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Citations de Erckmann-Chatrian (189)


Je me dis aussitôt que Spitz, connu par son humeur caustique, s’était transformé en pie pour jouir de ma confusion ; rien de plus naturel, il avait profité du moment où je tournais la tête. Du reste, son habit noir, sa cravate blanche, son nez pointu, ses petites mains nerveuses, lui donnaient les plus grandes facilités à cet égard. « Oh ! oh ! camarade, lui dis-je, si tu veux jouir de mon embarras, tu te trompes. Ce n’est pas moi qui m’étonne de ces choses-là. Il y a bel âge que j’ai entendu raconter de semblables histoires ! – Ce n’est pas pour cela que j’ai pris cette forme, dit-il, c’est parce qu’elle m’est plus commode. Ces chaises mal rempaillées ne me conviennent pas. Je suis bien mieux sur ce petit bâton ; il semble avoir été fait tout exprès pour moi. » Je compris que ses raisons pouvaient être bonnes. Cependant, sa nouvelle physionomie me parut bizarre, et je le considérai avec une curiosité singulière. « Conrad, repris-je en dissimulant mes véritables pensées, je m’étonne que Holbein, sa femme et sa grande fille borgne, abandonnent ainsi leur maison au milieu de la nuit, car enfin, si nous n’étions pas d’honnêtes gens, nous pourrions fort bien enlever ces écheveaux de chanvre et cette pièce de toile : il y a tant de coquins dans ce monde !
– Oh ! fit-il, je suis ici pour garder la maison. »
Ce fut pour moi un trait de lumière. J’avais souvent remarqué sur le seuil de la vieille cassine une pie chauve. J’avais observé cet animal avec une vague défiance, ainsi que la mère Holbein, aux mains sillonnées de grosses veines bleuâtres, aux cheveux plus blancs que le lin. « Hé ! hé ! me disait la vieille en branlant la tête... vous regardez mon oiseau. Vous voudriez bien l’avoir, mais il est de la famille ! »
(Entre deux vins)
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Moi, je me réjouissais de ne rien avoir attrapé dans cette affaire. Le bataillon resta là jusqu’au lendemain. On nous logea chez les bourgeois, qui avaient peur de nous et qui nous donnaient tout ce que nous demandions. Le 27e rentra le soir ; il fut logé dans le vieux château. Nous étions bien fatigués. Après avoir fumé deux ou trois pipes ensemble, en causant de notre gloire, Zébédé, Klipfel et moi, nous allâmes nous coucher dans la boutique d’un menuisier, sur un tas de copeaux, et nous restâmes là jusqu’à minuit, moment où l’on battit le rappel. Il fallut bien alors se lever. Le menuisier nous donna de l’eau-devie, et nous sortîmes. Il tombait de l’eau en masse. Cette nuit même le bataillon alla bivaquer devant le village de Clépen, à deux heures de Weissenfels. Nous n’étions pas trop contents à cause de la pluie. Plusieurs autres détachements vinrent nous rejoindre. L’Empereur était arrivé à Weissenfels, et tout le 3e corps devait nous suivre. On ne fit que parler de cela toute la journée ; plusieurs s’en réjouissaient. Mais, le lendemain, vers cinq heures du matin, le bataillon repartit en avant-garde. En face de nous coulait une rivière appelée le Rippach. Au lieu de se détourner pour gagner un pont, on la traversa sur place. Nous avions de l’eau jusqu’au ventre, et je pensais, en tirant mes souliers de la vase : « Si l’on t’avait raconté ça dans le temps, quand tu craignais d’attraper des rhumes de cerveau chez M. Goulden, et que tu changeais de bas deux fois par semaine, tu n’aurais pu le croire ! Il vous arrive pourtant des choses terribles dans la vie ! » Comme nous descendions la rivière de l’autre côté, dans les joncs, nous découvrîmes, sur des hauteurs à gauche, une bande de Cosaques qui nous observaient.
