J'ai lu 3 fois le dernier
Dominique Lebel, Et je chante aujourd'hui les vivants, et j'ai vécu ces lectures comme une forme de collaboration toujours plus étroite avec l'auteur. J'adore cette sensation d'être au coeur du processus de création, d'assister à l'élaboration du livre en direct, phrase après phrase, d'avoir l'illusion d'y jouer un rôle tout en suivant le déroulement d'une improvisation magistrale, parfaitement structurée, bouillonnante d'une foule de détails, d'une inventivité renversante de véracité.
Le 26 janvier à 21 h 24, Dominique s'est adressé à ses lecteurs. Elle voulait leur donner envie de lire son petit dernier. Alors elle a dit d'où lui venait l'idée et comment cette idée était devenue une grande question sur les
monstres intérieurs, leur origine, leur développement – question restée sans réponse.
Et puis elle a ajouté quelques mots sur sa manière de construire ses histoires en général, n'importe comment, a-t-elle précisé.
Et à ce moment, elle a perdu une boucle d'oreille, parce qu'elle avait secoué un peu trop la tête pour chasser une mèche de cheveux, et sa voix s'est accéléré, a glissé vers le sourire pour se moquer d'elle-même, mais très vite, elle a enchaîné sur l'image du collier et des maillons, qui représentent le fil conducteur et les personnages reliés entre eux.
Et puis surtout, elle a montré la médaille en pendentif qui, dans son histoire, renvoie à la figure centrale du poète, ce poète cambodgien parti si loin de la poésie.
Et toutes ces paroles étaient chaleureuses et sincères, émouvantes aussi, car on sentait bien qu'elle n'aime pas trop cet artifice qui consiste à s'adresser à des personnes absentes, seule devant une caméra indifférente. Qu'elle aurait préféré les avoir devant elle et sentir leur présence pour témoigner de ce qu'il y a de si vivant, de si impératif et de si incertain en même temps quand on commence un livre sans savoir vraiment ce qu'il exigera de vous.
Elle a précisé aussi que le monstre aimait
Vigny et elle a cité La mort du loup…
Comment est-ce possible chez cet homme, ce goût – si contradictoire qu'il en devient impensable – pour la puissance morale des mots et des images ?
Vous pensez bien qu'elle n'a pas cessé de s'interroger à ce sujet et de chercher des réponses tout en écrivant ce roman intemporel…
On a l'impression que cette histoire s'élève comme un nuage de brume au-dessus de la jungle cambodgienne, avec tous ses bruits de jungle, au milieu desquels on entend les ordres des Khmers rouges hurlés dans les mégaphones, parce que le personnage principal, le petit poète, se trouve parmi eux justement.
Si je parle de cette vidéo c'est pour parler de la voix de
Dominique Lebel. Ce n'est pas la première vidéo d'elle que je regarde et écoute. Et depuis la toute première fois que je l'ai écoutée, quand je lis ce qu'elle écrit, j'entends sa voix. Sans m'attarder sur ses caractéristiques – une tessiture de baryton qui roule dans d'arrière gorge, avec des inflexions fraîches, légères –, je dirai que c'est une voix de conteuse, envoutante, ni hésitante ni rapide, qui vous embarque dans son cours régulier et chantant.
J'entendais donc cette voix en lisant Et je chante aujourd'hui les vivants et le texte devenait incroyablement animé et ample, c'est à dire que l'histoire formait un tout présent à mon esprit, un tout de plus en plus complexe où rien de ce qui était évoqué ne quittait complètement la scène imaginaire, ses différentes parties complémentaires s'articulaient pour former un grand corps, avec ses personnages qui demeuraient là et se répondaient, résonnaient les uns avec les autres malgré leur éloignement dans le temps et l'espace, prenant à tour de rôle les lumières de la rampe puis se retirant dans la pénombre sans disparaître, formant une chaîne humaine.
Une expérience de lecture qui se rapproche de ce qu'on éprouve quand on assiste à la performance d'un conteur, où votre statut est celui d'un auditeur attentif doublé d'un metteur en scène très actif, composant son propre théâtre mental à partir des éléments délivrés oralement, et qu'on tient ensemble dans une sorte de simultanéité, grâce à l'organisation du discours en collier, alors même qu'il semble improvisé.
Ce fameux n'importe comment dont parle
Dominique Lebel et qui confère à ses livres leur style si particulier, ce naturel si élaboré, si poétique. Je ne peux pas dire que je sache exactement ce que c'est, ni comment ça fonctionne, mais à force d'en apprécier les résultats, les effets, les prodiges, après avoir lu près d'une dizaine de ses romans, je commence à avoir quelques intuitions.
