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Critiques de Juan José Saer (152)
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L'ancêtre

Parfois quelques pages suffisent…Juste quelques pages pour savoir sans équivoque que nous avons entre les mains un chef d’œuvre. L’incipit poétique, le rythme doux de la narration, l’harmonie des phrases, la richesse, la sobriété et l’élégance du style, l’humanité qui dès les premiers mots vibre chaleureusement, l’ode à la nature pressentie, dès les premières phrases, ce livre de l’argentin Juan José Saer « L’ancêtre » m’a complètement conquise. J'ai l'impression émouvante d'avoir vécu avec ce livre une véritable rencontre. Ma découverte de la littérature Sud-Américaine, que je connais encore si peu, s’avère enchanteresse, « Le Llano en flamme » du mexicain Juan Rulfo il y a quelques semaines m’avait marquée, celui-ci aujourd’hui rejoint mon île déserte.



« Ma condition orpheline me poussa vers les ports. L’odeur de la mer et du chanvre mouillé, les voiles raides et lentes qui vont et viennent, les conversations des vieux marins, les parfums multiples d’épices et l’amoncellement des marchandises, prostituées, alcools et capitaines, bruits et mouvements, tout cela me berça, fut ma maison, servit à m’éduquer et m’aida à grandir, me tenant lieu, pour aussi loin que remonte ma mémoire, de père et de mère ».



Quant au scénario, inspiré d’une histoire réelle, est captivant : En 1515, trois navires quittent l’Espagne en direction du Rio de la Plata, vaste estuaire à la conjonction des fleuves Parana et Uruguay, passage des Indes par l’Ouest. Nous sommes trois ans avant la découverte de Magellan. Mais, à peine débarqués à terre, le capitaine et les hommes sont massacrés par des indiens. Un seul en réchappe : le mousse, jeune garçon de 15 ans. Il est mystérieusement épargné, accueilli en « def-ghi » (terme dont il mettra une vie entière à comprendre la signification) dans la tribu. Toutes les victimes sont également amenées, scrupuleusement découpées, assaisonnées, grillées à point puis dévorées, préambule à une orgie collective dont le jeune mousse sera le témoin, à la fois horrifié et curieux. Il ne sera rendu à son monde que dix ans plus tard à l’occasion d’une autre expédition naviguant dans ses eaux lointaines et mystérieuses. Le retour à ce monde d’avant va s’avérer plus délicat et compliqué qu’espéré, notre homme étant considéré tour à tour comme objet de répulsion ou de fascination, nous comprenons peu à peu que la sauvagerie n’est pas toujours là où nous croyons la trouver.



Le livre démarre avec le témoignage de ce narrateur, devenu vieux, qui se souvient, soixante ans plus tard. Mais plus que le simple souvenir d’une aventure exotique chez les féroces sauvages, comme peut le laisser croire le résumé de l’histoire de prime abord, c’est avant tout une réflexion passionnante sur la relativité de nos vies en société, de nos exotismes respectifs, de nos repères et de nos règles codifiées, de nos liens plus ou moins distendus avec la nature, réflexion sociologique et philosophique transformée par l’auteur en véritable prouesse littéraire pour narrer deux réels, l’un dicté par la nature, l’autre dominé, imposé par l’homme qui veut tout transformer à son image. Ce jeune homme, durant ces 10 ans de captivité et de vie dans le plus simple appareil au cœur d’une nature sauvage et austère, ne savait plus s’il était une bête ou un ver de terre, un métal en sommeil, incertitude et désarroi caractérisant cette nouvelle vie. Or il le souligne à l’hiver de sa vie : « A présent que je suis un vieillard, je sais que la certitude aveugle d’être homme et seulement homme nous apparente davantage à la bête que l’incertitude constante et presque insupportable quant à notre propre condition ».



C’est également une merveilleuse réflexion sur le temps, le temps relatif et la mémoire :

« Quand nous oublions, c’est que nous avons perdu moins la mémoire que le désir. Rien ne nous est consubstantiel. Il suffit d’une accumulation de vie, même si elle est grise et neutre, pour que nos espoirs les plus fermes et nos désirs les plus intenses s’éboulent. Nous recevons des masses continues d’expérience comme le cercueil les pelletées de terre définitive dans la fosse humide ».



Saer ne s’apitoie pas vraiment sur son héros, sur ses angoisses, sur son évolution durant ces 10 ans, non, il privilégie en effet une approche quasi sociologique des us et coutumes des indiens qu’il détaille au moyen de descriptions minutieuses à la fois terriblement réalistes, tendres et empathiques aussi. L’auteur choque d’abord par ces scènes de cannibalisme et d’orgie collective mentionnées précédemment, d’une précision cinématographique, réduisant l’indien au « mauvais sauvage », pour nous montrer ensuite que ce point culminant de la vie en société est en réalité un moment unique annuel d’exultation, d’assouvissement de pulsions printanières après un hiver d’anéantissement, pour cette tribu calée le reste du temps sur un long et tranquille quotidien rythmé par les saisons, le respect de la nature, la place accordé à chacun quel que soit l’âge et le sexe, la pudeur, la propreté, la survie. Pas de manichéisme entre le bon ou le mauvais sauvage, l’approche est très subtile et mériterait une analyse freudienne que je serais bien incapable de faire. Horreur et répugnance du début laissent place ensuite à une compassion empreinte d’admiration, allant même jusqu’à considérer que ces indiens furent les êtres les plus chastes, les plus sobres et les plus équilibrés qui lui ait été donné de rencontrer.