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Gretchen riait avec tout le monde, excepté avec M. Théodore ; à peine le voyait-elle entrer, qu’elle devenait grave ; mais en même temps ses grands yeux bleus prenaient une telle expression de tendresse, que le cœur du pauvre garçon fondait d’amour… Il en perdait la respiration et balbutiait des paroles inintelligibles. Théodore rêvait à ces choses ; il revoyait aussi le vieux Reebstock, le père de Gretchen, coiffé de sa grande perruque grise, le regard candide, plein d’une fine bonhomie… et la taverne fumeuse aux poutres basses… l’horloge à cadran de faïence… la lampe suspendue au plafond, dorant tous ces bruns visages de buveurs, de vignerons, le chapeau enfoncé sur les yeux, et le petit gobelet d’étain dans leurs larges mains roides et crevassées. « La vie est sur la terre, se disait-il : cette vie fraîche, cette vie d’amour, de sentiment, de bien-être… Le vin, les beaux fruits, les parfums… et Gretchen… tout cela, c’est la vie terrestre ! » Il frissonnait en songeant à la jeune fille ; il se la représentait si bien, qu’il aurait pu compter chaque fil de sa robe, chaque grain de son collier, chaque inflexion de son sourire à fossettes roses. Aucune nuance ne lui échappait : il regardait les étoiles, et voyait Gretchen… Il écoutait la brise, et entendait la voix de Gretchen… Il rêvait au monde, et Gretchen était là… toujours là… écoutant sa pensée, y répondant… Ô amour !… amour !… qu’es-tu ?… d’où viens-tu ?
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– Puisque tu veux connaître le blocus de Phalsbourg en 1814, me dit le père Moïse, de la rue des Juifs, je vais tout te raconter en détail.
Je demeurais alors dans la petite maison qui fait le coin à droite de la halle ; j’avais mon commerce de fer à la livre, en bas sous la voûte, et je restais au-dessus avec ma femme Sorlé et mon petit Sâfel, l’enfant de ma vieillesse.
Mes deux autres garçons, Itzig et Frômel, étaient déjà partis pour l’Amérique, et ma fille Zeffen était mariée avec Baruch, le marchand de cuir, à Saverne.
Outre mon commerce de fer, je trafiquais aussi de vieux souliers, du vieux linge, et de tous ces vieux habits que les conscrits vendent en arrivant à leur dépôt, lorsqu’ils reçoivent des effets militaires. Les marchands ambulants me rachetaient les vieilles chemises pour en faire du papier, et le reste, je le vendais aux paysans.
Ce commerce allait très bien, parce que des milliers de conscrits passaient à Phalsbourg de semaine en semaine, et de mois en mois. On les toisait tout de suite à la mairie, on les habillait, et puis on les faisait filer sur Mayence, sur Strasbourg ou bien ailleurs.
Cela dura longtemps ; mais, vers la fin, on était las de la guerre, surtout après la campagne de Russie et le grand recrutement de 1813.
Tu penses bien, Fritz, que je n’avais pas attendu si longtemps pour mettre mes deux garçons hors de la griffe des recruteurs. C’étaient deux enfants qui ne manquaient pas de bon sens ; à douze ans, leurs idées étaient déjà très claires, et, plutôt que d’aller se battre pour le roi de Prusse, ils se seraient sauvés jusqu’au bout du monde.
Le soir, quand nous étions réunis à souper autour de la lampe à sept becs, leur mère disait quelquefois en se couvrant la figure :
– Mes pauvres enfants !… mes pauvres enfants !… Quand je pense que l’âge approche où vous irez au milieu des coups de fusil et des coups de baïonnette, parmi les éclairs et les tonnerres !… Ah ! mon Dieu !… quel malheur !…
Et je voyais qu’ils devenaient tout pâles. Je riais en moi-même… Je pensais :
« Vous n’êtes pas des imbéciles… Vous tenez à votre vie… C’est bien !… »
Si j’avais eu des enfants capables de se faire soldats, j’en serais mort de chagrin ; je me serais dit :
« Ceux-ci ne sont pas de ma race !… »
Mais ces enfants grandissaient en force, en beauté. À quinze ans, Itzig faisait déjà de bonnes affaires ;il achetait du bétail pour son compte dans les villages, et le revendait au boucher Borich, de Mittelbronn, avec bénéfice ; et Frômel ne restait pas en arrière, c’est lui qui savait le mieux revendre la vieille marchandise que nous avions entassée dans trois baraques, sous la halle.

