Citations de Cédric Gras (569)
Pour quelles raisons Vitali Abalakov, le plus fameux des alpinistes soviétiques avait-il été victime de la Grande Terreur ? Avait-il dénoncé sous la torture ses compagnons de cordée ? Et surtout, avait-il livré son propre frère, Evgueni Abalakov, l’étoile des cimes, le conquérant héroïque du vertigineux pic Staline ? (page 15)
Nous Européens rêvons communément d’Himalaya, de tropiques, de Sahara. Nous ignorons le Caucase, les Tian Shan et le Pamir. Nous avons fait de l’Eurasie la face cachée de la Terre, un monde absent de notre carte mentale. Alors, il s’appelait URSS… (page 47)
Evgueni est un bon Soviétique, engagé dans le développement politique de ses citoyens. Pour sa contribution à cette campagne de prospection, il sera d'ailleurs nommé udarnik, c'est-à-dire "travailleur de choc". Le culte des forces productives et de l'industrie bat son plein. L'alpiniste est un prolétaire comme les autres, un ouvrier du vertige. Il n'est pas là pour s'épancher béatement sur la beauté des sites. "Pas de contemplation ! Du minerai ! ordonne un jour un des chefs de la mission. Admirer le paysage est une tare petite-bourgeoise.
Trois jours sur les rails. Les Sibériens connaissent le train. Ils y laissent des mois entiers de leurs existences.
Les frères Abalakov ont grandi en embrassant la pierre, en défiant la pesanteur, en exécutant le poirier au bord du vide. Evgueni était, paraît-il, affublé par ses camarades du sobriquet de Tamias. les tamis de Sibérie sont de petits écureuils rayés endémiques. Evgueni ouvrait des voies là où le lichen des rochers n'avait été râpé par aucune semelle de galoche. Vitali, pourtant plus âgé d'une année, suivait comme il pouvait.
... j’aime l’automne éperdument. Il est un éloge de la tristesse, et non du désespoir. Il m’est une paix sereine une fois l’an. Septembre, octobre et parfois novembre n’ont pas d’autre ambition que d’en finir posément. Cela aussi convenait beaucoup au flegme des hommes là-bas (extrême-orient russe). Je ne supporte pas le neuf, les images glacées du développement, les régions qui ont tout réussi, les attributs postmodernes et les paysages aménagés. L’automne est avant tout un charme d’hier, un décor poli par le temps.
Il m’a toujours semblé que l’été est un dessin d’enfant colorié à l’aide d’une boîte de crayons de six couleurs. Ses teintes sont primaires, le ciel est trop bleu, les nuages immaculés, l’herbe grassement verte et le soleil, une pépite aveuglante. Le spectre des pigments est utilisé sans art. C’est un monde sans nuances où les feuilles sont gorgées de chlorophylle, la mer est azur et les couchants pareils à ceux des cartes postales. Cela empeste les vacances et la canicule. Le voyage doit avoir un autre éclat.
Je n'ai plongé dans l'épopée des Abalakov que parce qu'elle dépasse largement leurs exploits. Parce que j'ai découvert les noms des plus grands alpinistes de l'époque là où je n'aurais jamais imaginé les lire. Parce que ce qui fit le plus de ravages dans leurs rangs, ce ne furent ni les œdèmes en haute altitude, ni les chutes de séracs ou la foudre sur des arêtes effilées de rochers. Non, ce fut une calamité qui n'avait, croyait-on, rien à voir avec la montagne : les purges staliniennes.
Il s'agissait de faire reculer toute superstition liée aux cimes, de démystifier ces cathédrales de roche et de glace entourées de croyance. L'enjeu de l'ascension du pic Staline, c'était de remplacer Dieu par le marxisme, sur l'autel de la Terre.
Avec l’annexion du Tibet, les bornes de la République populaire sont désormais constituées des plus hauts reliefs de la Terre.
