Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) est surtout connu pour son oeuvre de dramaturge et de librettiste – et encore plus particulièrement peut-être pour cette dernière, résultat d'une très longue et fructueuse collaboration avec le compositeur Richard Strauss («Elektra», «Le Chevalier de la Rose», «Ariane à Naxos», «Arabella»...).
Jeune poète exceptionnellement doué, adulé par la critique de son temps, Hofmannsthal serait surnommé le "Rimbaud autrichien", non seulement du fait de sa précocité (ses poésies sont publiées dans des revues viennoises dès l'âge de 16 ans), mais aussi de son renoncement définitif à tout exercice de composition poétique, une dizaine d'années après le succès retentissant remporté par son premier recueil de poèmes publié à 17 ans.
L'écrivain se consacrerait alors essentiellement au théâtre et à la musique. À côté de pièces de théâtre, drames lyriques et livrets d'opéra, Hofmannsthal est également auteur de textes courts en prose : contes, méditations personnelles, essais sur la poésie ou sur l'art en général. Son unique roman, «Andréas», restera inachevé.
Le plus célèbre reste sans aucun doute cette brève et inclassable «Lettre de Lord Chandos» qui donne le titre au recueil de textes en prose publié dans la collection Poésie /Gallimard, et autour duquel, outre la «Lettre du Voyageur à son Retour» - sorte de pendant et de variation à la première, explorant une autre forme d'impasse psychologique et d'exil intérieur-, ont été rassemblés d'autres écrits épars, réflexions, parfois sous forme de «conférences», à propos de la fonction de la poésie et le rôle des poètes, ou encore des méditations autour de la création artistique et du sens esthétique, mêlés quelquefois à des souvenirs et à des expériences personnelles de l'auteur.
Qu'il s'agisse de fiction ou de non-fiction, le véritable fil rouge tendu entre eux repose sur l'élégance classique et la musicalité enivrante de la langue pratiquée par l'auteur, socles sur lesquels Hofmannsthal s'appuye pour transmettre une vision originale de l'Art, à contre-courant de ses contemporains et des avant-gardes artistiques du début de XXe.
Cherchant à s'affranchir à la fois de certaines catégorisations qu'il considère comme trop rationalistes (le sens esthétique reposant en grande partie, dit-il, pour chacun de nous, «sur un mélange chaotique d'expériences intérieures confuses, complexes et incommensurables»...), ou à se départir de cette «flatterie» qui selon lui permet «d'entrer dans les bonnes grâces de la génération à laquelle on appartient», enfin et surtout, à outrepasser les barrières qui sont d'habitude dressées entre tradition et innovation, ces textes constitueront en quelque sorte, le testament littéraire d'un écrivain de génie qui aura refusé de se laisser emporter dans le mouvement des ruptures esthétiques radicales se profilant à son époque, préférant renoncer aux sirènes de la nouveauté et, probablement, à une place plus importante, en tant que poète et écrivain, que celle qu'il occuperait effectivement dans la postérité (plutôt comme dramaturge et auteur mélomane de livrets d'opéra pas forcément accessibles à un public plus large).
Hofmannsthal a choisi de rester dans ce vestibule de la modernité que tant de ses contemporains, tel son ami Rilke par exemple, au départ proche de lui, n'hésiteront pas à franchir... (Mais, par contre, qu'il est beau ce petit réduit où il s'est réfugié et, en tant que lecteur, que l'on s'y sentira toujours bien accueilli un siècle après!!)
Dans ces textes, plutôt que faire de la "théorie sur l'art poétique", on dirait qu'Hofmannsthal cherche avant tout à "poétiser la théorie". Ainsi, plutôt que de vouloir soumettre sa prose à des canons rigides, figés (comme l'on pourrait l'interpréter d'emblée, à tort, me semble-t-il ), ou d'accepter de la livrer totalement aux ruptures esthétiques à la mode chez ses contemporains, l'auteur, pourtant incorrigible assoiffé d'absolu, aspirerait davantage à faire vibrer simultanément sentiments et pensée, rêveries et méditations, passé et présent, veillant à marier harmonieusement le personnel et l'intime, l'ineffable et l'indicible, aux thèmes, aux cadences et aux tonalités issus d'une communion avec le patrimoine culturel, avec une tradition littéraire intemporelle et universelle.
Tout en rythmant les battements sublimés d'un discours qui refuse de tourner complètement le dos à son héritage, le poussant toutefois jusqu'à ses derniers retranchements - jusqu'à parfois le faire plier à l'irréalisme et à l'onirisme, cette langue convoque le lecteur d'emblée par les sens, avant même que son contenu prenne complètement forme dans son esprit, cannetille tissant une fine broderie sophistiquée aux couleurs d'ivresse et de métamorphose, d'extase alternant avec l'inévitable chute qui s'en suit, et dont la beauté n'est pas qu'un ornement, pas un but en soi, loin de là, mais un véritable vecteur de connaissance directe de soi et du monde.
«ll faut avoir des ailes, quand on aime l'abîme... », chantait Zarathoustra!