J’aurais bien voulu conserver ces garçons près de moi. C’était mon bonheur de les voir avec mon petit Sâfel, – la tête crépue et les yeux vifs comme un véritable écureuil, – oui, c’était ma joie ! Souvent je les serrais dans mes bras sans rien dire, et même ils s’en étonnaient, je leur faisais peur ;mais des idées terribles me passaient par l’esprit, après 1812. Je savais qu’en revenant à Paris, l’Empereur demandait chaque fois quatre cent millions et deux ou trois cent mille hommes, et je médisais :
« Cette fois, il faudra que tout marche…jusqu’aux enfants de dix-sept et dix-huit ans ! »
Comme les nouvelles devenaient toujours plus mauvaises, un soir je leur dis :
– Écoutez !… vous savez tous les deux le commerce et ce que vous ne savez pas encore, vous l’apprendrez. Maintenant, si vous voulez attendre quelques mois, vous tirerez à la conscription, et vous perdrez comme tous les autres ; on vous mènera sur la place ; on vous montrera la manière de charger un fusil, et puis vous partirez, et je n’aurai plus de vos nouvelles !
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Nous rêvions en écoutant les moindres bruits, lorsqu’enfin le rappel se mit à battre. Alors M. Goulden me regarda gravement, et nous nous levâmes. Il prit le sac et me le boucla sur les épaules en silence.
– Joseph, me dit-il, va voir le commandant de l’arsenal, à Metz, mais ne compte sur rien. Le danger est tellement grave, que la France a besoin de tous ses enfants pour la défendre. Et cette fois il ne s’agit plus de prendre le bien des autres, mais de sauver notre propre pays. Souviens-toi que c’est toi-même, ta femme, tout ce que tu possèdes de plus cher au monde, qui se trouve en jeu. Je voudrais avoir vingt ans de moins pour t’accompagner et te montrer l’exemple.
Nous descendîmes ensuite sans faire de bruit ; nous nous embrassâmes et je gagnai la caserne, Zébédé lui-même me conduisit à la chambrée, où je mis mon uniforme. Tout ce qui me revient encore, après tant d’années c’est que le père de Zébédé, qui se trouvait là, fit un paquet de mes habits, en disant qu’il irait chez nous après notre départ ; et qu’ensuite le bataillon défila par la ruelle de Lanche, sous la porte de France.
Quelques enfants nous suivaient. Les soldats du corps de garde, à l’avancée, portèrent les armes. Nous étions en route pour Waterloo.
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– Oui, j’ai déjà regardé ; ils se préparent. »
Puis, riant tout bas :
« Tu ne sais pas Jean-Claude, tout à l’heure, comme je regardais du côté de Grandfontaine, j’ai vu quelque chose de drôle.
– Quoi, mon vieux !
– J’ai vu quatre Allemands empoigner le gros Dubreuil, l’ami des alliés ; ils l’ont couché sur le banc de pierre, à sa porte, et un grand maigre lui a donné je ne sais combien de coups de trique sur les reins. Hé ! hé ! hé ! devait-il crier, le vieux gueux ! Je parie qu’il aura refusé quelque chose à ses bons amis ; par exemple, son vin de l’an XI. »
Hullin n’écoutait plus, car, jetant par hasard un coup d’œil dans la vallée, il venait de voir un régiment d’infanterie déboucher sur la route. Plus loin, dans la rue, s’avançait de la cavalerie, et cinq ou six officiers galopaient en avant.
« Ah ! ah ! les voilà qui viennent ! s’écria le vieux soldat, dont la figure prit tout à coup une expression d’énergie et d’enthousiasme étrange. Enfin, ils se décident ! »
Puis il s’élança de la tranchée en criant :
« Mes enfants, attention ! »
En passant, il vit encore Riffi, le petit tailleur des Charmes, penché sur un grand fusil de munition ; le petit homme s’était fait une marche dans la neige pour ajuster. Plus haut, il reconnut aussi le vieux bûcheron Rochart, avec ses gros sabots garnis de peau de mouton ; il buvait un bon coup à sa gourde, et se dressait lentement, la carabine sous le bras et le bonnet de coton sur l’oreille.
