Les vagabonds ne font que passer. Non pour fuir mais pour ne pas perdre leur intensité.
Pourquoi cette insatisfaction permanente? Pourquoi seule la perspective de nouveaux départs nous aide-t-elle à accepter notre vie? Où être heureux? Si nous nous installions dans ces pays rêvés, ils deviendraient un foyer. Et il faudrait partir encore. Sommes-nous destinés à n'aimer que l'inaccessible? Oui. Et tant mieux. Car seul ce qui nous échappe nous grandit.
Peut-être faisons-nous le tour du monde pour éprouver le désir de revenir. Et apprendre à aimer nos racines.
On s'imagine plus forts après avoir grimpé des sommets. Or notre nature prend son temps. Nous sommes toujours en train d'éclore à notre insu. On rêve d'un changement radical. Il se fait en silence. Un matin, notre regard sur le monde a changé. On ignore qu'il vient du désert, qu'il en est l'écho tardif.
Chaque lieu porte une âme qui parfois se surprend à ressembler à la nôtre.
J'admirais cette vie brutale, sans fioriture. Des hommes et des femmes dignes car ils ne s'étonnent pas de souffrir.
J'ai toujours pris au sérieux les mots de l'aube. Ils viennent de l'âme.
Il faut beaucoup de force ou de foi pour prendre les chemins de traverse. Ces hommes-là ne nagent pas à contre-courant, ils marchent dans les pas de leurs rêves. Leur engagement spirituel et leur retour à la terre les poussent à devenir, malgré eux, des éveilleurs.
On me demande souvent ce que je refuse d'entendre pour être sourde à ce point. Je souris, persuadée que j'entendrais toujours l'essentiel.
J'avais réalisé dans le désert que notre vie servait un autre but que la réussite. Mes préoccupations quotidiennes semblaient vaines face à la voix de l'essentiel surgie de cette terre de ciel. Même la peine était différente. Plus dense, plus palpable. Moins angoissante. Je la voyais en face. Elle n'était plus cet adversaire insidieuse qui agace, insaisissable. Elle était là, évidente. Si elle criait trop fort, je l'écoutais et reprenais la route sans lui accorder trop d'importance. Car je savais désormais qu'elle était inévitable. Le désert souffre en silence. Pas un chant d'oiseau, pas un cri de bête, pas le sifflement du vent dans les arbres pour dire sa douleur. Ou sa joie.
Le voyageur n'a pas renoncé au bonheur. Il ne désespère pas de trouver un refuge pour son âme. La souffrance est souvent à l'origine de ces grandes ruptures. La douleur nous force à sortir de notre enlisement, à nous tourner vers une autre vérité, ailleurs. Au plus fort de la peine, nous interrogeons notre présence au monde et nous demandons si notre vie nous ressemble. Questions essentielles qui fondent un destin. Celui qui part a encore la force de chercher. Il est sauvé.
Depuis cette rencontre avec le désert, je reste persuadée que tout grand voyageur a un peu percé le secret du monde. Les horizons ont leurs mots à dire. Je cherche leur message.
Le Christ et Buddha ont passé leur existence à arpenter les routes. Pour les suivre, il fallait tout quitter. Marcher pieds nus sur la terre serait donc le premier pas vers la grâce. Pas de vie spirituelle, pas de don de soi sans une rupture radicale. Larguer les amarres serait le seul chemin vers la vérité de l'être. Notre âme n'est peut-être pas faite pour ces vies sédentaires figées dans le béton.