Mon ennui s'épanouissait jour après jour comme le postérieur d'une boulimique.
Après cette fausse joie, je m'étais mis à guetter malgré moi, avec morbidité, les grands départs, les jours fériés, les "ponts", sachant que les routes seraient surchargées et les accidents plus fréquents.
De toutes ces personnes qui allaient perdre la vie sur la route des vacances, n'y en avait-il pas une dont le cœur, les tissus, le groupe sanguin étaient compatibles avec les miens ?
Avais-je le droit d'attendre la mort d'un autre pour pouvoir survivre , Avais-je le droit d'espérer ?
J'aime ce que nous avons été, mais plus ce que nous sommes devenus.
"Oscar Wilde disait qu'il fallait savoir résister à tout, sauf à la tentation."
La souris de mon ordinateur en main, tel un roi muni d'un sceptre sacré, je devenais tout puissant. Je créais. J'effaçais d'un cliquetis chagrin d'amour, souffrance, myélite, solitude. Je bâtissais des chapitres entiers avec la concentration d'un maçon qui élève un à un les murs d'une maison. Mon roman prenait forme, il grandissait, grossissait, se nourrissait de moi, de ma substance, de ma moelle épinière avariée, de mes doutes, de mes craintes, de mes certitudes, de mes plaisirs, de mes peines. Mais, en retour, il entrouvrait des portes insoupçonnées de mon esprit, en me faisait prendre la poudre d’escampette; il m'oxygénait, il me droguait, il me protégeait. Je façonnais avec ce livre sans titre le bouclier imaginaire et invincible qui tenait l’ennemi à distance.
"Comment ne pas résister à l'appel de l'écriture ? Ce qui m'était arrivé était unique, et je revendiquais le droit de coucher mon récit sur le papier, de faire renaître les évènements qui avaient bouleversé mon existence. Ce n'était ni de la prétention, ni de la folie. C'était une nécessité."
Je lorgnai ses jambes avec la lubricité du loup de Tex Avery.
Comment dompter ce coeur ? Comment lui parler ? Comme à un chien désobéissant : "Hé là, Médor, au pied ! Pas bouger !" Comme à un enfant turbulent qu'on menace d'une fessée ?
La mort m'envahissait petit à petit comme la marée montante.
En réalité, je m'appelle Brice, un prénom que j'ai toujours trouvé précieux et efféminé. Les consonances viriles et abruptes de "Bruce" me séduisirent à l'âge de dix ans, dès ma première lecture d'une bande dessinée célèbre, "Batman", dont le héros, Bruce Wayne, se métamorphosait d'un paisible héritier en une chauve-souris justicière. Ce fut l'affaire d'un changement de syllabe. Trente ans plus tard, il n'y avait plus que mes grandes sœurs pour persister à me donner du "Brice".
La consécration mondiale d'une star hollywoodienne, Bruce Willis, dit en sorte que ce prénom soit enfin prononcé correctement : "brousse", et non "brusse". En revanche, l'allure massive de Willis, ses biceps, sa haute stature et son sourire charmeur m'apprirent à mes dépens que je m'étais désormais encombré du prénom d'un séducteur. Ce qui n'était pas mon cas. Et en prenant de l'âge, cela ne s'arrangeait guère.