Ce fut tout ; car pour dominer l’ensemble de l’action, il lui fallait grimper jusqu’à la cime du Donon, où se trouve un rocher.
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J’ai connu dans ma jeunesse, à Sainte-Suzanne, un vieux tailleur appelé Mauduy.
Cet homme demeurait dans la ruelle des Glaneurs, près du rempart, et nous autres, jeunes garçons, en allant à l’école chez le père Berthomé, nous faisions halte à sa fenêtre, le petit sac au dos, pour le voir travailler de son état.
C’était un vieux bonhomme aux tempes chauves, les yeux gris clair, le teint légèrement vineux, et qui, les jambes croisées sur son établi, tirant le fil, ressemblait à une grenouille, tant il avait la bouche largement fendue et l’air rêveur.
De temps en temps, il s’interrompait de coudre et nous regardait, le nez et le menton en carnaval ; et comme l’établi touchait à la petite fenêtre basse, étendant la main, il nous la passait dans les cheveux en souriant.
C’est moi surtout qu’il aimait à caresser, sans doute à cause de mes cheveux blonds, longs et bouclés. Alors il me disait :
« Toi, tu es bon comme un bon mouton. Travaille bien, Antoine, écoute ce que dit M. Berthomé. Tes parents sont de braves gens. »
Il semblait attendri en disant ces choses, puis il se remettait à travailler en silence.
La petite chambre où le bonhomme croupissait ainsi depuis des années était fort sombre ; quelques vieux habits râpés, des pantalons rapiécés, des vestes graisseuses pendaient autour à leurs chevilles, et au fond, dans l’ombre, montait un petit escalier.
Il me semble encore voir ce recoin du monde, avec la traînée de lumière qui tombait de la croisée sur l’établi, toute fourmillante d’atomes et de poussière d’or.
Quelquefois, dans l’obscur réduit, apparaissait une vieille, mais si vieille, qu’on aurait dit une de ces chouettes déplumées que les paysans clouent sur leurs portes de grange pour écarter, par la crainte du même sort, les oiseaux de proie rôdant autour des poulaillers.
C’était la vieille Jacqueline, la mère de Mauduy, qu’il entretenait de son travail.
Elle n’avait qu’un bavolet et une vieille robe à grands ramages, qui datait pour le moins de la République ou de Louis XVI. Elle s’asseyait sur la dernière marche de l’escalier, la tête branlante et parlant toute seule. Sa figure blanche brillait au fond de l’alcôve, et ses cheveux retombaient sur ses épaules comme du lin.
Mauduy, lorsqu’elle venait ainsi, la regardait d’un œil presque tendre et lui disait :
« Mère, approchez-vous de ce côté, près du soleil, vous aurez plus chaud ; tenez, là, devant moi. »
Et, descendant de la table, il poussait un antique fauteuil à crémaillère au pied de l’établi, aidait la pauvre vieille à se lever et l’installait gravement dans son coin, disant tout bas :
« Êtes-vous bien comme ça ? Faut-il que je mette un coussin, quelque chose derrière, pour vous soutenir ?
— Non, Baptiste, je suis bien, » faisait-elle.
Alors, tout joyeux, il remontait sur la table croisait ses jambes et poursuivait son ouvrage, bien heureux de sentir là sa vieille mère qui se réchauffait.
Il lui arrivait aussi quelquefois de siffler de vieux airs, mais si bas qu’on l’entendait à peine ; et, dès que la vieille se mettait à prier, il se taisait pour ne pas l’interrompre, devenant plus sérieux encore.
Nous autres écoliers, au premier son de cloche, nous courions à l’école, criant :
« Bonjour, père Mauduy, bonjour ! »
Il levait alors ses yeux gris et nous regardait jusqu’à ce que nous eussions disparu dans la petite allée de M. Berthomé ; puis il se remettait à coudre.