J’ai été littéralement émerveillée, époustouflée par la prose de Juan José Saer, qui sait capter l’indicible, l’intime, le moment suspendu, qui sait rendre compte avec une poésie métaphorique mais aussi un réalisme pointilleux, les étoiles pulvérisées sous le choc du froid saupoudrant la terre de leur poussière, les jeux d’ombre et de lumière du soleil se faufilant entre les feuilles de la forêt tropicale, tâches ondulantes, mirages de chaleur du soleil à son zénith, le bruit assourdissant du silence. Un style tout en élégance, sans emphase, sans lourdeur, sans longueur. C’est beau, ce sont des phrases qui se lisent à voix haute, qui se murmurent, qui se parcourent de nouveau pour pouvoir en déguster toute la grâce et l’inventivité. Voyez cette plume époustouflante lorsque le vieil homme déguste ce repas frugal composé d’olives, de pain et de vin blanc :



« L’assiette blanche où se mêlent les olives vertes et noires qui luisent un peu, fraîches sorties du bocal où on les tient à la cuisine, et le verre à pied d’où le vin, couleur de miel fin, laisse échapper son odeur terrestre et âpre, reflètent de diverses façons la lumière des bougies qui, dans l’air tranquille, semblent reconquérir à tout instant leur hauteur et leur immobilité ; le gros pain de ménage qui repose sur une autre assiette est irréfutable et dense, et son retour quotidien, joint à celui du vin et des olives, dote chaque présent où il réapparait, comme un discret miracle, d’une auréole d’éternité. Posant ma plume, je porte les olives à ma bouche, lentement, l’une après l’autre, et, crachant les noyaux dans le creux de ma main, je les dépose avec soin sur le bord de l’assiette. Au sortir de la bouche ils sont encore tièdes de la chaleur que leur communique l’intérieur de mon corps. Comme je fais alterner, par simple habitude, les olives vertes aux noires, les deux saveurs, l’une sur l’autre, m’apportent l’image, régulière, de raies vertes et noires qui passent, parallèles, de la bouche au souvenir ».



Ce sont des phrases qui coulent, limpides, des phrases méandreuses, qui se déversent en cascade pour former un fleuve puissant d’où brillent et roulent des pépites d’or. Une plume qui parvient par moment non seulement à suspendre le temps mais aussi à le remonter, à le déformer, à le dilater ou le contracter. A contrecourant. Une prouesse rare et précieuse. Ce livre est un diamant.



Je comprends désormais pourquoi Juan José Saer est considéré comme un des plus grands auteurs argentins contemporains du 20ème Siècle comme le souligne Eduardo (@Creisification) dans sa critique si riche et érudite, grâce à qui j’ai eu envie de lire ce livre. Il me tarde de poursuivre ma découverte de la littérature sud-américaine. Comme Juan José Saer, « je suis en train de balbutier sur une rencontre de hasard entre et avec, assurément, les étoiles ».





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L'ancêtre

J'ai découvert le grand écrivain argentin Juan Jose Saer (1937-2005) avec L'Enquête que je vous recommande. L'Ancêtre (1983) est un peu plus difficile d'accès je trouve mais c'est un roman riche et envoûtant.



On est au XVIe siècle vingt ans après la découverte de L'Amérique. le narrateur est un vieillard qui raconte ce qui lui est arrivé alors qu'il était un jeune mousse, orphelin.

Trois navires sont partis d'Espagne explorer un vaste estuaire récemment découvert. le petit mousse est le jouet des matelots. A peine débarqués à terre, le capitaine et les quelques hommes qui l'accompagnent sont massacrés par des Indiens. Un seul en réchappe, le mousse. Fait prisonnier, il est accueilli avec beaucoup de déférence dans la tribu de ses assaillants. Il assiste alors à un étrange et terrible rituel dionysiaque qui se répète chaque année quand les Indiens chassent leur proies. A chaque fois les Indiens laissent un survivant qu'ils nomment « def-gui ». Ensuite les Indiens redeviennent paisibles. le mousse est rendu à son monde dix ans plus tard, à l'occasion d'une autre expédition naviguant dans ces eaux. Il est nu, hirsute, ne se souvient pas de sa langue natale. Plus tard, il a la chance de rencontrer un homme qui l'instruit, lui apprend les langues. A près la mort de cet homme, il devient comédien. Arrivé à la fin de sa vie, le mousse devenu sage se souvient comment, soixante ans plus tôt, il a été amené pendant toutes ces années à partager l'existence d'une tribu d'hommes qui ont bouleversé sa vision du monde…





Le roman n'est absolument pas réaliste. Au début on se croirait dans un grand roman d'aventures se déroulant au XVIe siècle, une épopée avec de superbes descriptions poétiques. Mais le narrateur anonyme est étrangement serein pour un héros. Il semble planer au dessus-des événements comme dans un rêve ouaté. Arrivés chez les Indiens, au coeur des ténèbres, on se sent moins dans un roman que dans une sorte de documentaire anthropologique à la Levi-Strauss avec pour témoin ce mousse improbable que les Indiens appellent def-gui avec une grande déférence. le gamin est en quête d'un père, d'une famille mais jamais il n'est intégré ; il est seul avec les matelots, à côté du cercle des Indiens, il n'est pas reconnu parmi les Espagnols non plus. Plus tard, il transforme ses expériences en pièce de théâtre à succès : les spectateurs veulent un récit picaresque, de l'exotisme, des barbares. Ils ne comprennent pas leur altérité et son succès le rebute. Alors il se retire pour écrire ses mémoires.



Je vous encourage à lire ce récit poétique et stimulant.
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L'ancêtre

Un pays de neige, un soir pour un train qui hésite entre Bretagne et Ile de France puis, vers Chartres peut-être, s'arrête dans la nuit...

A parcours irrésolu, livre d'heures ciselées, L'Ancêtre, viatique salvateur , révèle en l'intervalle suspendu, par l'au-delà de la vitre, une autre dimension qui dit le fragile équilibre du monde et du vivant dont nous sommes les obligés, un réel et son double, quelque part dans la recherche d'un temps perdu.

