Une histoire virevoltante d'un jeune homme à la dérive sauvé par la poésie. Benjamin Pitchal signe « La classe verte », aux éditions Gallimard. Un premier roman inspiré de son histoire personnelle, dans laquelle l'écrivain mêle différents aspects de sa vie de jeune adulte : ses rapports avec son grand-père biologique, Alain Gheerbrant, sa passion pour les livres anciens et son séjour en prison.
Un petit Guaharibo de la pirogue qui a fait naufrage est venu sans bruit s'installer au-dessus de moi, dans un hamac suspendu à côté de celui de Saudi. Il est jaune et rond, avec une tête de fille. Entre les mailles de coton rayé, j'aperçois ses yeux en amande qui brillent en suivant le mouvement de mon crayon sur mon carnet. Un de ses pieds épais aux doigts boudinés se détache au-dessus du hamac comme une fleur brune sur le fond vert des feuillages qui nous entourent. Il est bientôt fatigué de me regarder et sort de je ne sais où une belle ficelle de coton blanc qu'il noue, tord et détord entre ses doigts et sa bouche. Surgissent des carrés, des losanges, des rectangles. Il fait machinalement les mêmes jeux que nous enseignaient nos grand-mères, le sauvage, le beau petit sauvage nu qui court dans la forêt, mange des fleurs ou des vers de terre et attrape pour le plaisir les petits animaux roux endormis dans leur terrier…
La vie de Guaharibos est insouciante autant qu’elle est précaire. Ils vivent le plus clair de leur temps étendus dans leurs hamacs de fibre, sous leurs petits abris triangulaires. Les hommes se battent parfois contre quelque clan voisin, ou bien s’en vont marauder dans la forêt, plutôt que réellement chasser. Les femmes dorment, rêvent, se balancent et papotent interminablement. Dès que le lait gonfle leurs seins, elles éprouvent un irrésistible besoin de le donner, sans distinction, à tout ce qui est à la fois animé et petit, aussi voyons-nous souvent voisiner fraternellement sur leur poitrine des petits d’hommes, de chien, de singes ou d’autres « êtres ».
Enfin le sorcier voulant nous éblouir par son adresse, nous révèle un jour que les Guaharibos connaissent les mêmes petits jeux de ficelle qu’apprennent en Europe, les grand-mères à leurs petits-enfants…
Ce sont des indiens Guayaberos.(...) Depuis qu'existe le village de San José du Guaviare, ils ont cessé de se peindre le visage et le corps(...) Ils ont cessé de courir nus dans la forêt, de respecter les chants et les danses requis par le dieu Soleil, et de progresser ainsi, suivant leur temps à eux, comme ils le faisaient depuis des millénaires.(...) L'âme collective de la tribu a disparu et rien ne l'a remplacée. (...) La maladie et surtout cette fatigue de ne plus comprendre ce qu'ils sont ni ce qu'ils font ni ce qu'il faut qu'ils fassent les abat comme des épis qui n'auraient plus la force de pomper dans le sol de quoi se nourrir.
L'indien amazonien est porté à sentir la présence d'êtres surnaturels dans tout le spectacle de la nature qui le frappe par son étrangeté ou sa majesté.
La culture indienne, à l'inverse de la nôtre, procède par composition avec la nature: les animaux sont des gens comme nous, disent les Indiens; les arbres, les montagnes, ont une âme, ou plusieurs.
(...) bien des hommes blancs rêvent d'un retour aux origines. or, l'origine n'est pas la Maquiritare. (...) Il a les mêmes besoins, les mêmes problèmes fondamentaux que nous. Il est homme au même sens que nous, il travaille et progresse comme nous l'avons fait (...)
L'origine est le Guaharibo, qui vit dans le ventre de la forêt, crépuscule du monde (...), le Guaharibo qui ne travaille pas, qui existe seulement, comme les plantes et les animaux, à peine différencié. Celui qui voudrait retourner aux origines n'oublie qu'une chose: c'est que pour être Guaharibo il faut accepter le commandement originel du neutre, du fade. Il faut refuser tout sel, tout piment (...)