L’après-midi s’écoulait lentement, tantôt chaude, tantôt pluvieuse ; à cinq heures, nous repassions, voyant toujours le vieux tailleur à la même place, qui tirait son aiguille et rêvait à je ne sais quoi.
Je me rappelle aussi qu’on appelait le père Mauduy, le Vendéen, et que des personnes soi-disant pieuses l’accusaient d’avoir commis des horreurs en Vendée, d’avoir tué des femmes, des enfants, etc.
Mais je n’ai jamais pu le croire, car les personnes qui répandaient ces mauvais bruits étaient de vieilles pécheresses, « des malheureuses », comme le répétait souvent mon père, Jean Flamel, quincaillier dans la rue des Minimes ; il se rappelait les avoir vues, au temps de la République, sur le char de la Liberté, représentant la déesse Raison, et disait que ces honnêtes personnes, revenues à notre sainte religion et pleines de repentance de leurs anciens égarements, croyaient se relever en reprochant à d’autres plus de fautes et d’abominations qu’elles n’en avaient commises elles-mêmes. La seule chose vraie de tout cela, c’est que Mauduy était parti comme volontaire en 92, qu’il avait fait les campagnes de Mayence, de Vendée, d’Italie et d’Égypte, et qu’après le coup de Brumaire, pouvant entrer dans la garde consulaire, il avait mieux aimé reprendre son état de tailleur que de servir Bonaparte.
Voilà ce que disait mon père, auquel j’accorde pour la vérité, le bon sens et la justice, plus de confiance qu’à toute cette race ensemble.
Ainsi se passèrent les années 1816 à 1820, époque où mes parents, voyant que je savais tout ce que M. Berthomé pouvait m’apprendre : un peu d’orthographe, un peu d’arithmétique et le catéchisme, pensèrent qu’il était temps de me faire voir le monde.
Mon père, se rappelant qu’il avait un vieux camarade, Joseph Lebigre, établi comme quincaillier depuis vingt-cinq ans, rue Saint-Martin, à Paris, m’envoya chez lui compléter mon instruction.
M. Lebigre me reçut très bien et m’employa d’abord dans son magasin ; puis il me chargea du placement de ses marchandises ; et en 1824, l’année même du couronnement de Charles X, mon père, déjà vieux, me céda son commerce. J’épousai Mlle Joséphine, la fille cadette de M. Lebigre, et je vins m’établir pour mon propre compte à Sainte-Suzanne.
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L’oncle Bernard avait un grand coquillage sur sa commode. Un coquillage aux lèvres roses n’est pas commun dans les forêts du Hundsruck, à cent cinquante lieues de la mer ; Daniel Richter, ancien soldat de marine, avait rapporté celui-ci de l’Océan, comme une marque éternelle de ses voyages.
Qu’on se figure avec quelle admiration, nous autres enfants du village, nous contemplions cet objet merveilleux. Chaque fois que l’oncle sortait faire ses visites, nous entrions dans la bibliothèque, et le bonnet de coton sur la nuque, les mains dans les fentes de notre petite blouse bleue, le nez contre la plaque de marbre, nous regardions l’escargot d’Amérique, comme l’appelait la vieille servante Grédel.
Ludwig disait qu’il devait vivre dans les haies, Kasper qu’il devait nager dans les rivières ; mais aucun ne savait au juste ce qu’il en était.
Or, un jour l’oncle Bernard, nous trouvant à discuter ainsi, se mit à sourire. Il déposa son tricorne sur la table, prit le coquillage entre ses mains et s’asseyant dans son fauteuil :
« Écoutez un peu ce qui se passe là-dedans, » dit-il.
Aussitôt, chacun appliqua son oreille à la coquille, et nous entendîmes un grand bruit, une plainte, un murmure, comme un coup de vent, bien loin au fond des bois. Et tous, nous nous regardions l’un l’autre émerveillés.
« Que pensez-vous de cela ? » demanda l’oncle ; mais, personne ne sut que lui répondre.