Qu'on en juge :



"L'année qui passait ramenait avec elle, d'un fond noir inconnu, comme la fin du jour la fièvre dans les entrailles du moribond, une foule de choses à demi oubliées, à demi enterrées, dont la persistance et même l'existence nous paraissent improbables mais qui, lorsqu'elles réapparaissent, nous démontrent, par leur présence péremptoire, qu'elles n'ont jamais cessé d'être la seule réalité de nos vies.(...)

Ce monde-là, ils le soignaient, le protégeaient, en essayant d'augmenter ou plutôt de maintenir sa réalité.. Si le mauvais temps ou le feu détruisait les huttes, si l'eau pourrissait les barques, si l'emploi constant des objets les usait ou s'ils se cassaient, c'était parce que l'envers insidieux, fait d'inexistence et de noir, qui est la vérité ultime des choses, abandonnait ses limites naturelles et se mettait à ronger le visible."



Proustien pour le moins, pensai-je ; cependant qu'à très petite vitesse, de ces réflexions, le train s'éloigna.
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L'ancêtre

Ce que j'ai vu dans ma jeunesse, se demande un vieil homme qui ne se nomme pas, ce que j'ai vu recouvre-t-il la réalité, ou un rêve, une illusion, un souvenir altéré par le temps ?

Lui-même se sent presque inexistant, ayant grandi, sans famille, dans les ports, ayant subi les outrages des marins puisqu'il est mousse, à l'époque où l'Espagne arme ses navires pour répéter les exploits de Christophe Colomb. Inexistant, puisqu'il accepte de monter dans un bateau en partance (pour où ? personne ne le savait encore, très peu de marins osent monter.)

« Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, viens du néant à cause de ma condition orpheline, j'étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu'est une famille ; mais cette nuit-là, ma solitude, déjà grande, devint, d'un coup, démesurée. » 

Le bateau s'arrête à l'embouchure du rio de la Plata, tous les marins reçoivent une flèche, sauf le narrateur, petit de 15 ans, épargné sans comprendre pourquoi, qui suit la troupe d'Indiens jusqu'au village le long du fleuve Paraná.

Ils sont anthropophages.

Juan José Saer réussit le prodige, après nous avoir bercés par ses phrases s'écoulant comme un fleuve doré, par ses descriptions des ciels colorés et de la pleine lune sur le sable jaune, de nous raconter par le menu l'art et la manière de préparer les morceaux de viande humaine, sur un gigantesque feu de bois, rituel suivi sans vraie répugnance par le seul survivant, notre personnage, et en cela, de nous « faire participer » : les villageois se précipitent devant l'apport bienvenu de protéines, ils dévorent, sans croire complètement à ce don dont la réalité leur parait trop belle. Puis le village entier boit de l'alcool, et se livre à une orgie mémorable, les corps se mélangeant, l'obscénité se réveillant, comme si, par l'excitation qui enfle les corps, ils sortaient du puits sans fonds où la nourriture les avaient jetés.

Car, et c'est là tout où tout le génie de Saer s'exerce, et là où s'impose l'analyse de Freud dans Totem et tabou (clin d'oeil à Eduardo @Creisifiction) : auparavant, les fils jaloux du père qui s'arrogeait le monopole de toutes les femelles, le tuent et le mangent. Puis, poursuivis par le remords et l'idée qu'ils pourraient bien y passer, eux aussi, et s'épuiser dans des luttes de pouvoir sans fin, est proclamé pour le bien de tous le double tabou du cannibalisme et de l'inceste.

Ces indiens-là ont intégré l'interdiction de manger leurs petits camarades, et pourtant ils se permettent une fois l'an, comme rite printanier (dont la survivance se trouve dans nos Carnavals) de manger de la chair d'autres peuplades, souvent ennemis, (ça leur apprendra) et de s'oublier dans un érotisme débridé et public : tout en répétant, juste une seule fois par an, la scène primitive du meurtre du père, ils entérinent la sortie de la horde primitive, et l'accès à la civilisation.

Car nos Indiens connaissent l'inquiétude, le fond noir « d'un poids qui semblait les faire reculer jusqu'au milieu de la nuit ». Saer ne dit pas «  morale », « conscience », ni même « remords », mais répugnance après les actes qu'ils ne peuvent s'empêcher de commettre. Ils lavent à grande eau le village, se baignent, essaient d'oublier, redeviennent sobres et prudes, cela jusqu'à la prochaine année.

Car chaque année se répètent les mêmes actes.

L'autre génie de Saer, c'est de, durant les dix ans durant lesquels notre mousse vit avec et chez eux, nous inclure dans la même folie, sans pourtant que nous nous disions : franchement, les sales bêtes que ces sauvages. Ce sont, pour lui (et nous partageons le point de vue) « des naufragés sur un radeau, essayant de maintenir la discipline à bord tandis que l'orage se déchaine, en pleine nuit, sur une mer inconnue ». 

L'ancêtre doute de sa propre existence, il ne peut donc pas émettre un jugement de valeur (de type : l'autre est bon ou mauvais, je l'aime ou j'ai pitié de lui, il m'est égal ou inférieur). Il est le témoin des agissements, rapides ou feutrés des Indiens dont il ne comprend pas la langue, en cela il est neutre. Peut-être est-ce pour cela que les Indiens ne le tuent pas, le soignent, et le font s'échapper quand ils savent qu'un autre bateau est proche : il n'est pas prisonnier, il est leur témoin, leur narrateur à la face du monde.

Et pour revenir à Todorov, dans son livre « la conquête de l'Amérique » : Notre narrateur qui ne se comprend pas lui-même ne peut comprendre « l'autre » comme autre.

L'autre, alors, devient ce qu'il pourrait être, lui.

