Une saison en enfer
"Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit."
Rimbaud, Le dormeur du val
"Le giton m'empoigne rudement et ses mains couvertes d'une corne sèche rougissent la peau de mes bras et de ma nuque. Sa queue courbée retombe sur sa cuisse gauche. J'adore à genoux ce sexe brun couronné d'une tiare amère. Il a la bite épaisse et mordorée des mulâtres , mais la peau encore douce des adolescents. J'accepte la main posée sur mon crâne, elle me pousse à recueillir au fond de ma gorge la liqueur séminale. Le gland gros comme le poing d'un petit enfant, lustré par la salive et les glaires cueillies à mon palais, pilonne mon pharynx et je ne respire plus que par à-coups, le visage révulsé par les hauts-le-coeur. Le putain rauque comme une bête blessée. J'essaie d'avaler jusqu'à la garde, il saisit ma nuque et s'enfonce d'un grand coup de rein, son noeud empêché par une muqueuse, un os gainé de viande, et, les yeux noyés de larmes, je me contente de rabattre vers mon menton ses couilles pour en sentir l'odeur et la caresse. Je veux qu'il me regarde tandis que je force mon corps à être le réceptacle de sa virilité. J'aimerais modeler ma gorge et ma chair en un fourreau dans lequel il glisserait son sexe comme le meutrier range contre sa cuisse la lame de son couteau , et je le vois baisser son visage à demi ravalé par la pénombre. Il a élevé sa beauté en une forteresse inatteignable du haut de laquelle le consacre mon regard et il me toise des remparts où siège son âme. Son regard comme sa main armée par ma main fouaille une blessure à mon flanc."
On le sait, les livres sont chers, et on n'apprécie guère d' être mal conseillés en la matière... Il m'arrive de dire parfois: "Allez-y, vous ne le regretterez pas", mais cette fois, je vais faire preuve de la plus grande prudence, et c'est aussi la raison pour laquelle je vous ai d'emblée proposé un extrait du roman: si vous êtes choqué, gêné, mal à l'aise, ou tout simplement circonspect, je ne crois pas que l'ensemble vous plaira.
Sinon...
On a rarement la chance, dans une vie de lectrice, de rencontrer une VOIX singulière, à nulle autre pareille, qui provoque en vous une marée d'émotions, un tsunami affectif et intellectuel, une sorte de reconnaissance et d'adhésion, presque primitives.
J'ai découvert ce livre par hasard, en lisant une entrevue de l'auteur, où il faisait montre d'une telle intelligence que j'ai été immédiatement intriguée. Sans savoir vraiment pourquoi, il me fallait absolument ce livre, au plus vite, et après avoir parcouru les premières pages, j'ai abandonnné ma lecture en cours (pourtant excellente) pour me plonger avec une sorte d'exaltation, de fièvre, de désespoir, et de tendresse mêlées, dans ce texte totalement inclassable, et d'une beauté pure, aveuglante, à pleurer. Un choc comme je n'en avais plus ressenti depuis très longtemps.
La couverture annonce un "roman", j'ai plutôt envie de dire: "poème en prose", tant la langue y tient la première place, fulgurante, furieuse, hallucinée, emplie d'images violentes et douces à la fois, en une succession de chapitres comme autant de fragments, forme d'ailleurs clairement revendiquée par l'auteur, qui envisageait d'abord d'accompagner le texte de photographies, mais qui a abandonné le projet initial, ainsi qu'un premier jet plus "classique", et qui ne lui convenait pas.
Jean- baptiste Del Amo a bel et bien visité La Havane, mais il ne s'agit pas ici d'une description objective d'un voyage, ou d'une ville. On entre ici dans la Littérature, la seule qui vaille à mes yeux, et tant pis si ces mots -là sont mal interprétés, je les assume... Arrêtons, une bonne fois pour toutes, de dire que tout se vaut, et si vous recherchez uniquement le divertissemnt au sens pascalien du terme, passez votre chemin.
Quand je rencontre un auteur qui sait écrire, véritablement, qui a cette exigence de la recherche formelle, et aussi, sans doute, ce don éclatant, je n'ai qu'une envie: le promouvoir, le balancer sur la place publique, sans autre forme de procès, et je le fais d'autant mieux que je n'ai rien à y gagner, si ce n'est ce rappel: la Beauté doit se vivre comme un engagement indispensable.
Ce texte, c'est à la fois une épreuve, et un acte d'amour; le narrateur, jeune homosexuel occidental de passage dans une ville tropicale, vit une aventure fondatrice, décrite dans l'extrait que je vous ai livré: il a une relation sexuelle avec un "giton", et n'aura alors de cesse de le retrouver dans la ville, ou en bord de mer... Cette quête est évidemment toute symbolique...Que cherche-t-il vraiment, sinon l'essence même de la vie, et de la mort?
"Au soir des obsèques, le long du front de mer, je marche à travers les embruns, le fracas des vagues atomisées sur le béton dans le crépuscule, et je laisse mon regard errer à la surface des façades en lambeaux."
Voilà donc les premiers mots, le ton est donné. L'atmosphère est étouffante, les hommes et les femmes sont presque des animaux, les chiens ont des cris humains, tout se mélange, tout est charrié dans un déluge d'odeurs, de sensations, de peaux, de sexes, d'âmes en perdition, et d'amour, toujours, d'amour... Tellement d'amour dans ce texte, pour qui saura bien le voir, tellement de compassion pour ceux qui souffrent, ceux qui ne font que survivre, qui mendient, qui vendent leur corps, ou ce qu'il en reste, les enfants, les putains, les anges et le Diable.
Mais que dire, vraiment, de ce voyage superbe et désolant, puisque rien jamais, ne saura transcrire l'émotion toute personnelle qui saisit le lecteur face, toujours, au mystère d'un texte?
Rien au fond... Vibrer, ressentir, admirer, se sentir bien, au centre même de la fange. Les mots pour faire mal, mais les mots pour renaître , aussi.
"Les façades déclives semblent tendre vers moi la nef d'une crypte et chercher à effacer le ciel vide et pourpre. Je les observe avec réticence et suspicion, juchées au-dessus de ma tête. Je débouche sur le front de mer et la chaleur abrutissante se charge du sel des embruns. Je me glisse parmi les arcades, dans les ténèbres poisseuses, sous les hautes voûtes suspendues aux accores comme les cales renversées de bateaux fantomatiques. Là, fument des métisses adossées aux colonnes."
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