Lecture par l'autrice
Gaëlle Obiégly, qui a l'art de poser sur le monde un regard joyeusement décalé, s'intéresse dans ce texte à ce qu'elle « trimballe » avec elle. Que ce soit dans un sac à dos ou à bandoulière, dans ses bibliothèques, dans ses lieux de vie, dans sa tête ou dans son corps, quelle valeur donner à ce qui la constitue, intérieurement et extérieurement ? Et que faire lorsqu'elle croise sur sa route un « petit tas d'ordures » qui lui semble posséder une richesse sans nom ? le « sauver » déjà, de sa condition de déchets, l'analyser ensuite, comme un objet protéiforme, plein d'histoires et de symboles. L'incarner, en somme, et tâcher de le comprendre en s'adressant à ce qu'il renvoie : « Qui es-tu, petit tas d'ordures ? »
Dans le cadre des Nuits de la lecture.
« Triant laborieusement, j'ai passé plusieurs mois à discriminer ce qui a de la valeur et ce qui ne vaut rien. D'un côté ce qui est destiné au paradis des archives ; de l'autre ce qui est voué à disparaître dans le néant des ordures. »
Gaëlle Obiégly, Sans valeur.
À lire Gaëlle Obiégly, Sans valeur, éd. Bayard, 2024.
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J'étais dans ce magasin de vaisselle ouvert le dimanche. Je faisais la queue pour payer un saladier et j'aperçois à travers les fins cheveux de la cliente qui me précède une excroissance de chair. Une boule énorme sur le côté droit de sa tête. C'était une chose velue et rose. Je me suis dit qu'une telle disgrâce m'aurait été utile pour entrer dans les ordres. Si je l'ai envisagé pendant l'adolescence, le besoin de séduire et de sexe m'en a fait abandonner le projet. J'ai manqué de caractère. Car ce qui est beau dans cet engagement-là, c'est de renoncer à ce qui est essentiel pour soi. Je n'ai pas été capable de ce sacrifice. Une excroissance de chair rose venue dans la nuit, une grosseur et des poils qui m'auraient défigurée, un tel miracle m'aurait permis d'avoir une vocation. Au lieu de ça, j'exploite mon égotisme.
Peu avant son hospitalisation, Yvette était en train de préparer le repas, elle a suspendu son geste et elle m'a dit : mon rêve, c'est foutu.
Le Parisien était déplié sur la table de la cuisine, j'étais dans les mots fléchés.
- Allons, bon, ton rêve, c'est quoi ?
- D'aller à Tahiti. "
Elle n'a plus jamais vraiment vécu une fois qu'elle a compris que son rêve, c'était foutu.
- Tu crois que tu n'iras jamais ?
- Penses-tu, comment j'irais ?
- Il faudrait que je t'y emmène.
- Qu'est-ce que ça me plairait ! On ne ferait rien. On regarderait les fleurs.
Elle repose dans ce poème turquoise. Ce sont ses dernières phrases :
" Mon amour, je ne sais pas le dire
Tu m'abandonneras
La main de Dieu est sur moi et tu ne peux pas me défendre
Qu'est-ce qu'on fait ? "
Ses phrases font un poème. Ce que j'appelle un poème, c'est un entrelacs sacré, une parole qui procure une émotion mystérieuse, une parole qui vient en toi, qui fait trembler la peau.
On se fait soi-même, avec l'aide des autres, chaque jour on recommence. Et la nuit nous défait.
Regarde comme la fée Séverine a chaud ce soir. Elle a de la chaleur plein son cœur…
(p. 45)
La pensée c'est inclassable, c'est imparfait, autonome, ça n'entre pas dans un genre.
J’ai montré à ma mère "Lac" de Boris Achour. Je lui ai demandé ce que ça lui évoquait et si elle trouvait ça beau. Ma mère m’a dit : ça me rappelle un miroir entouré d’ampoules, tu sais, comme on en voit dans les loges d’artistes... C’est la première image qui lui est venue, à ma mère face à cette œuvre. Je lui ai demandé si elle avait pensé à un lac. Ma mère m’a dit : ce n’est pas la première image qui me vient à l’esprit mais, oui, pourquoi pas.
Moi, c’est l’inverse. J’ai vu d’abord le lac. Le concept de lac et en même temps un lac particulier. Puis, longtemps après, j'ai vu l'objet. Qui m’évoque une table en Formica et un miroir entouré d’ampoules. Je trouve ça beau.
Ma mère perçoit d’abord la réalité matérielle. Moi, d’abord le mot. Je vois à travers le mot. Le mot me fait traverser la réalité. C’est bien ce qui m’intéressait ici, face à cette œuvre.
Je crois que l'artiste s’est un jour trouvé au bord d’un lac, au cœur d’un paysage. Il s’est dit qu’il allait emporter ça, ce moment paisible de son existence, qu’il allait le garder le plus longtemps possible. [...]
Grâce à la mémoire, on transporte l’espace et le temps dans un autre espace et un autre temps. Grâce au langage, on remplace une chose par un mot. Grâce à nos mains, on transforme l’intangible, c’est-à-dire ce qui nous
occupe en pensée, on transforme l'intangible en objets concrets. Un lac
auquel tu penses, il devient ce lac concret, ce lac qui est dur et
bien défini. Archi-matériel et pourtant d’essence poétique.
J'ai fermé la porte brusquement et au moment où j'ai tourné le verrou, plus par réflexe que par nécessité vu que j'étais seule dans l'immeuble, j'ai regretté mon geste vigoureusement.
Peut-être que le mal vous égare, mais le bien vous séquestre.
Des terreurs et en même temps je n'ai peur de rien. Le danger, il vient de moi-même. Je me fais tout un monde de rien et soudain je tombe dans le désespoir.
Les gens que j'aime sincèrement, je ne veux pas les décevoir en réussissant trop ma vie.