D'ailleurs, le retour dans la civilisation sera catastrophique, comme si on lui reprochait d'avoir goûté à tous les péchés, et il regrette le silence et la paix des Indiens quand il se trouve « entouré d'êtres étranges et problématiques auxquels seule l'habitude ou la convention pouvait faire appliquer le nom d'homme. »

Un passage m'a frappée, c'est l'agonie, après une orgie à laquelle il n'avait pas participé, d'un Indien dont la vertu ne le sauve pas de la mort. « Nos vies s'accomplissent en un lieu terrible et neutre qui ne reconnait ni la vertu ni le crime et qui, sans nous dispenser ni le bien ni le mal, nous anéantit, indifférent. »

Passage parmi d'autres, car chaque page du livre est souligné, tellement la prose de ce grand, très grand écrivain penseur m'a enthousiasmée.  

Conclusion rapide, celle de Chrystèle @HordeDuContrevent : « Ce livre est un diamant. » 

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L'ancêtre

« … au-delà, se trouvent les androphages, un peuple

à part, et plus loin encore c'est le désert total… »



Cette phrase de Hérodote que l'on trouve en épigraphe au début du roman ne pourrait pas être mieux choisi, tant il est vrai que cette oeuvre est comme une porte entre deux mondes, le monde civilisé et le monde brut des Indiens, entre le rêve et le cauchemar, l'illusion et la réalité, la bestialité et l'harmonie, le vrai et le faux-semblant.



Considéré comme un petit bijou de la littérature latino-américaine, ce court roman attendait depuis longtemps sur mes étagères que je lui accorde quelques jours d'attention. C'est chose faite et je suis ravie d'avoir enfin découvert ce grand écrivain argentin.

Je ne parle pas souvent des traducteurs, essentiels pour nous permettre l'accès aux auteurs étrangers, je vais donc en profiter pour souligner la superbe traduction de Laure Bataillon qui a d'ailleurs reçu pour ce livre, un prix récompensant son travail.



*

« L'ancêtre » est tiré d'une histoire vraie, celle de l'expédition de Juan Díaz de Solís qui, en 1515, quitte l'Espagne et débarque sur les rives du Río de la Plata. Les marins vont être massacrés par une tribu indigène cannibale. Un seul va en réchapper, il s'appelle Francisco del Puerto.

Le jeune mousse fait prisonnier vivra avec ce peuple jusqu'à ce qu'il soit relâché dix ans plus tard lorsque le bateau de Sebastián Cabot naviguera à proximité du village.



*

Ici, dans l'Espagne du XVIème siècle, un vieil homme, autrefois marin, écrit ses mémoires.

Le passé remonte le fleuve du temps, subtil dans le choix des mots, nostalgique dans la résurgence de ces souvenirs encore très forts.



« À présent que je suis en train d'écrire, que les grattements de ma plume et les grincements de ma chaise sont les seuls bruits qui résonnent, nets, dans la nuit, que ma respiration inaudible et tranquille soutient ma vie, que je peux voir ma main, la main fripée d'un vieillard, glisser de gauche à droite et laisser une traînée noire à la lumière de la lampe, je m'aperçois que, souvenir d'un événement véritable ou image instantanée, sans passé ni avenir, fraîchement forgée par un délire paisible, cet enfant qui pleure en un monde inconnu assiste, sans le savoir, à sa naissance. On ne sait jamais quand on naît … »



Enlevé par des Indiens alors que tout l'équipage est exterminé, le jeune homme raconte sa vie comme captif. Pendant dix ans, il va vivre à leur côté, partager leur quotidien et comprendre peu à peu leurs coutumes, leurs traditions, leur mode de vie et les raisons de sa captivité. Il va être témoin de scènes de cannibalisme, de folies orgiaques et d'étranges ébats sexuels.

Sa propre vision du monde sera alors ébranlée dans ses fondements, car c'est une nouvelle vie qui commence pour lui, comme une seconde naissance.



*

Malgré le petit nombre de pages, c'est un roman qui n'est pas toujours facile à lire. En effet, le style dense et riche en métaphores, l'absence de chapitres, les longs paragraphes, l'alternance entre narration et réflexions philosophiques laissent peu de respiration et demandent de l'attention.



Pourtant, j'ai été séduite par l'écriture immersive et intense, poétique et mystique de Juan José Saer qui se délie en de longues phrases. L'atmosphère de ce roman y est étrange, flottante : je me suis sentie attirée par ce monde inconnu, archaïque, sombre, brutal, voire glauque et obscène, mais aussi envoûtée par cette langue qui m'a rappelé celle de José Saramago. Ce livre est saisissant, tant par les images visuelles très fortes, celle d'un homme qui meurt sur la plage, ou encore de scènes d'anthropophagie, que par cette impression d'irréalité et cette atmosphère fascinante qui enrobe les souvenirs de l'homme.



« L'inconnu est une abstraction ; le connu, un désert ; mais le connu à demi, l'entr'aperçu, est le lieu parfait où faire onduler désir et hallucination. »



On est donc loin du roman d'action : « L'ancêtre » est plutôt un roman introspectif et mélancolique d'une grande réflexion philosophique sur la perception du monde et la vérité, sur le sens de la destinée humaine et l'identité, sur les souvenirs et la mémoire, la solitude et le mensonge.



« … le souvenir d'un fait n'est pas une preuve suffisante de son avènement véritable… »



Il y a également des passages intéressants sur le pouvoir du langage, la polysémie des mots, sur la communication avec les autres.



*

Pour conclure, « l'Ancêtre » est une belle découverte, à la fois roman d'aventure, ouvrage historique, fable philosophique et récit initiatique. La prose de Saer est belle, mélodieuse, égrenée de magnifiques phrases sur la beauté et la fragilité de leur monde, sur l'hypocrisie du notre.



