Les éditions Ombres ont réuni en un seul ouvrage deux des romans de J.H. Rosny l'Aîné, auteur belge de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième. Les navigateurs de l'infini puis Les astronautes constituent en réalité deux épisodes de la même histoire, reprenant les mêmes personnages et le même cadre narratif. Romans courts, écrits l'un en 1925, l'autre publié à titre posthume vingt ans après la mort de l'auteur, ces deux textes constituent, il faut bien le dire, une sorte de patrimoine littéraire dont il convient de mesurer la portée. En effet, Rosny l'Aîné fut l'un de ces pionniers de la science-fiction, auxquels on pourrait attribuer la paternité d'un genre qui produisit, et produit encore, de biens grandes œuvres. Remarquables tant par les thèmes qu'ils abordent que par les questionnements qu'ils favorisent, Les navigateurs de l'infini et Les astronautes démontrent une maîtrise du récit et semblent étonnamment contemporains, presque un siècle après leur parution initiale.
La science-fiction serait fille du roman d'aventure. Les deux courts romans de Rosny l'Aîné le montrent assez, où l'on suit d'abord trois personnages (Les navigateurs de l'infini puis quatre (Les astronautes) dans leur périple et leur séjour sur Mars. Le premier roman débute par un voyage, puis par une exploration : voyage interstellaire vers la planète rouge, découverte visuelle de celle-ci par l'espace d'abord, puis de ses paysages. En cela, les deux romans de Rosny l'Aîné se raccrochent au récit d'aventure du dix-neuvième siècle. Les descriptions sont extrêmement visuelles. Le lecteur voit apparaître des vallées, des montagnes, des lacs, des forêts de champignons géants, des prairies rouges où paissent d'étranges espèces extra-terrestres à cinq pattes ou à six yeux. Dans les airs, des sortes d'oiseau à cinq ailes rassurent un peu le lecteur, tant l'analogie avec les espèces terrestres est évidente. Mais bientôt apparaissent d'autres espèces, tantôt dangereuses, tantôt poétiques. Les Zoomorphes, d'abord, sont divers dans leurs tailles ; entièrement plats, ils peuvent se déplacer à des vitesses vertigineuses et représentent un danger colossal pour les explorateurs terriens à cause de rayons ou d'irradiations qu'ils émettent. Les Ethéraux, ensuite, constituent une curieuse vision pour les trois astronautes et pour le lecteur. Visibles la nuit, ils sont pareils à des rayons lumineux qui déroulent leurs longueurs impossibles et virevoltent en tout sens, communiquant visiblement entre eux par vibrations. Enfin, il y a les Tripèdes, êtres verticaux dont les explorateurs comprennent qu'ils sont comme les hommes sur la Terre, à la différence près qu'ils ne sont plus l'espèce dominante de la planète et que leur avenir est sérieusement compromis tant par leur résignation à voir leur civilisation disparaître que par la lente, mais sûre, avancée des Zoomorphes sur l'ensemble de la planète. Les trois explorateurs parviennent à établir le contact avec les Tripèdes, qu'ils vont bientôt aider à contenir les Zoomorphes, à la faveur notamment de la rencontre qui a lieu entre le narrateur, Jacques, et une Tripède magnifique que le narrateur dénomme Grâce.
