Ce qui est pour le voyageur le synonyme de liberté est pour l’habitant une forme de captivité. Le nomade goûte aux immensités quand le sédentaire y est reclus.
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C’est que les vagabonds de ma sorte n’ont pas d’arènes pour leurs exploits ; pour tout accueil souvent un paysan ahuri à la lisière des bois ou un camionneur qui n’en pense pas moins : vous êtes fou. Les hardiesses ont dans le silence élogieux d’une enceinte faite de monts ou de taïgas. Les blessures, les craintes, les pleurs, la gloire enfin ne sont à partager qu’avec vous-même. Nul public n’est là pour vous acclamer. Ce n’est pas une reconnaissance qui manque alors à l’apprenti aventurier. Non, ce qui lui fait cruellement défaut, c’est la rumeur d’une foule, qui gonfle sa voile intérieure, les attentes d’un peuple qui pousse son champion, une exaltation. Or la solitude est son unique spectateur. Il n’y a personne pour lui insuffler du courage. Et surtout pas l’obscurité.
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je me répétais que l’on verrait bien. Après tout, je partais en Russie, pas en Suisse romande. Là-bas, sur la route tortueuse du destin, on ne se projetait pas dans l’avenir, fût-il si proche que le lendemain. Et puis l’automne se déplaçait-il vraiment comme un homme qui avance régulièrement vers le Sud ?
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La liberté m’a toujours imposé des œillères. J’ai fait inlassablement la sourde oreille aux sirènes, j’ai évité de couler ma barque d’exil. N’a-t-on pas trop souvent la tentation de s’accommoder des charmes suffisants d’un hasard de la route, renonçant trop tôt aux illusions de nos existences ?
Ce coup- ci nous sommes trois à patienter. Nous buvons une rioumka de vodka et ce n'est pas de l'alcoolisme, c'est un honneur et une coutume. Eux sont des chercheurs d'or et leur devise est : « Il serait dommage de mourir en bonne santé. » Ils ont mon âge, mais avec la gueule que j'aurai dans dix ans. Et encore, j'espère m'en sortir sans les taillades qui défigurent leurs portraits. On n'a plus l'habitude chez nous de croiser des visages abîmés où transpire pourtant la jeunesse.
Ce que j'aime dans la Russie, c'est qu'elle m'a rendu à l'Europe. J'ai détesté ce continent pour fuir sur tous les autres. Je trouvais chez nous que l'Europe n'avait plus de caractère, plus d'identité, plus de force. Or tout cela est encore bien vivant à l'est."p.135
Si la perfection n'existe pas, c'est que les qualités sont souvent incompatibles.
"Je voudrais partir pour des raisons intérieures".
"La Russie, on en parle comme d'un monde secret entre initiés. Comme tous les voyageurs qui ont des itinéraires en commun, comme tous les inconnus qui se découvrent une passion commune. Passion, ce n'est pas le mot, c'est plutôt la marque qui vous reste, cette impression qui s'éternise, ce parfum qui dure."