Citations de Dominique Lebel (21)
À bien réfléchir, j’avais pu sans le vouloir montrer une direction au destin, lui dire où aller s’il cherchait un moyen facile de se distraire, et c’était effrayant. Cette responsabilité que j’avais peut-être était affolante.
Et puis il y a l’arbre, bien sûr et s’il existait encore aujourd’hui, je veux dire si son tronc s’élevait encore à peu près droit vers le ciel, alors on ne pourrait pas le rater. Ses racines… ses racines immenses comme des reptiles rampants, des bêtes tenaces. Ou des tentacules de pieuvre géante. Une exubérance des branches aussi, en montée ou en descente, on ne saurait pas dire. Une sorte de construction en allers-retours qui inviterait au doute et l’œil serait alors perdu.
On remarquerait une volonté en tout cas d’écraser la pierre − là-dessus on n’aurait aucune hésitation, un désir fou à l’intérieur de sa sève de faire exploser ce que les hommes ont construit et qu’il ne reste plus rien, plus rien de l’Histoire et des mythes qui traversent le temps, du Bouddha et du Roi lépreux, de tous ces souverains bâtisseurs de temples aux noms à coucher dehors. Et l’on resterait le nez collé au sol et à la base des murs. L’œil hypnotisé, surpris.
Essayez donc d’être moins Juive, de temps en temps, a dit l’écrivain à celle qu’il vient d’épouser.
Elle a haussé les épaules, s’est détournée. Elle sait faire cela, éviter les pièges, les paroles qui tuent.
Les bords de la falaise sentaient l'herbe naine et les embruns, un mélange attendu dans un paysage de ce genre. Tout le monde venait là pour ça, respirer une nature fauve, revêche et éblouissante.
Car le malheur se transmet, n'est-ce pas, comme la couleur des yeux, le don pour les langues et le goût pour la musique. Il entre dans les gênes, s'y fait une place définitive et vous empêche de vivre. Il vous marque, vous fait comme un tatouage que vous finissez par montrer un jour, quoi qu'il arrive et en dépit de votre bonne volonté. Car il arrive toujours un moment où vous ne pouvez plus faire semblant. Vous affichez alors votre héritage, vous brandissez cette malédiction. Vous haïssez, aussi. Et qu'on n'aille pas me dire que c'est mal.
Et puis ces paroles échangées, de peu de poids. Les mots auraient pu aller se perdre vers le ciel, on dit que le son monte et se disperse dans les airs, avant de rejoindre les zones de silence. Mais il y avait ce toit de paille fait pour contenir l’ombre, je crois qu’il les a contraints eux aussi, les a empêchés de s’en aller.
Je crois que c’est venu tout seul − une forme de nécessité. Il fallait bien que cette histoire se termine et si je dois à présent tout raconter, c’est qu’il existe toujours une explication, quoi qu’on dise. Une bonne raison de commettre des actes aussi définitifs, quelle que soit leur évidence, sur le moment.
Emi a été engagée à la Yogurt factory il y a six mois, elle parlait encore mal le Français mais il y a tant d’étrangers dans cette galerie, de toute façon. Au début ils étaient deux à aller fumer dehors, le manager et elle, à présent elle est seule et là, dans cette solitude urbaine dont on pourrait faire un roman, elle pense à des choses. À Naha et à la maison de bois où vivent encore les siens, au manager qui a changé d’étage, qui fait semblant de ne pas la voir quand ils se croisent. À sa présence ici, dont elle ne saurait pas trop quoi dire si on l’interrogeait, car elle fait partie de ces individus qui se laissent porter, comme le bois flotté dans la mer.
De retour dans sa chambre, un peu étourdie par l’air marin, elle a tiré les rideaux de la fenêtre afin d’échapper à la mer et aux dernières colorations de la plage. Elle a sorti son manuscrit de sa valise, s’est assise devant la table en bois disposée face au lit et dans sa tête a résonné la voix qui s’était immiscée dans ses pensées, les parasitait, l’empêchait depuis des semaines, ou des mois, de vivre en dehors d’elle. C’était la voix tout approximative d’Emma B. – celle qu’elle s’était inventée depuis le début et qu’elle arrivait à retrouver chaque fois, après quelques minutes d’effort. Il lui fallait l’appeler, doucement et ce n’était pas une convocation, non, plutôt une demande polie. Emma noyée dans une eau sale, avait-il écrit. Elle s’est souvenue d’une ligne d’eau de mer abandonnée par la marée entre deux bandes de sable, c’était là que jouait l’enfant.
Elle s’est demandé un moment s’il était bien raisonnable qu’elle continue cette histoire avec Emma B. et le romancier, si elle avait bien fait de venir là, si écrire servait à quelque chose. Il s’était lui-même posé la question, à propos de l’écriture et avait eu une réponse définitive, plutôt encourageante. Mais il lui arrivait de dire n’importe quoi, elle le savait. Il pouvait être grossier, provocateur et se lancer dans des serments qu’il s’empressait de rompre. Il n’était pas toujours pardonnable. Emma B. non plus.
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Et puis elle a hasardé cette question qui la tourmentait chaque jour, chaque fois qu’elle prenait en main son stylo et s’asseyait à une table, n’importe laquelle car elle pouvait écrire partout.
Les morts peuvent-ils parler ?
