L'Italie ses
dieux ses
princes et ses hommes
Pour cette émission d'été consacrée à l' Italie, ses
dieux, ses
princes, ses hommes,
Bernard PIVOT a réuni sur le plateau d' Apostrophes :
Ivan CLOULAS, auteur de "
Laurent le magnifique",
Umberto ECO pour "
le nom de la rose",
Max Gallo "Garibaldi", Hector BIANCCHIOTTI à propos d'
Alberto SAVINIO. -
Ivan CLOULAS parle de Lorenzo de MEDICI dont il vient de rédiger la
biographie ("Laurent le...
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Dieu - qu'il est pratique Dieu! Pour alimenter la rhétorique, pour inspirer les "beaux gestes". Il est probable que Dieu perdra sa dernière couche de vérité le jour où les hommes prendront l'habitude de s'exprimer moins par les gestes que par les paroles, et d'employer les paroles plutôt par leur signification que par leur expression.
A Carrare, une fois, j'ai passé vingt-quatre heures chez une famille amie, qui m'avait offert, pour la nuit, la "chambre rose". Mon lit était dominé par un baldaquin couronné d'or, et, auprès du lit, au lieu d'une table de nuit, il y avait un prie-Dieu recouvert d'une peau d'ours épaisse. De même qu'une chaise vous invite à vous y asseoir, un escalier à la monter et à le descendre, une femme nue à la féconder, un prie-Dieu vous porte à vous y agenouiller. La fonction de ce meuble, accentuée par la douceur de la peau d'ours - personne n'a autant que les Mahométans compris l'importance d'un tapis dans la prière -, et surtout l'intimité de l'endroit (bien des actions, nous ne nous y livrons que parce que personne ne peut nous voir les faisant) m'amenèrent, moi à qui toute forme de prière est absolument étrangère, à m'y agenouiller. Cela ne dura qu'un instant, je me repris sur-le-champ, et le lendemain, au point du jour, je quittai la demeure de mes amis de Carrare. Eussé-je prolongé mon séjour et passe d'autres nuits dans la "chambre rose", il est probable que j'aurai été tenté de ployer encore une fois les genoux sur le prie-Dieu, et que cette position m'aurait sans doute poussé à ce qui est le corollaire de la génuflexion, c'est-à-dire la prière : il est à présumer que les annales de notre république des lettres compteraient à présent un nouveau cas de conversion religieuse.
Rien n'aide autant qu'une forte douleur physique à comprendre la volonté de destruction qui envahit si violemment certains individus, parmi lesquel Néron, Attila, Gengis Khan. Plutôt que des hommes, ce son là d'immenses douleurs en forme d'hommes : des douleurs si grandes que l'homme devient une espèce de douleur mûrie et qu'il ne sait plus qu'il souffre. Un homme-douleur. Une douleur-amour. Une douleur-amour extraordinairement élevée. Une douleur-amour si élevée, que l'homme-douleur ne se contente pas de l'éprouver lui-même, mais tient à ce que le reste de l'humanité en ait sa part, comme à un amour sublime. Le monde entier exalte l'acte d'amour de Jésus crucifié à cause de son amour envers l'humanité : personne ne songe à exalter ces grands destructeurs, qui aspirent à mêler l'humanité à leur très haute douleur et à se fondre en elle dans une destruction générale. On ose les appeler des monstres! L'homme est injuste : inapte, plus exactement, à faire le tour complet de la vie et à la voir dans toutes ses parties. En fait, il la regarde comme il regarde la lune : dans sa face éclairée.
Personne plus que les Incas n'a considéré le travail comme une nécessité inéluctable.
Garcilaso de la Vega dit que dans l'État des Incas les enfants commencèrent à travailler à cinq ans, et les vieux, s'ils étaient paralytiques ou inaptes au travail de mouvement, étaient portés le matin dans les champs sur un siège, et laissés là jusqu'au soir pour servir d'épouvantails.
Parfois, quand ils revenaient le soir chercher l'épouvantail, ils le trouvaient mort avec tous les oiseaux posés sur lui.
Le dualisme qui partage la vie de Capri en deux groupes bien distincts est digne d'intérêt : on trouve d'une part les autochtones, les indigènes ou les aborigènes, comme on voudra, à l'existence silencieuse et élémentaire, et d'autre part tous les Globe-trotters originaires des pays les plus lointains qui convergent ici, attirés par le chant sans fin des sirènes et qui mènent une vie truculente, à mi-chemin entre frivolité et esthétisme.
Le chef de la troupe, le plus grand de tous, doté d'un mufle de chacal, dégaina son cimeterre qui jeta un éclair, le maintint horizontalement et, une à une, coupa nos têtes, avec une adresse et une netteté telles que, malgré l'incommodité où j'allais me trouver par suite de cette décapitation, je ne pus qu'admirer.
Ce n'est pas sans inquiétude que je regardai ma tête rouler sous le piano : je m'efforçai de bien graver dans ma mémoire l'endroit précis où elle avait échoué afin de pouvoir la retrouver aisément une fois passé ce mauvais moment. Je n'ai jamais autant éprouvé à quel point il est fatigant de perdre la tête.
(...)
Je crois avoir dit un peu plus haut que je considérais avec quelque souci ma tête roulant sous le piano : c'est une erreur ; la vérité est que c'était ma tête qui, tout en roulant sous le piano, considérait avec quelque souci mon corps et s'efforçait de bien retenir l'endroit où ce corps demeurait, afin de pouvoir le retrouver aisément une fois passé ce mauvais moment.
Entre les salles d'audience et les prisons, nous sommes passés au milieu de tortures et d'iniquités perpétrées au nom de la Justice, parmi d'horribles preuves de la scélératesse humaine et la monotonie, l'infinie répétition de la méchanceté universelle.
Démence est également la réduction du nombre des idées. Plus grand est le nombre des idées dans la tête de l'homme, plus grandes sont ses possibilités d'équilibre mental. C'est comme de flotter sur l'océan de vérités et d'erreurs qu'est le monde en disposant d'un très grand nombre de flotteurs ─ les idées.
Mon existence est pleine d'occasions manquées. Mais, au fond, est-ce un mal ? Si ce n'était pas une occasion manquée, je ne m'en souviendrais pas aujourd'hui avec tant de douceur et avec tant de nostalgie. C'est avec les occasions manquées qu'on se constitue un capital imaginaire de bonheur.
La vérité absolue, l'orientation unique, l'acception solitaire sont les ennemies de l'homme, le danger qui le menace continuellement, et l'on dirait bien des flèches noires et péremptoires qui se fichent dans sa poitrine, de sombres marteaux qui lui frappent le crâne, tandis que l'ambiguïté est douce et réconfortante. Elle a les mêmes capacités que les coussins et rembourrages : quelle que soit la hauteur de la chute, on ne s'y fait pas grand mal. L'ambiguïté est le mode de l'aplomb et le principe de l'harmonie.
Le soupçon me saisit que l'un ou l'autre de mes lecteurs trouve ces miennes notes insuffisamment pourvues de ce sérieux qui, d'ordinaire, agrémente les gloses des livres de culture. Comme j'oeuvre dans un climat utopique, je finis par croire utopiquement que mes lecteurs ont tous dépassé le préjugé du sérieux, lequel met tant d'obscurité dans les choses de la culture et, en tout cas, de la vie, et qu'ils savent désormais que le sérieux est un obstacle et une limite, en d'autres mots une forme d'inintelligence.