- Je t'aime parce que tu es à moi. Je t'aime parce que je te possède. Je t'aime parce que tu as besoin d'amour. Je t'aime parce que tu es le désordre et que je n'aime pas l'ordre. Je t'aime parce que, lorsque tu me regardes, et cela depuis toujours, je me sens un héros. Et je t'aime surtout parce que j'ai enfin compris que je ne peux parler de mon amour à personne d'autre que toi, et que le véritable amour, c'est ça. Deux êtres qui forment une seule solitude, un seul silence. Je t'aime aussi parce que ton contact me pousse à la limite de ma virilité. "
La neige se remet à tomber, sereine, fidèle, enveloppant dans son suaire le cadavre d’une femme nommée Ana Paücha, soixante et quinze ans, qui fut épouse, mère et veuve de quatre hommes Paücha, fauchés par la guerre civile espagnole et ses prisons de la haine. Nulle pierre tombale ne perpétue ces cinq noms :
Ana Paücha
Pedro Paücha
Jose Paücha
Juan Paücha
Jesus Paücha dit le « petit »
Nul œil ne les pleure.
Nul mémoire n’en garde trace.
Ce ne sont que les noms de cinq saints sans église. Des anti-noms.
Des non.
La main qu'elle tend vers la charité n'est pas sa main. Caressée par les mains fortes de son mari, elle avait mis au monde trois autres paires de mains, fortes elles aussi, qui auraient su toujours porter à sa bouche le pain du travail, garnir ses poches de l'argent nécessaire pour se procurer le feu et les chaussures, le lit de la nuit et la lumière du jour. Mais la guerre a amputé ces prodigues mains d'hommes. La main qu'elle tend maintenant lui a été greffée par la guerre. La fière Ana non n'a pas une âme de mendiante. Sans cette amputation sa main aurait continué de confectionner les filets pour ses hommes de mer.
Ma solitude, c'est quatre lits où s'épanouissaient quatre corps d'hommes, jadis. Vides, les lits. Morts, les hommes. Ma solitude, c'est une barque blessée dans son corps , qui se dessèche au bord de la mer, barque désertée que n'accueille plus le salut des mouettes tous les petits matins de la joie du retour. Ma solitude, c'est ce nom heureux que je ne pourrai pas donner à mes petits-enfants, morts avant d'être nés. Ma solitude, c'est ce nom de grand-mère que je n'entendrai jamais, sauf dans le trou noir de mes rêves.
Un mot impitoyable, vide de charité, ce mot de "rouge". Aussitôt prononcé, tout lien de sang, de naissance ou de lieu échappait à son contexte. C'était un mot dévitaminé, décalcifié, un mot maigre d'amour, mais gros de haine. Il sonnait comme la gifle que le fils donne au père,il était pointu, s'aiguisait d'un seul coup, tel le couteau qu'on enfonce dans le dos d'un frère. Un mot Caïn dirigé contre Abel.
Petite fille, j'ai toujours eu les joues parsemées de petits boutons provoqués par la barbe de mes douze pères*… qui ne se rasaient pas très souvent. Quand j'y pense maintenant, je sais que ce n'était que l'éruption d'un trop-plein de bonheur.
*(son père et ses 11 frères ainés)
Grain de poussière dans un univers de solitrude, l'enfant s'approcha de la femme tondue et lui tendit une main, qu'elle prit de toutes ses forces, comme une naufragée. Ils marchèrent ensemble, la femme tondue et l'enfant. Un enfant de 6 ans, qui, en ce jour de barbarie, souhaita en son for intérieur un rude destin à ses semblables, tous, vainqueurs et vaincus.
Quatre noms à prononcer : Pedro, Juan, José, Jésus, à modeler dans sa bouche comme quatre globes terrestres, à articuler selon ses humeurs, avec amour ou colère, et d'un seul coup, plus personne à appeler, plus rien à dire. Trente ans de silence, au jour, à l'heure, à la minute près. Trente ans de nuits. Bien sûr, elle disait bonjour et au revoir, que c'est gentil à vous et merci bien. Mais ça, ce n'est pas parler. C'est aggraver le silence.
Je t'aime parce que je te sens capable d'aimer quelqu'un d'autre, et pourtant, tu n'aimes que moi.
J’ai pleuré toute seule la mort de les Paücha, l’absence de mon petit. Si on peut appeler ça pleurer, ce silence qui m’a cousu la bouche depuis qu’ils ont quitté la maison pour ne plus y revenir. C’est ça la guerre. Cet après qu’on souffre en solitaire lorsque le silence en revient. C’est ce que vous appelez la paix. C’est votre affaire.