La Lettre de Lord Chandos annonce-t-elle la fièvre et le sentiment de perte de sens qui allait s'emparer progressivement des poètes et écrivains du XXe?
Dès 1896, paraphrasant Nietzche dans l'article «Poésie et Vie» qui ouvre ce recueil, publié à l'époque dans un journal de Vienne, Hofmannsthal évoque ironiquement la vacuité de ceux qui, selon lui, se mettaient à «écrire à l'encre rouge pour faire croire qu'on écrit avec du sang».
La Lettre est d'une certaine manière un texte visionnaire, emblématique de la rupture radicale opérée par certains des principaux courants littéraires de la modernité, consistant à vouloir se passer des conventions de la langue, certes aléatoires au fond , mais reliant solidement néanmoins signifiants et signifiés, mots et choses, à refuser toute forme d'agencement entre leurs représentations susceptibles de créer ce que Hofmannsthal, lui, appellerait au contraire de tous ses voeux, à savoir des «états d'âme fugitifs» mais « exactement circonscrits », sans faux-semblants. Modernité s'appliquant méthodiquement a brouiller sujet et objet de narration, à vouloir rendre compte d'une subjectivité tournant en boucle autour d'elle-même, que l'auteur refusera donc de rejoindre.
«La Lettre», ou «Lettre de Lord Chandos» est une missive datant du XVIIe, fictive naturellement, bien que non seulement le destinataire, qui n'est autre que l'éminent Francis Bacon, mais aussi son expéditeur - un contemporain du philosophe, probablement le cinquième Lord Chandos- soient tous les deux inspirés de personnages «attestables». Elle décrit les raisons qui auraient conduit son auteur à abandonner définitivement sa vocation d'écrivain. Les mots, dit ce dernier, ont perdu toute signification pour lui, ne semblent plus en mesure de nommer les objets ou de décrire la nature, ni même les mouvements de son esprit. La réalité des choses y afflue désormais à l'état brut, le ravissant et l'emportant dans un tourbillon d'émotions indistinctes, ce qui le prive de toute possibilité de discernement, de «méditer ou de parler sur n'importe quoi avec cohérence» et de porter un jugement sur les choses.
«Je ne parvenais plus à les saisir avec le regard simplificateur de l'habitude. Tout se décomposait en fragments, et ces fragments à leur tour se décomposaient ; rien ne se laissait plus enfermer dans un concept. Les mots flottaient, isolés, autour de moi».
Une rose est une rose, est une rose..? Qu'en penser..? Et après ce constat, qu'aurait-on d'autre à rajouter...?
Et de quoi pourrait-on au juste se vanter, après-coup, cent vingt ans après la déferlante avant-gardiste et les expérimentations langagières radicales auxquelles le XXe siècle donnait naissance, entre autres sous la double égide, freudienne et nietzschéenne, de la fragmentation du Moi, de sa pluralité désormais revendiquée, ainsi que de l'affirmation définitive de sa sidérale solitude ontologique?
La déréliction du Moi et la perte d'identité transformées en nouveaux défis auquel devront faire face les héros de l'Odyssée moderne, au risque de se transformer définitivement en «Personne», de se métamorphoser en cafards, ou en rhinocéros, ou de se voir reflétés en exquis cadavres?
Hofmannsthal, quant à lui, semble avoir voulu inviter chez lui en même temps Sophocle et Goethe, Nietzche et Freud (il avait été paraît-il très bouleversé par la lecture des deux derniers). Ils se sont retrouvés autour de sa table d'écriture, et de toute évidence Hofmannsthal ne souhaitait qu'aucun d'eux quitte les locaux... Un pari impossible à tenir?
Quoi qu'on en pense, la prose, mélange savant de classicisme intemporel et de modernité ambiguë, reste un pur régal!
Des textes la plupart du temps courts, quelques contes aussi (le plus connu étant «La Femme sans Ombre»), un livre d'aphorismes, un roman inachevé... (Je ne suis pas, par contre,un grand lecteur de pièces de théâtre, que je préfère découvrir d'abord sur scène, lire ensuite éventuellement; quant aux livrets d'opéra, alors là...). Si l'héritage d'une oeuvre marquée autant par sa quête d'absolu que par les renoncements que son auteur se serait imposé, resulte en définitive assez "maigre", l'essentiel s'y trouve néanmoins concentré. Des moments de grande beauté, d'introspection poétique et de grâce pour ses lecteurs:
«Oui, tandis qu'il s'abandonne à la vision et possède le pouvoir de croire à ce qu'un poète lui fait contempler (...) tandis qu'il possède le pouvoir d'intégrer à sa vie sous forme de symbole la créature la plus mystérieuse enfantée par le temps (...) tandis qu'il intègre à sa vie le poème, création sismographique, oeuvre secrète de celui qui est esclave de toutes les choses vivantes et jouet de toute pression atmosphérique – tandis qu'il éprouve dans cette création du temps la félicité de sentir son Moi égal à lui-même et de flotter en sécurité dans la chute de l'existence, alors la notion du temps disparaît pour lui et l'avenir arrive vers lui comme le passé en un présent unique.»
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