Alors, il nous dit d’un ton grave :
« Enfants, cette grande voix qui bourdonne, c’est le bruit du sang qui coule dans votre tête, dans vos bras, dans votre cœur et dans tous vos membres. Il coule ici comme de petites sources vives, là comme des torrents, ailleurs comme des rivières et de grands fleuves. Il baigne tout votre corps à l’intérieur, afin que tout puisse y vivre, y grandir et y prospérer, depuis la pointe de vos cheveux jusqu’à la plante de vos pieds.
« Maintenant, pour vous faire comprendre pourquoi vous entendez ces bruits au fond du coquillage, il faut vous expliquer une chose. Vous connaissez l’écho de la Roche-Creuse, qui vous renvoie votre cri quand vous criez, votre chant quand vous chantez, et le son de votre corne, lorsque vous ramenez vos chèvres de l’Altenberg le soir. Eh bien, ce coquillage est un écho semblable à celui de la Roche-Creuse ; seulement, lorsque vous l’approchez de votre oreille, c’est le bruit de ce qui se passe en vous qu’il vous renvoie, et ce bruit ressemble à toutes les voix du ciel et de la terre, car chacun de nous est un petit monde : celui qui pourrait voir la centième partie des merveilles qui s’accomplissent dans sa tête durant une seconde, pour le faire vivre et penser, et dont il n’entend que le murmure au fond de la coquille, celui-là tomberait à genoux et pleurerait longtemps, en remerciant Dieu de ses bontés infinies.
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Ce que je ne peux pas comprendre, c'est qu'un homme grave tel que vous, dans une assemblée que toutes les nations regardent, parce qu'elle représente la France, vous monsieur le député, vous alliez crier comme dans un cabaret, chaque fois qu'on parle de la République, et que vous tapiez sur votre pupitre avec un couteau à papier, en riant jusqu'aux oreilles, en faisant la bête, de manière à déshonorer notre pays aux yeux des étrangers qui sont là, dans les tribunes, et qui naturellement se figurent que nous sommes tous aussi dépourvus de sens que vous, puisque nous vous avons choisi pour nous représenter.
(...)
Souverain de quoi, monsieur le député, je vous le demande. Souverain des gens qui vous ont nommé, qui vous payent pour les représenter à la Chambre?...
Allons donc ! Celui que je paye n'est pas mon souverain, c'est mon commis et rien de plus.
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Il s’aperçut de ma tristesse et me dit : « Vous n’aimez pas les araignées, Frantz, ni moi non plus. Mais, grâce au ciel, il n’y en a pas de dangereuses dans ce pays. L’araignée-crabe que votre tuteur a dans sa boîte vient de la Guyane française. Elle habite les grandes forêts marécageuses constamment remplies de vapeurs chaudes, d’exhalaisons brûlantes ; il lui faut cette température pour vivre. Sa toile, ou pour mieux dire son vaste épervier, enveloppe tout un fourré. Elle y prend des oiseaux, comme nos araignées prennent des mouches. Mais chassez de votre esprit ces dégoûtantes images, et buvez un coup de mon vieux bourgogne. »
» Alors, se retournant, il souleva le couvercle de la seconde banquette, et retira de la paille une sorte de gourde, dont il me versa dans un gobelet de cuir une pleine rasade.
» Quand j’eus bu, toute ma bonne humeur revint et je me pris à rire de ma frayeur.
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La place de dégustateur-juré me conviendrait mieux, car il est toujours agréable de boire un bon verre de vin qui ne vous coûte rien ; mais, grâce au ciel, mes caves sont assez bien fournies en « rikevir », en « kütterlé », en « drahenfetz » de toutes qualités, pour n’avoir pas besoin d’aller marauder à droite et à gauche, et mettre le nez dans le crû de mes voisins. Savez-vous ce que je vais faire maintenant ? Je n’ai pas l’idée de me croiser les bras sur le dos, vous pouvez le croire. Je vais cultiver mes vignes avec prudence et sagesse ; je vais faire remplacer les vieux plants, qui ne donnent plus rien, par des jeunes, et ceux de qualité médiocre, par de meilleurs, autant que possible. Je me promènerai tous les matins le long de la côte avec ma serpe dans ma poche, et si je vois de mauvaises herbes, j’irai les enlever ; je rattacherai les sarments défaits à leurs piquets... Les occupations ne me manqueront pas. Ensuite je retournerai tranquillement dans ma maison, me mettre à table avec ma fille Margrédel et mon neveu Kasper ; nous boirons un bon coup après le souper, et Kasper nous réjouira d’un air de clarinette. Au temps des vendanges, je soufrerai mes tonneaux, je surveillerai ma cuvée ; enfin, au lieu de me mêler de ce qui ne me regarde pas, j’aurai soin de veiller à ce qui me regarde.