« le seul savoir juste est celui qui reconnaît que nous savons seulement ce qui condescend à se montrer. »



Une oeuvre forte qui mérite d'être lue et relue.
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Glose

Ce roman de Juan José Saer (1986) est une expérience littéraire à nulle autre pareille. le Temps et la mémoire sont les thèmes du livre. Ce qu'il reste d'un événement et qui est sujet à caution. Ce qu'il reste c'est la glose, des commentaires, des interprétations qui ont pour la mémoire l'apparence d'une vérité.



Ce jour-là, cela devait être le 23 octobre 1961 mais rien n'est moins sûr, ce jour là dis-je Angel Léto sans trop savoir pourquoi, descend du bus au coin du boulevard, assez loin de son travail d'aide comptable et continue son chemin à pied dans l'avenue San Martin. Puis toujours par hasard, il rencontre le Mathématicien, bronzé et tout de blanc vêtu,y compris ses mocassins. Les deux jeunes gens n'ont pas grand-chose à se dire, a priori, n'est-ce pas ? Et pourtant ils se mettent à discuter pendant cinquante cinq minutes sur deux mille cent mètres, beaucoup moins longtemps soit dit en passant qu'il nous en faut pour parcourir le roman. Ils discutent au sujet d'un événement anecdotique. Ils glosent à propos de la fête d' anniversaire du poète avant-gardiste Washington Noriega à laquelle aucun des deux n'a assisté. le Mathématicien était en Europe pour des conférences et Léto n'avait pas été invité. Encore sous le coup de l'émotion provoquée par une phrase mystérieuse prononcée par sa mère le matin même, Léto écoute poliment mais d'une oreille distraite le Mathématicien frustré lui raconter ce que lui a rapporté le dénommé Bouton qui était à la fête. Au premier tiers du livre, à la fin des sept cents premiers mètres, un autre personnage apparaît. Tomatis le journaliste accompagne les deux autres pour un temps. Il était à la fête et il raconte sa version. Mais peut-on s'y fier ?



Ce livre a une construction complexe mais pourtant très claire, grâce aussi à la traduction épatante de Laure Bataillon. Il est composé en trois parties (Les 700 premiers mètres, les 700 mètres suivants, les 700 derniers mètres) . A chaque fois des blocs de récits alternent : les propos des protagonistes ; ce qu'ils pensent mais qu'ils ne disent pas : les conjectures savantes du Mathématicien à propos de la fiesta d''anniversaire, celles de Léto au sujet des paroles funestes de sa mère, les interprétations des gestes et des propos des uns sur les autres, les souvenirs récents ou anciens de chacun d'eux ; le récit du narrateur omniscient : récits et commentaires sur les personnages principaux et secondaires, résumés toujours différents de la situation, sauts dans le futur tôt dans le roman qui nous permettent d'appréhender le contexte politique du livre, de rendre le récit tragique et les personnages touchants.



Cette construction savante et géométrique du récit épouse le plan en damier, entre ombre et lumière du boulevard. L'écriture est sinueuse comme notre mémoire, pleine de digressions drôles ou dramatiques, d'interrogatives malicieuses, d'évocations lyriques d'instants avec de gros plans sur des détails ou des gestes que le temps a engloutis.



Merci beaucoup Eduardo (Creisifiction) de m'avoir fait connaître ce grand écrivain argentin.
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L'ancêtre

Cette nouvelle publication de « L’Ancêtre » (ISBN 9782370550101) a été réalisée en janvier 2014 par La maison d’éditions le Tripode.

Le dessin de couverture, absolument superbe, a été conçu par le jeune artiste argentin Nicolás Arispe. Il représente des enfants indiens en rang, l’un derrière l’autre, dans un jeu ancestral au milieu des roseaux.



J’ai mis hier, par inadvertance, la critique de « L’Ancêtre » sous une ancienne édition. Il me faut donc réparer cette étourderie d’autant plus que ce livre magnifique m’a été offert dans le cadre de l’opération Masse Critique.



Voici donc, avec mes excuses, cette critique à la bonne place !



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Le 16e siècle, dans sa soif de découvrir le Nouveau Monde, a été le théâtre de destins les plus invraisemblables.

Né orphelin au début de cette période d’explorations maritimes, le narrateur de ''L’Ancêtre'' fait partie de ces individus au parcours de vie peu banal. Au soir de son existence, à la lueur de la chandelle, il se remémore son passé.



Enfant des rues, il embarque à quinze ans comme mousse à bord du vaisseau amiral d’une flottille espagnole composée de trois galions.

Après des mois de mer interminables pendant lesquels le jeune matelot est plus souvent qu’à son tour victime des instincts primaires de l’équipage, le voici débarquant avec une dizaine d’hommes sur le rivage d’une contrée sauvage située à l’embouchure d’un fleuve.



C’est la mort que le petit groupe, parti en reconnaissance, va trouver au bout de son expédition pédestre : une centaine d’hommes nus lui barrent soudain le passage et transpercent de flèches les compagnons du moussaillon. Les autochtones non seulement kidnappent celui-ci mais se saisissent également des cadavres avant de disparaître au pas de course dans les profondeurs de la forêt.



On a peine à imaginer l’effroi de l’adolescent se retrouvant le lendemain au cœur d’une tribu anthropophage !

Une fois l'an, les indiens s'adonnent à un rituel festif abominable. Tout le village est en effervescence : les corps décapités des espagnols rôtissent par morceaux au-dessus de braises et des grandes jarres, remplies d’eau de vie, sont disposées à proximité de l'immense barbecue. Les ripailles durent jusque tard dans la nuit et se terminent en orgie géante où jeunes et moins jeunes s’accouplent au petit bonheur la chance…



Notre mousse déambule à sa guise dans le village en délire et sa perplexité monte encore d’un cran lorsqu’il se voit proposer avec tact et délicatesse du poisson grillé.