En Russie, depuis la nuit des temps, la cruauté côtoie les grands élans du cœur, et l’inflexible bureaucratie, les arrangements entre amis. (page 233)
Parmi les ouvriers qu’on a convoqués, un certain Liu Lianman. Lui non plus n’est pas une évidence. Il se retrouvera pourtant quelques années plus tard avec Xu Jing, dans une tente vers 8500 mètres d’altitude, et jouera un rôle ahurissant dans l’expédition à l’Everest. Mais qu’ils partent de loin ! Liu Lianman n’a jamais connu de neige que l’hiver dans la Mandchourie où il a grandi. Une région de taïga austère et froide que la révolution s’acharne à défricher à grands renforts de condamnés. Quelque chose comme le Nord chinois où beaucoup d’alpinistes seront recrutés à cause du climat et sur la foi d’une étude incongrue. Des scientifiques auraient démontré une meilleure acclimatation à l’altitude chez les sujets des hautes … latitudes.
Xu Jing et ses camarades représentent un prolétariat ultra-politisé aux antécédents exemplaires. Lui a été admis en 1953 au Parti communiste. Un préalable impératif à leur envoi en URSS et une qualité sine qua non pour l’ascension des cimes. Leurs capacités physiques comme intellectuelles passent au second plan. Mao aura à ce sujet cette formule : « Les experts doivent être rouges avant d’être experts. » On s’est contenté de choisir des ouvriers en forme dans les usines et des maoïstes zélés dans les syndicats.
J’avais mille interrogations. Comment les avait-on choisis dans cette Chine populeuse, une poignée parmi des millions ? Par quel miracle les expéditions s’étaient-elles faufilées entre les combats qui faisaient rage au Tibet ? Que s’était-il vraiment passé sur les flancs septentrionaux de l’Everest ? Et puis qu’était-il advenu d’eux par la suite, entre Grand Bond en avant et Révolution culturelle, au milieu des ravages et des arrestations ? Je pressentais que les soldats des cimes n’avaient pu échapper à la fièvre de ces décennies. Que , pour être allés à 8000 mètres, ils n’en avaient pas moins été tributaires des affaires du siècle.
(P 17)
Pourtant dans les années 1930, tous les chemins mènent au goulag, même celui des cimes.
Toujours est-il que le destin sépare pour la première fois les frères Abalakov. le destin décide pour eux, des montagnes qu'ils gravissent, des objectifs, de tout. Le destin s'appelle le Politburo, cette instance supérieure qui règne sur les masses, comme naguère le tsar.
Il est à parier que le gouvernement népalais ignore tout de l’expédition qui s’amène. Xu Jing et Liu Lianman vont porter le buste de Mao au sommet de l’Everest pour légitimer les vues de leur pays. Si l’on qualifie souvent l’alpinisme de folie égotique , au mieux mystique, de quelques êtres en peine de sens, il est cette fois question de souveraineté. Planter son drapeau sur les sommets est aussi futile que stratégique. La conquête des éminences himalayennes fut une affaire de prestige pour les puissances occidentales, elle était un enjeu territorial pour la Chine.
Les frères Abalakov ont une bonne étoile. Ils sont rescapés d’une véritable hécatombe. (page 181)
L’Union soviétique a produit une dramaturgie puissante, faite de destins bouleversants et de providence capricieuse. Cela restera sa plus grande réussite. Les écrivains n’ont pas fini d’y puiser abondamment. (page 11)
Le prolétaire suisse s'avère en URSS un homme aisé. Les Européens les plus à gauche restent des petits-bourgeois au pays des Soviets. Nul doute que l'ingénieur Vitali Abalakov étudie avec intérêt l'équipement moderne dont fait étal cet inattendu compagnon de cordée (le suisse Lorenz Saladin). Eux ne possèdent que des crampons se courbant comme du caoutchouc et des manteaux si fins qu'on hésiterait à les porter à la ville.
Pour la Chine, gravir l’Everest revient en réalité à le revendiquer ! En ce début de printemps 1960, des négociations ont lieu entre les Premiers ministres chinois et népalais. Le petit royaume est pris en étau entre ses deux puissants voisins. Il craint d’être absorbé par l’Inde et a rétabli ses relations diplomatiques avec la Chine au prix d’une reconnaissance de souveraineté sur le Tibet.