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Maître Zacharias fut appelé au château. On lui commanda le Requiem de Yéri-Peter II, œuvre qui lui valut enfin la place de maître de chapelle, qu’il ambitionnait depuis si longtemps. Ce Requiem n’était autre que celui de Hans. Aussi l’oncle Zacharias, devenu un grand personnage, depuis qu’il avait cinq cents thalers à dépenser par an, me disait souvent à l’oreille :
« Hé ! neveu, si l’on savait que c’est pour le corbeau que j’ai composé mon fameux Requiem, nous pourrions encore aller jouer de la clarinette aux fêtes de village. Ah ! ah ! ah ! » Et le gros ventre de mon oncle galopait d’aise.
Ainsi vont les choses de ce monde.
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Kasper fit sortir son chien et revint le chapeau bas.
– Eh bien ! dit Pétrus, le voyant silencieux, que se passe-t-il ?
– Il se passe, que l’esprit est apparu de nouveau dans les ruines de Geierstein !
– Ah ! je m’en doutais... Tu l’as bien vu ?
– Très bien, monsieur le bourgmestre.
– Sans fermer les yeux ?
– Oui, monsieur le bourgmestre... j’avais les yeux tout grands ouverts... Il faisait un beau clair de lune.
– Et quelle forme a-t-il ?
– La forme d’un petit homme.
– Bon !
Et se tournant vers une porte vitrée, à gauche :
– Katel ! cria le bourgmestre.
Une vieille servante entrouvrit la porte.
– Monsieur ?
– Je vais faire un tour de promenade dehors... sur la côte... tu m’attendras jusqu’à dix heures... Voici la clef.
– Oui, monsieur.
Alors le vieux soldat décrochant un fusil de dessus la porte, en vérifia l’amorce et le mit en bandoulière ; puis s’adressant à Kasper Bœck :
– Tu vas prévenir le garde champêtre de me rejoindre dans la petite allée des houx, lui dit-il, derrière le moulin. Ton esprit doit être quelque maraudeur... Mais si c’était un renard, je t’en ferais faire un magnifique bonnet à longues oreilles.

L'Oreille de la Chouette
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Ceux qui n’ont pas vu la gloire de l’Empereur Napoléon dans les années 1810, 1811 et 1812 ne sauront jamais à quel degré de puissance peut monter un homme.
Quand il traversait la Champagne, la Lorraine ou l’Alsace, les gens, au milieu de la moisson ou des vendanges, abandonnaient tout pour courir à sa rencontre ; il en arrivait de huit et dix lieues ; les femmes, les enfants, les vieillards se précipitaient sur sa route en levant les mains, et criant : Vive l’Empereur ! vive l’Empereur ! On aurait cru que c’était Dieu ; qu’il faisait respirer le monde, et que si par malheur il mourait, tout serait fini. Quelques anciens de la République qui hochaient la tête et se permettaient de dire, entre deux vins, que l’Empereur pouvait tomber, passaient pour des fous. Cela paraissait contre nature, et même on n’y pensait jamais.
Moi, j’étais en apprentissage, depuis 1804, chez le vieil horloger Melchior Goulden, à Phalsbourg. Comme je paraissais faible et que je boitais un peu, ma mère avait voulu me faire apprendre un métier plus doux que ceux de notre village ; car, au Dagsberg, on ne trouve que des bûcherons, des charbonniers et des schlitteurs. M. Goulden m’aimait bien. Nous demeurions au premier étage de la grande maison qui fait le coin en face du Bœuf-Rouge, près de la porte de France.
