« Nous étions entourés partout : Les Anglais nous repoussaient dans le vallon, et dans le vallon Blücher arrivait. Nos généraux, nos officiers, l’Empereur lui-même n’avaient plus d’autres ressources que de se mettre dans un carré ; et l’on dit que nous autres, pauvres malheureux nous avions la terreur panique ! Quelle injustice ! »
(tiré de "Waterloo")
eux qui vont aujourd’hui tranquillement à l’école de leur village et qui reçoivent en quelque sorte pour rien les leçons d’un homme instruit, honnête et très souvent capable de remplir une meilleure place, ceux-là ne se figurent pas combien d’autres, avant la Révolution, auraient envié leur sort. Ils ne se figurent pas non plus la joie d’un pauvre garçon, comme moi, lorsque M. le curé voulait bien me recevoir, et je me dis :- Tu sauras lire, écrire ; tu ne vivras pas dans l’ignorance, comme tes pauvres parents !
Marguerite devint toute pâle ; elle avait appris les mauvais propos de ma mère sur son compte, mais c’était une femme de cœur, incapable de me donner tort quand j’avais raison.
– Va, dit-elle ; que ta mère sache au moins que nous ne sommes pas aussi durs qu’elle, et que je n’oublierai jamais qu’elle est ta mère.
En entendant cela, mon père lui prit les deux mains ; on aurait cru qu’il allait fondre en larmes et qu’il voulait parler, mais il ne dit rien, et nous partîmes aussitôt. Bien plus loin, dans le sentier des Baraques, entre les blés, il se mit à célébrer les vertus de Marguerite, sa bonté pour lui et pour tout le monde ; il avait des larmes plein les yeux. Je ne lui répondis pas, songeant à la surprise de ma mère et n’étant pas encore sûr qu’elle nous recevrait bien.
C’est ainsi que nous entrâmes au village, passant devant l’auberge des Trois-Pigeons et les autres baraques, sans nous arrêter. La vieille rue était presque déserte ; car, outre la foule de recrues et d’anciens soldats encore aux armées, beaucoup de patriotes étaient en réquisition permanente pour les transports de vivres et de munitions ; les femmes et quelques vieillards faisaient seuls les récoltes.
Et la nuit approchait… Le grand champ de bataille derrière nous, se vidait ! À la fin, la grande plaine où nous avions campé la veille était déserte, et, là-bas, la vieille garde restait seule en travers de la route, l’arme au bras : tout était parti, à droite contre les Prussiens, à gauche contre les Anglais ! Nous nous regardions dans l’épouvante.
(tiré de "Waterloo")
Nous rêvions en écoutant les moindres bruits, lorsqu’enfin le rappel se mit à battre. Alors M. Goulden me regarda gravement, et nous nous levâmes. Il prit le sac et me le boucla sur les épaules en silence.
– Joseph, me dit-il, va voir le commandant de l’arsenal, à Metz, mais ne compte sur rien. Le danger est tellement grave, que la France a besoin de tous ses enfants pour la défendre. Et cette fois il ne s’agit plus de prendre le bien des autres, mais de sauver notre propre pays. Souviens-toi que c’est toi-même, ta femme, tout ce que tu possèdes de plus cher au monde, qui se trouve en jeu. Je voudrais avoir vingt ans de moins pour t’accompagner et te montrer l’exemple.
Nous descendîmes ensuite sans faire de bruit ; nous nous embrassâmes et je gagnai la caserne, Zébédé lui-même me conduisit à la chambrée, où je mis mon uniforme. Tout ce qui me revient encore, après tant d’années c’est que le père de Zébédé, qui se trouvait là, fit un paquet de mes habits, en disant qu’il irait chez nous après notre départ ; et qu’ensuite le bataillon défila par la ruelle de Lanche, sous la porte de France.
Quelques enfants nous suivaient. Les soldats du corps de garde, à l’avancée, portèrent les armes. Nous étions en route pour Waterloo.
Erckmann et Chatrian :
Gens d'Alsace et de LorraineOlivier BARROT signale la publication aux Presses de la Cité (collection Omnibus) de "
Gens d'Alsace et de Lorraine" d'
ERCKMANN-CHATRIAN. Ce gros ouvrage rassemble six des Romans et Contes des deux célèbres Alsaciens.