« J’ai parlé plusieurs fois dans cette histoire, puisqu’elle m’a offert un rôle de témoin privilégié. Elle a pensé que j’étais indissociable du décor, avec mes racines géantes, cette animalité qui est mienne. Elle s’est dit que là où je me trouvais, on pouvait difficilement m’ignorer, alors autant m’accorder une certaine importance. J’ai parlé. J’ai dit les actes insensés des hommes, quand la haine les prend ou que les idées leur pourrissent la tête, au point qu’ils vont à l’envers de ce qu’elles exigeaient d’eux. J’ai dit leurs rancœurs, leur cruauté et les espoirs détruits, les corps meurtris, tout ce massacre et je suis revenu sur l’histoire de mon pays, si compliquée, jamais tranquille. Je ne pouvais pas faire autrement, ainsi placé au milieu de tous. Seulement il y a autre chose, il y a la lumière sur les rizières au coucher du soleil, le vert et le rose en concurrence et le sourire des enfants, même celui qui n’a qu’un œil à cause d’une mine est capable de sourire quand il arrive. Et le rire contraint des bourreaux qui ne savent plus quoi dire pour leur défense et préfèrent ouvrir largement la bouche en montrant leurs dents manquantes. Et le regard apaisé des survivants et la beauté de nos femmes, leur corps qui se ploie sous l’étoffe, le léger froissement que cela produit. Je voudrais dire tout cela, je voudrais dire que je ne me plains pas toujours et que je chante aussi, si l’on écoute bien en collant l’oreille à ce qu’il me reste de vie, on s’en rend compte. Sous la terre où poussent encore mes racines qui ne veulent pas mourir, il arrive que je chante. Doucement, en sourdine. Je chante aujourd’hui les vivants. C’est ce qu’il me reste à faire et c’est important »
Je sais que ce sera difficile, mais pensez-y, une pente trop douce et c’est la chute progressive, interminable, mais certaine. Une falaise abrupte et l’on s’accroche aux herbes hautes du bord, pour ne pas tomber. J’emploie cette image, comprenez-vous, pour que vous soyez bien conscients des enjeux.
Qu’il était indispensable de ne jamais dire vraiment ce qu’on pense.
Qu’il était inutile de s’appliquer comme un malade au judo si le professeur n’avait pas décelé le moindre talent chez nous. Qu’il valait mieux se résoudre à demeurer assis en tailleur sur le tapis, dans un coin du gymnase, pour attendre que les minutes passent.
Pour Maria, le monde est droit, mais comme la Terre est ronde, quelle importance qu’on se tienne le long d’un axe vertical ou oblique ? Rien de cela n’empêchera la Terre de tourner sur son axe à elle. Danielle le sait, elle ne s’est jamais formalisée de ce que le jugement des
Dans les arbres du fond on trouve même des nids de mésanges, des écureuils qui courent sur les branches et des mouches qui tournent, sans doute faudrait-il qu’on nettoie une bonne fois le tableau du Maître, avec des solvants puissants.
Il y aurait alors le vert des arbres et le bleu du ciel et le ton pourpre des manches de Mona Lisa qui sauterait aux yeux, et l’ocre de la terre et la couleur sable des chemins. Mais le tableau deviendrait différent, vous vous sentiriez floué, ce ne serait plus votre Joconde, votre Mona Lisa prise dans la pénombre des huiles encrassées et si craquelée, si fragile, en danger.
Les rivières ce sont des veines, c’est ce que vous expliquerait le peintre en montrant ce qui serpente derrière sa Madone, et il ajouterait d’autres choses, qui vous surprendraient. Il parlerait d’un corps débarrassé de sa peau, regardé de l’intérieur.
En ce lieu étrange et plat où ne s’élève aucune colline et pas même un escalier, ni un promontoire ni une estrade, où ne se produit aucune bousculade des lignes, Emma B semble promener encore sa déception et l’on a du mal à la comprendre.
Et Tom fit tant souffrir Bophana, des heures durant, des jours et des jours – on parle de trois mois de supplices – qu'elle fit de nombreux aveux. On a compté un millier de pages sur des cahiers, pour elle seule. Un millier de mensonges pour que la torture s'arrête.
Les vieux n'arrivaient pas à mourir d'un coup, la vie s'accrochait à eux comme une araignée à ses fils.
— Crève ! hurlait l'interprète en s'épongeant le front. Crève vite, vieillard de merde !
Et il a donné un coup de pied à un corps qui s'agitait encore.
— Calme-toi, lui a dit l'un des hommes. Tu es là pour traduire, pas pour tuer. Tu veux mourir toi aussi ?
"Quand à l'enfer, personne ne sait encore s'il existe et si c'est le cas, par où l'on peut y descendre".
Dans les tragédies, on peut toujours s'en prendre aux Dieux, à leur cruauté. mais dans les romans ? (p 23)
J'aimerais savoir ce qu'il a fait de ma mort à l'instant où il l'écrivait. Ce qu'il a ressenti exactement. (p 65)
Il m'a voulu fanée, toujours occupée à me plaindre. Ennuyeuse, c'est ce qu'il a dit. Déjà finie, prête à me jeter sous le train avec mon corps empâté. Lisez et vous verrez. (p 85)
Comment partir au paradis dans une robe serrée à la taille ? (page 117)