Assembler les mots anthropophagie et hospitalité a un côté antithétique à vous donner froid dans le dos ; le jeune mousse va pourtant s'acclimater à sa nouvelle vie. Il règne en effet au sein de cette tribu primitive un esprit communautaire fait de tolérance et de profond respect d’autrui ; c’est précisément ce dont est privé l'adolescent depuis le plus jeune âge !



J’ai dévoré, si je puis dire, ces écrits ô combien dépaysants et captivants de l'écrivain argentin Juan José Saer, inspirés d’une histoire réelle.

Tantôt une considération philosophique, tantôt une description de la nature teintée de poésie, contrebalancent les scènes de cruauté si bien que le lecteur, en empathie avec le narrateur, n’est jamais déstabilisé ni même mal à l’aise.

Roman historique, fable universelle, essai philosophique, ''L'Ancêtre'' est un livre bien singulier, difficilement oubliable. La grande qualité de la traduction de Laure Bataillon, primée en 1988, participe à la magie de cette œuvre.



Voici tout juste cinq siècles l'Occident, dans son avidité colonisatrice, a passé par pertes et profits bon nombre de tribus primitives du Nouveau Monde. Leur disparition, tragique pour l'humanité, est admirablement mise en lumière dans ''L'Ancêtre''.



Un grand merci aux Responsables de l’opération Masse Critique pour m'avoir convié à ce festin littéraire si particulier !

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L'enquête

Il me tardait de découvrir l'univers de Juan Jose Saer, le grand romancier argentin. L'enquête (1994) est un roman gigogne ludique qui révèle la difficulté à saisir la vérité parmi différents récits/versions. L'écrivain joue avec les codes et les personnages familiers du récit policier ainsi qu'avec la patience du lecteur en créant de multiples fausses pistes narratives toutes accompagnées de digressions bien intéressantes. Il y est souvent question de solitude, de mémoire, d'exil et d'amitié. le roman s'agrandit, se complexifie, les énigmes se multiplient. Saer s'amuse à nous perdre, jusqu'à la fin. L'écriture, presque toujours narrative, est sinueuse et précise, au service du propos.

Dans le premier récit nous tournons en rond à Paris plus précisément dans le XIe arrondissement en compagnie du commissaire Morvan un dimanche de décembre glacial juste avant les fêtes de Noël. Vingt sept petites vieilles ont été violées et assassinées sauvagement. Morvan responsable de l ‘enquête piétine lamentablement, pourtant il lui semble sentir l'ombre du tueur tout près. Il rappelle beaucoup Maigret ce Morvan avec son lourd pardessus et son pas lent mais il est divorcé, plus tatillon, beaucoup plus tourmenté par l'enquête mais aussi par un douloureux secret. Il a par moments des hallucinations dans lesquelles il perçoit des monstres de la mythologie grecque. Morvan est secondé par son ami le commissaire Lauret chargé en particulier de donner des informations aux médias.

Dans le second récit, nous sommes en Argentine en mars, il fait une chaleur encore estivale et l'on boit beaucoup de bières (sans faux col). Pigeon l'exilé revient au pays natal pour un bref séjour à Santa Fé . Son vieil ami Tomatis l'accueille, l'entraîne au restaurant et lui présente Soldi un autre ami. Pigeon raconte alors l'histoire du meurtrier en série parisien aux deux autres. L'affaire a fait la une de tous les journaux. Mais Tomatis et Soldi s'intéressent davantage à un manuscrit anonyme inédit retrouvé dans les papiers de Washington Noriega un écrivain décédé. Julia la fille de ce dernier refuse de s'en séparer. Les trois amis partent en bateau à sa rencontre, le long du fleuve Parana. Pigeon essaie de retrouver les sensations éprouvées avant son exil. Selon Soldi le manuscrit, pardon le dactylogramme intitulé « Sous les tentes grecques », raconte un épisode de L'Iliade avec deux personnages mineurs : un vieux soldat et un jeune soldat, qui confrontent leurs expériences et leurs informations sous les murs de la ville de Troie assiégée, avant que le cheval ne passe les murailles.  



Il me reste à remercier mes amis Creisifiction  et Horde du Contrevent pour m'avoir fait découvrir ce grand romancier argentin que je retrouverai avec beaucoup de plaisir.
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Les nuages

Pigeon Garay, l'universitaire argentin exilé à Paris de l'Enquête, reçoit, au milieu d'un mois d'aout caniculaire une « disket » mystérieuse envoyée par Marcelo Soldi, l' une de ses connaissances sud-américaines. Elle contient un manuscrit douteux, d'après son ami Tomatis, daté du début du XIXe siècle et intitulé « Les Nuages » que Pigeon doit expertiser.

Il s'agit du journal du Dr Real, assistant du Dr Weiss un grand psychiatre européen aux méthodes avant-gardistes et à la personnalité attachante. Celui-ci a fondé « Les Trois Acacias » un centre modèle inspiré du jardin d'Epicure  situé à la périphérie de Buenos Aires. le Dr Real nous présente son mentor et nous raconte l'histoire du centre depuis sa fondation jusqu'à sa disparition. Puis il en vient à raconter la mission que le Dr Weiss lui a confiée pour l'aguerrir : convoyer quatre malades mentaux (puis cinq) et leur caravane constituée d'Indiens, de gauchos à la gâchette facile, de prostituées, de soldats et d'animaux depuis la ville (Santa Fé) à travers l'immense pampa jusqu'à Buenos Aires. le premier malade est un mélancolique qui gît, immobile, le poing fermé, répétant les gestes de Zénon pour décrire les chemins de la connaissance ; le deuxième une nonne nymphomane ; le troisième est un dandy maniaque et les deux derniers, des frères, souffrent de délire linguistique. Ils subissent des attaques d'Indiens façon western, sont poursuivis par un vieux chef sanguinaire, tout cela sous la menace constante d'inondations diluviennes. La mémoire du Dr Real n'est pas fiable.Il perd la notion du temps et de l'espace : l'horizon nuageux semble toujours à le même place. Notre bon Dr Real est de plus en plus halluciné.