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Si le peuple avait su lire, écrire et raisonner un peu ses intérêts, jamais il n’aurait accepté la constitution de l’an VIII, par laquelle Bonaparte confisquait à son profit tout ce que la nation avait gagné depuis 1789. Cette malheureuse constitution a permis à Bonaparte
de tailler, de rogner, de tout faire à sa guise, sans aucun
contrôle, et finalement de laisser la France vaincue, ruinée, humiliée, amoindrie de la frontière du Rhin, et occupée par cent cinquante mille soldats étrangers, qu’il faut subir et nourrir, jusqu’au payement des indemnités de guerre. Voilà les résultats de l’ignorance…
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— Vous saurez, me dit-il, que dans ce pays les enfants ne
valent pas deux liards, qu’ils sont tous coureurs, dénicheurs de nids, fainéants, joueurs, batailleurs, rapineurs, enfin qu’ils ont tous les défauts réunis ensemble, comme leurs parents, qui ne les enverraient jamais à l’école, s’il ne fallait pas avoir fait sa première communion pour apprendre un état. Sans la première
communion, ils resteraient toute l’année, comme des sauvages, dans les rochers, dans les bois, aux pâturages, à déterrer les carottes, les pommes de terre et les navets des autres. S’il ne fallait pas avoir une religion, tous ces gens-là ne se moqueraient pas mal de nous, l’instituteur et son sous-maître mourraient de faim ! Heureusement il faut une religion, et c’est pour cela que pendant les deux ou trois ans qu’ils apprennent le catéchisme, et que nous les tenons sous notre coupe, nous avons juste le temps de les redresser. On les redresse à coups de baguette.
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Les ordonnances, les arrêtés, les circulaires sur l’instruction du peuple n’ont jamais manqué depuis cinquante ans, mais l’argent. On a toujours trouvé de l’argent pour les rois, pour les empereurs, les princes, les évêques, les ministres, les généraux et les soldats ; mais pour éclairer le peuple et récompenser les instituteurs, les caisses ont toujours été vides.
Enfin, comme en ce temps de grande disette la petite miche de trois livres coûtait 4 francs, comme M. Benoît ne voulait pas me donner un centime, et que ceux qui entraient dans l’instruction publique devaient être exempts du service militaire, je résolus de me faire maître d’école.
C’était la plus mauvaise idée qui pouvait me venir ; j’aurais mieux fait de m’engager tout de suite, ou d’entrer chez un épicier pour casser du sucre et servir la pratique ; mais à dix-sept ans on voit les choses en beau, et la profession d’instituteur me paraissait alors la meilleure et la plus honorable de toutes.
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Tous les malheureux que le besoin pousse dans le désordre vivraient là-bas au milieu de l’abondance ; nous n’aurions plus à craindre les révolutions de la misère… Mais le régime du sabre empêche tout !… Ceux qui quittent leur pays, pour chercher fortune ailleurs, aiment mieux s’en aller en Amérique ; et pendant que chez nous des millions de travailleurs ne possèdent pas un pouce de terre, nous avons en Algérie des millions d’hectares en friche, qui n’attendent que des bras pour produire les plus magnifiques récoltes.
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L’huile est le plus grand commerce de la Kabylie. Dans chaque village, on trouve un pressoir, où les gens apportent leur récolte d’olives. Les Kabyles approvisionnent aussi nos marchés d’oranges, de citrons, de pêches, de grenades, de melons, de concombres, de poivrons, d’aubergines, enfin de tous les fruits et de tous les légumes qu’ils cultivent autour de leurs villages.
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Il y eu table ouverte dans les granges et sous les hangars. Ce qu'on consomma de vin, de pain, de viande de tartes, et de « kougelhof », je ne puis le dire ; mais ce que je sais bien, c'est que Jean Claude, fort sombre depuis l'entrée des alliés à Paris, se ranima ce jour-là, en chantant le viel air de sa jeunesse, aussi allégrement que lorsqu'il parti, le fusil sur l'épaule, pour Valmy, Jemmapes et Fleurus. Les échos du Falkenstein en face répétèrent au loin ce vieux chant patriotique, le plus grand, le plus noble que l'homme ait jamais entendu sous le ciel.

2181 - [Le Livre de poche n° 5075, p. 302]
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