Émission à retrouver sur : https://www.web-tv-culture.com/emission/caroline-lunoir-premiere-dame-51434.html
Elle s?imaginait travaillant dans l?humanitaire et a d?ailleurs participé à des actions à l?étranger pour diverseses ONG. Finalement, en tant qu?avocate pénaliste, elle a monté son propre cabinet avec deux confrères. Mais lorsqu?elle parle de son métier, on comprend ce qui anime Caroline Lunoir : écouter, comprendre, aider, défendre. Par l?écriture aussi, elle manie ses quatre verbes. Un premier roman « Faute de goût », huis-clos familial paru en 2010, l?installe dans le paysage littéraire. Suit « Au temps pour moi » sur le mécanisme psychologique de la Résistance pendant la Guerre, roman primé et salué par la critique. Après un ouvrage collaboratif avec trois jeunes autres écrivains, voici le nouveau titre de Caroline Lunoir « Première dame » paru chez Actes Sud. A travers ce vocable très français et qui régulièrement fait polémique, la romancière nous présente Marie dont l?époux, Paul, brigue la présidence de la République. A travers un journal intime courant sur les deux années qui précèdent l?élection, Marie raconte son quotidien, entre enthousiasme et résignation, admiration et dégoût. Dans ce milieu bourgeois, au sein de cette famille traditionnelle où seul prévaut le sourire en toutes circonstances, comment Marie va-t-elle affronter cette campagne qui s?annonce brutale ? Tableau de famille, peinture du milieu politique, Caroline Lunoir s?est ouvertement inspirée de faits ayant récemment défrayé la chronique à la fois politique et judiciaire en flirtant avec les pages people des magazines. Au-delà du contexte choisi par l?auteur pour bâtir son intigue, ce roman est surtout un formidable portrait de femme. Une femme humiliée, bafouée, mais aussi amoureuse, battante, prête à tout pour défendre sa famille, une femme qui cherche à se construire, à exister, entre ses aspirations et ses révoltes, le rôle qu?on veut lui faire jouer, le personnage qu?elle est réellement, une femme entourée et terriblement seule.
Bien construit, avec une plume efficace qui aura encore beaucoup de choses à nous dire, voilà un roman à la fois féroce et pathétique, une farce contemporaine sur la soif de pouvoir, les mirages de la politique, les illusions de la famille et la fragilité des sentiments. Un livre qui nous fait prendre également du recul sur nos jugements à l?emporte-pièce et résonne fortement avec l?actualité de notre société en pleine ébullition.
« Première dame » de Caroline Lunoir est publié chez Actes Sud.
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Aujourd'hui, un corps ciselé et doré à loisir est un pedigree. La condition physique n'est plus la seule chance de salaire, la garantie d'un gagne-pain, l'assurance-vie d'un travailleur. L'aisance n'a plus pour marque la langueur et les chairs abandonnées. Le poids est la nouvelle mesure sociale.
« Je reviendrai. Dans un mois ou dans un an, sans raison ou pour un mariage, suppliée par ma mère, contrite ou heureuse d’être là, pour une réunion de famille ou pour un enterrement. Je reviendrai vérifier qui ils sont. Je débarquerai pour soigner un malaise, une solitude, et en récolter d’autres. Je poserai mes valises, je ne reste pas longtemps, hein, juste quelques jours, pour les écouter, pour les regarder vivre. Et je prendrai mon train, attendrie, agacée ou sombre. Un jour, mon dernier jour ici, je serai confusément atterrée de n’avoir pas su retenir des bribes de leurs vies pour ne pas qu’elles passent, sans bruit. Cette maison deviendra mon paradis perdu, un peu nauséeux, celui que je tresse déjà. Beau, fantasmé et triste. Comme pour tous les vieux cons. » (p. 94)
Le journal, lui, prétend ne pas juger de l’adultère mais s’interroger au sujet des moyens utilisés pour le cacher, avec les deniers du parti. Je regarde le montant annoncé et tous ces chiffres. Je n’ai qu’une seule question: cette somme est-elle le prix à payer pour renoncer à Marion ou pour me garder?
Le bien et le mal sont des concepts universels, je peux encore l’admettre, s’il le faut. Il est sans doute mal de tuer un homme. Mais le dire ne résout rien. Parce que la définition de l’innocence et de la culpabilité, elle, n’appartient qu’aux hommes. À ceux qui s’érigent en juges. Elle n’a pas de contours, elle fluctue au gré de l’Histoire, des indignations, des enjeux. Elle dépend d’un corpus de règles qu’il faut encore adapter au détail de chaque situation, et cette adaptation donne toute latitude à l’arbitraire. La culpabilité répond au besoin immédiat de résoudre une situation de crise. De classification.
"La promenade a l’ambigüité de la famille, elle est douce et lassante." (p. 63)
« La vie continue ». En fait, la vie s’obstine.
Je bronze mais j'ai peur. Peur de ce teint hâlé sans labeur. Peur de cette vie sans lutte. Peur du clanisme décomplexé dont je suis un beau produit.Je me chauffe tranquillement au soleil de notre société. Je ne déroge à aucune règle et surtout pas à celle de la révolte conventionnelle de la jeunesse rangée. Je n'ai rien à arracher à la face du monde pour exister. Je n'ai jamais connu que l'aisance. Tout m'a été donné pour perpétuer ma classe. J'aime ma famille et j'en suis aimée. J'étudie , je me cultive, je voyage, je dépense. Quoi que je souhaite entreprendre, trois connaissances de la famille me sont recommandées pour que je sollicite leurs conseils. J'attends seulement l'âge de la légitimité, celui qui permet d'être entendu.
Cette promenade a l'ambiguïté de la famille, elle est douce et lassante .
« En dehors de ces quelques gouttes de sang que nous partageons et de cette maison, érigées en symboles et transmises à chacun comme partie de notre identité, rien ne nous réunirait. Éternel mais irrésistible contrat. La logique de lignée a ses limites. » (p. 28)
Les notions d’innocence, de culpabilité construisent une enfance avec leur lot d’émotions : la satisfaction de soi, le calme et la certitude inébranlable de son bon droit contre le mensonge, le feu aux joues, les sueurs froides, la sourde panique d’être démasqué. Mais à présent, il n’y a plus rien. Qui que tu sois, quoi que tu aies été, le bannissement. Le bien et le mal jetés à égalité. Juger, je ne peux plus. Décider de ce qui est juste, je ne sais plus. Je croyais vivre en toute loyauté et nuire le moins possible aux autres. J’ai appris que l’innocence était relativ
« Dans notre tribu, hors la caste bienveillante des grands-tantes, avec leurs maris et sa hiérarchie propre, chacune ici redevient fille de, identifiée par sa classe d’âge, tante, nièce ou cousine. Les prénoms n’ont vraiment d’importance qu’à niveau égal. Petite, je les ai parfois révisés avant d’arriver, dans la voiture. Les réciter, branche par branche, était comme redescendre de l’arbre. » (p.13)