Je n'ai pas pris le même plaisir à lire cet ouvrage (1997) que celui que j'ai pris à lire L'Enquête (1994), L'Ancêtre et surtout Glose (2016), mon préféré. Souvent, je me suis ennuyée, souvent j'ai été larguée. Évidemment, tout est parodique : faux roman picaresque, fausse chronique médicale, fausse épopée. Trop complexe, trop érudit, pas suffisamment drôle, pour moi. Cette nef des fous argentine ne m'a pas embarquée.
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L'ancêtre

Le narrateur est désormais un vieillard. Il se souvient avec beaucoup d'acuité d'une aventure qui a bouleversé son existence plusieurs décennies auparavant. A quinze ans il s'était embarqué pour les Indes ( au début du XVIe siècle) comme mousse; mais, après trois mois de traversée, les trois navires de son expédition accostent sur les rivages d'une terre inconnue et rejoignent, en longeant les côtes, les eaux d'un grand fleuve (Le Rio de la Plata) et pénètrent dans une forêt vierge. Lors d'une mission de reconnaissance, ses compagnons sont tués par des indiens et il est le seul survivant. Il restera plusieurs années au sein de cette tribu aux rites anthropophages. Tous les ans ces indiens se livrent à une fête qui les autorise à toutes sortes de débordements, fête après laquelle ils reprennent une vie monotone et réglée, sur les bords du fleuve. Les souvenirs du narrateur sont, plusieurs décennies après, encore plein d'étrangeté. On sent qu'il a de l'empathie pour ces indiens, sans qu'il ait pu tout à fait déchiffrer leurs comportements, leur monde sur le point de disparaître.
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L'ancêtre

Juan José Saer (1937-2005) est considéré, au même titre que Jorge Luis Borges (1899-1986) ou Julio Cortázar (1914-1984), comme un des plus grands écrivains argentins du XXe siècle.

Dotée d'un style sobre, pour ce qui est de la forme, se dispensant avec une économie élégante de tout détail superflu au récit (y compris parfois noms, dates et toponymes!), à moins qu'il ne s'agisse de distiller la poésie riche de sens d'un village indien au coucher de soleil ou d'une éclipse de la lune sur l'immense fleuve Paraná, essentiellement réaliste et aux antipodes du baroque extravagant que nous offre la plupart du temps la littérature sud-américaine, dans L'ANCÊTRE, la prose de Juan José Saer semble d'autre part, à tout moment, aspirer à s'élancer dans de magistrales envolées abstraites, à pratiquer de dangereux triples-sauts au-dessus du vide cherchant à redessiner, avec une astuce et une acuité qui m'ont personnellement époustouflé, les contours de l'espace-temps auxquels nous avons pris l'habitude de nous accrocher afin de pouvoir donner consistance à notre réalité environnante, véritables prouesses langagières nous faisant entrevoir, totalement renversés par rapport à nos repères habituels, une autre dimension derrière notre perception ordinaire de la réalité, sans pour autant que la narration devienne brouillonne ou ampoulée. Ainsi, on pourrait dire que Juan José Saer se révèle-t-il un fin dé-constructeur du réel, ou tout au moins de certains de ses mirages potentiels dont nous aurions pu nous emparer dans la construction de ce que les allemands avaient les premiers appelé notre "Weltanschauung", notre «vision du monde» occidentale et européenne.

L'ANCÊTRE est inspiré du récit vrai d'une expédition espagnole au début du XVI siècle, partie à la recherche d'un passage des Indes par l'ouest, trois ans avant l'exploit de Magellan, et ayant en fin de compte échouée dans l'estuaire du Rio de la Plata, en Argentine. Débarqués en reconnaissance d'un des trois navires composant l'escadre, le capitaine et dix membres de l'équipage se font massacrer par une tribu d'autochtones, excepté le mousse, âgé de 15 ans, emmené par les Indiens en même temps que les dépouilles des victimes de cette attaque surprise afin que ces dernières puissent ensuite être dépecées, savamment assaisonnées et dévorées lors d'une orgie rituelle réunissant l'ensemble de la tribu. Investi du rôle complexe de «def-ghi», mot qui, comme du reste tous les autres vocables de cette curieuse langue parlée par les Indiens, pouvait signifier «en même temps beaucoup de choses différentes et contradictoires», et dont il mettra pratiquement toute une vie à comprendre le sens exact, notre mousse n'était pas de ce fait destiné à être consommé...Voilà pourquoi, dès les premières pages du livre nous le retrouvons au point de départ, c'est-à-dire en Espagne, soixante-ans après, en train d'écrire le récit des dix années qu'il aura vécues au sein de cette peuplade australe.

Le titre original de L'ANCÊTRE est « El Entenado », mot qui à ma connaissance n'a pas d'équivalent en français («entenado» désigne en espagnol à la fois l'enfant d'un des conjoints né avant leur union, «beau-fils» ou «belle-fille» en français, ainsi qu'un enfant adopté ou pris sous la tutelle d'un adulte). Orphelin et sans histoire, livré à son sort depuis son plus tendre âge, élevé à droite et à gauche, et notamment par les marins et les prostituées du port qu'il quittera à 15 ans à bord d'un navire partant pour une expédition hasardeuse en Amérique du Sud, en rupture de filiation, surgi d'un « néant » à l'image de ces primitifs qui de par la couleur même de leur peau lui sembleront au moment où il les verra pour la première fois, comme «directement sortis des eaux boueuses du grand fleuve», notre narrateur dont par ailleurs nous ne connaîtrons jamais le véritable nom, incarnera parfaitement, après dix années d'immersion complète, le « def-ghi », tiers par excellence et survivant pouvant témoigner de l'existence réelle de la tribu, ainsi que des lois naturelles particulières régissant leur univers. «Ce n'était pas l'inexistence éventuelle d'un autre monde qui les terrorisait mais bien celle de ce monde».