Le lien entre le roman d'aventure et la science-fiction est clairement établi par la structure du récit. D'abord, il s'agit d'un récit d'exploration, et l'on aurait du mal à ne pas voir l'affiliation qu'il y a entre J. H. Rosny l'Aîné et ses personnages ; lui comme eux sont des pionniers, des découvreurs ; les uns d'une planète où l'Homme n'a jamais posé le pieds, l'autre d'un genre littéraire. Les trois personnages découvrent un monde a priori hostile, dans lequel ils sont seuls, sans secours immédiatement disponible, et dans lequel ils sont ignorants des règles qui le régissent. Des péripéties surviennent, comme l'enlèvement de Jean par les Tripèdes dans Les navigateurs de l'infini ou la disparition subite d'Antoine et du vaisseau spatial dans Les astronautes. Une histoire d'amour vient rythmer aussi l'histoire, histoire d'amour impossible par essence, puisque Jacques est un homme et Grâce une Tripède, et qui pourtant naît dans un halo de pureté, explicable par la différence de nature de ces deux êtres et, plus encore, par l'indicible beauté et pureté qui émane de Grâce. Cette histoire d'amour, enfin, prend place dans un contexte plus général, qui est celui de la lutte pour leur survie des Tripèdes face aux Zoomorphes et dans laquelle les humains sont amenés à avoir un rôle prépondérant (par la technique qu'ils apportent, par la motivation qu'ils donnent aux Tripèdes, par leur capacité à communiquer avec les Ethéraux et à s'attirer ainsi des alliés). Le style littéraire de ces romans fait aussi penser à ces fresques d'aventure du dix-neuvième ou du début du vingtième siècle. Page après page apparaît une réelle esthétique de la langue, des dialogues, qui témoignent d'un souci d'un récit qui doit être littéraire avant tout, et point tant réalistes. Que ce soit pour la description des paysages martiens ou de la beauté physique de Grâce, J. H. Rosny l'Aîné sait délivrer parfois de magnifiques passages qui empruntent à la poétique et au lyrisme. Cette poésie se retrouve jusqu'à la fin des Astronautes, lorsque Grâce donne naissance, dans un acte délivré de toute souillure physique et de toute douleur, à un bébé Martien qu'elle a simplement désiré de Jacques.
Pourtant, ces deux romans se distinguent du roman d'aventure pour entrer pleinement dans la science-fiction. D'abord, il est vrai, par le thème qu'ils abordent, à savoir l'exploration spatiale et la découverte d'espèces extra-terrestres. Ce n'est pas suffisant. Le contexte de la narration ne fait pas un genre ; Mars, ou un futur lointain, peu importe. Plutôt, J. H. Rosny l'Aîné utilise cette transposition d'une aventure sur le sol martien pour porter un regard distancié sur nous autres, pauvres humains. En cela, les romans de Rosny l'Aîné sont pleinement contemporains, en décentrant le regard, en le désanthropisant. Cela commence, dans Les navigateurs de l'infini, par un débat entre les trois astronautes sur ce qu'est la vie, sur sa valeur, sur le jugement pour qu'on peut y porter. Ainsi la vie humaine n'a-t-elle, peut-être, pas plus de valeur que celle d'un crabe pour une espèce supérieurement intelligente. Ainsi descendue de son piédestal, l'humanité ne peut plus se placer, consciencieusement, au sommet de la hiérarchie des vivants. La rencontre avec les Tripèdes, et celle avec les Ethéraux, confirment cette vision. La beauté physique des Tripèdes, leur riche passé, leur formidable capacité d'adaptation, l'intelligence ultra-rapide des Ethéraux, leur quasi éternité donnent à réfléchir aux trois astronautes. Jacques, le narrateur, s'incline d'ailleurs bien volontiers face à ces intelligences autres tandis qu'Antoine maugrée et défend la capacité de l'homme à s'adapter à son milieu, à le dominer, et à provoquer les rencontres. En réalité, peu importe : aucune civilisation n'est éternelle, dit Rosny l'Aîné. Les Tripèdes eurent un âge d'or que les humains connaissent probablement. Les Zoomorphes sont appelés à leur succéder, et de ces géants civilisationnels que furent les Tripèdes - comme le sont les humains, comme le furent, par leur règne, les dinosaures il y a des millions d'années -, il ne restera rien. Les romans de Rosny l'Aîné ont alors quelque chose de très actuel. Les Tripèdes ont périclité à cause du difficile accès aux ressources, et l'eau martienne en particulier. Chez les hommes, la question se pose aussi : eau, énergies pour se mouvoir ou se chauffer ... L'avertissement date de 1925, et il est plus que jamais actuel.
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