de son esprit qui se sont peu à peu effacés, puis les bords, et les bords des bords, créant un cercle qui est allé en s'amenuisant pour finir par disparaître en lui-même. Ne restent plus que les bribes de souvenirs épars, des endroits où la gomme n'a pas terminé son ouvrage, des réminiscences qu'il ressasse. De temps en temps, il recouvre assez de conscience pour s'apercevoir qu'il a oublié l'essentiel de notre vie commune, mais ces instants sont depuis peu de plus en plus rares. Le voir en colère devant sa mémoire évanouie m'enchante, car ça signifie qu'il reste encore du bon côté, avec moi. En règle générale, il n'y est pas. Mais ça ne fait rien. La gardienne des souvenirs, c'est moi. p.12
J'ajoute que les médecins voulaient m'avoir sous la main uniquement pour pouvoir poursuivre leurs expériences, me sonder avec leurs instruments glacés, scruter les ténèbres de mes entrailles. Ils l'ont assez fait comme ça. Et même si nos enfants ne veulent que notre bien, ça ne les regarde pas. Prendre en charge quelqu'un ne veut pas dire régenter sa vie. p.10
Le cliché suivant montre justement cela, un bouquet de feuilles sur la table, et je me rends compte que tout le problème des photographies est là : est-ce qu'on se souvient de l'instant en soi ou du moment où la photo a été prise ? À moins que l'image ne soit l'unique raison pour laquelle on se souvient de l'instant ? ( Non, je refuse de le croire.)
Bizarre ce qu'un malheureux rayon de soleil peut laisser imaginer.
Je lui montre les poteaux téléphoniques, brisés ou de traviole, qui longent la route depuis un moment. Ce rang de soldats ivres a viré à droite pour se perdre dans le lointain.
A présent nous disposons de tout notre temps, sauf que je tombe en morceaux et que John se souvient à peine de son nom. Ca ne fait rien. Moi, je m'en souviens. A nous deux, nous formons une personne complète.