Il me semble que
Dominique Lebel recourt à 3 grandes instances de l'imaginaire, qui lui permettent de développer et de décliner l'histoire selon des canaux de narration complémentaires et entremêlés.
Ce sont 3 grandes voix, que l'on doit pouvoir identifier dans chacun de ses ouvrages (et je crois que je pourrais citer quelques exemples), mais je me limiterai à leur repérage dans celui-ci :
la voix de l'arbre, grand témoin de l'Histoire : dimension fantastique intemporelle. Les thèmes : savoir ancestral - vision surplombante critique sur le récit et les personnages.
la voix du narrateur, témoin des coulisses de l'histoire : dimension de mise en abyme avec 2 personnages emboîtés, Annie et l'autre, qui renvoient d'ailleurs son reflet à l'auteur. Les thèmes : éthique romanesque - questionnement sur le travail d'auteur - aveux de “monstruosité”.
la polyphonie des personnages, les acteurs incarnant la fiction : dimension du roman en marche, sorte de work in progress lissé. Les thèmes : présentation des faits - organisation chronologique du récit - les personnages et leurs interactions - l'intention romanesque à travers la peinture des choses discrètes et essentielles.
Cette dernière voix est celle qui fédère l'écriture et tout son déploiement. Elle forme un véritable écosystème narratif dans lequel on baigne. Il fonctionne comme un dispositif de retransmission. À travers lui Dominique capte une multitude de phénomènes qu'elle restitue. J'ai l'image d'un voile tendu dans l'air sur lequel se condensent et ruissellent les mots et les images produits par les situations, les personnages, leurs émotions, leur choix et leur destin, et que l'auteur recueille comme une manne. Ce sont des atmosphères, des détails de ce qui arrive au même endroit à des époques différentes ou au même instant exactement en des lieux différents, des coïncidences, tout ce qui caractérise l'environnement sonore, visuel et olfactif propre au récit, la faune, le cri des oiseaux et des grenouilles, la lumière, les paysages types, le cube de mousseline blanche de la moustiquaire dans une chambre, l'air effaré d'un tout jeune bonze, la silhouette de l'homme maigre qui circule à vélo… C'est cette absorption et restitution du réel imaginé, enrichi par la créativité de l'auteur qui fait la matière du livre. On la reçoit intensément par des notations simples, souvent des indications posturales, des gestes, des regards, passant par le prisme des personnages eux-mêmes, et teintées par leurs émotions, leur sensibilité, leur état psychologique, leurs amours, leurs drames, leurs cultures, leurs folies.
« — Essayez donc d'être moins Juive, de temps en temps, a dit l'écrivain à celle qu'il vient d'épouser.
Elle a haussé les épaules, s'est détournée. Elle sait faire cela, éviter les pièges, les paroles qui tuent. »
« Quand Lucie parlait de son père, Bah baissait la tête et frottait ses pieds sur le sol. Un petit taureau, pensait Lucie. Un petit taureau dans l'arène. »
Voilà, ce type de notation, qui pointe un détail qui serait passé inaperçu sans les dons singuliers, quasi chamaniques, de
Dominique Lebel. Il manquerait alors cette chair, ce sang, cette danse, cette chorégraphie du récit, plein d'une eurythmie comparable à celle des danseuses du pays dont elle évoque si parfaitement l'hiératisme en quelques mots :
« Les danseuses sont restées là, avec leur eurythmie antique, ce mouvement si juste qu'elles font et qui se moque des actes des hommes. »
De ces mouvements si justes,
Dominique Lebel en exécute une multitude tout au long de ce roman, un véritable ballet, elle qui pourtant est si troublée par les actes des hommes, par ce qu'ils font et ce qu'ils sont, par ce qu'ils deviennent quand un idéal fou les métamorphose en cafards.
Troublée au point d'interroger sa propre pratique à travers celle de sa protagoniste, dès la première phrase du prologue :
« Manuel m'a quittée et j'ai tué quelqu'un. Comme s'il n'y avait pas assez de morts. »
Et beaucoup plus loin, elle en dit plus encore sur la nature de ce crime et de cette “responsabilité” :
« À bien réfléchir, j'avais pu sans le vouloir montrer une direction au destin, lui dire où aller s'il cherchait un moyen facile de se distraire, et c'était effrayant. Cette responsabilité que j'avais peut-être était affolante. »
Un roman intranquille donc, qui scrute les zones d'ombres des hommes, de l'Histoire, de la littérature et des écrivains, mais aussi un merveilleux poème en prose sur l'art d'écrire et le bonheur inquiétant que cela procure.