Des récits des origines de l'humanité légués par l'Antiquité, en passant par les différentes mythologies ou les textes fondateurs de religions, jusqu'aux sciences modernes, l'anthropologie ou la psychanalyse, une vaste littérature sur la genèse de la civilisation aura vu le jour et continue encore à alimenter la spéculation dans diverses disciplines scientifiques, dans le domaine de la philosophie ou encore dans la littérature. Qu'est-ce qui aurait en fin de compte permis à l'humanité de sortir d'un état primitif indifférencié, purement instinctif et apparenté au règne animal ? Si beaucoup d'hypothèses et de reconstructions plus ou moins fondées de ce moment charnière pour l'humanité ont été échafaudées, aucune ne semble à ce jour avoir réussi à trancher d'une fois pour toutes la question. Depuis que dans la nuit de temps le premier primate s'était saisi d'un os ou d'une pierre pour se servir en tant qu'outil, jusqu'à notre troisième millénaire et les rêves scélérats d'intelligence artificielle et de transhumanisme qu'il caresse, en voici encore une de ces petites interrogations «annexes», un de ces petits points «princeps» permettant de comprendre pleinement notre condition restés pourtant énigmatiquement irrésolus.. !

Dans «Totem et Tabou», publié en 1913, Freud s'était particulièrement attelé à l'origine du tabou de l'inceste et au rôle joué par le totémisme dans les sociétés primitives, s'appuyant sur les recherches de son contemporain, l'anthropologue écossais James George Frazer, auteur entre autres de «Totémisme et Exogamie», ainsi que sur les travaux de Darwin sur la «horde primitive». Dans la version freudienne de la horde primitive, les fils jaloux d'un père tout-puissant et possédant à lui seul l'accès exclusif à toutes les femmes du clan, à l'instar du mâle dominant chez les primates supérieurs, le tuent et le mangent lors d'un repas rituel. Cet évènement inaugural, suivi à la fois par le remords et par la crainte d'une impitoyable guerre fratricide à l'intérieur du clan serait à l'origine des règles correspondant aux deux tabous fondateurs de la civilisation: l'interdiction de tuer les membres du clan, et l'interdiction des relations sexuelles avec les femmes appartenant à un même clan (exogamie) cette dernière étant le prototype sur lequel sera bâti ensuite l'interdit de l'inceste.

Le tabou concernant le cannibalisme, comme ceux du meurtre et de l'inceste, aurait participé selon Freud à l'organisation de la société humaine.

La relecture du mythe de la horde primitive que nous propose L'ANCÊTRE ne chercherait aucunement à infirmer ou à s'opposer à la théorie freudienne exprimée dans «Totem et Tabou». Elle se situe avant, avant l'avènement d'une conscience réflexive chez l'homme, ce miroir aux alouettes lui ayant permis de s'extraire progressivement de la nature et d'acquérir par la suite la conviction intime d'exister pleinement en tant qu'être supérieur, à part et rationnel. L'ANCÊTRE en serait ainsi une sorte de «prequel», à une époque où, dans ces contrées préservées jusque lors de tout contact «civilisé», l'anthropophagie participait encore à un ordre et à un cycle naturel de la vie, à l'image même des saisons ou du jour et de la nuit, et où l'homme semblait évoluer dans un bloc indifférencié parmi les espèces vivantes (animale, végétale), naviguant indifféremment entre nature et culture ou entre mondes visible et invisible. «Tout le présent, nous y compris, se situait en un lieu, et en même temps il était ce lieu. En réalité, c'est nous qui étions ce lieu, plus encore que le lieu lui-même ». Parlant une langue où le verbe « être » faisait défaut, «c'était, comme le pensaient les Indiens, grâce à notre paraître que ce lieu en paraissait un ». Autrement dit, l'apparence distincte des choses ne garantissait pas leur existence autonome. Prenons, par exemple, la réalité d'un arbre : «Les Indiens ne pouvaient pas se fier à l'existence de l'arbre parce qu'ils savaient que celle de l'arbre dépendaient de la leur, mais, en même temps, comme l'arbre contribuait, avec sa présence, à garantir la leur, ils ne pouvaient pas se sentir entièrement exister car ils savaient que, si leur existence venait de l'arbre, cette existence était problématique, puisque l'arbre semblait tirer la sienne de celle que les Indiens lui accordaient»! Impossible de sortir de ce «cercle vicieux et de voir les choses de l'extérieur pour découvrir, avec impartialité la base de ces évidences».

Rassurez-vous donc, il ne s'agirait nullement ici de justifier ou de faire l'apologie d'un retour quelconque à la nature et...au cannibalisme! Dans L'ANCÊTRE, il n'y a pas d'ailleurs de notions d'un quelconque «bon» ou «mauvais» sauvage. Il y serait même davantage question d'«anthropocentrisme» que d' «anthropophagie » à proprement parler. Aucun clin d'oeil à Hannibal Lecter à déplorer ici, mais plutôt à un Montaigne quand ce dernier, en se penchant sur la question dans un commentaire devenu de nos jours sujet du Bac, nous invite à réfléchir sur le fait que « l'esprit humain ne voit et ne comprend vraiment que ce qui lui ressemble (...) il ne saurait appréhender la différence que selon soi, non selon elle». Ou même à Claude Lévi-Strauss, quand l'éminent anthropologue structuraliste énonce, non dépourvus d'une certaine ironie et dérision sous-jacentes, ces propos relativistes: « Il y a des sociétés qui voient dans l'absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci et de les mettre à leur profit, et celles qui, comme la nôtre [...], ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables du corps social, en les tenant temporairement ou définitivement isolés.». Incorporer ou ne pas incorporer, that's the question...?

En tout cas et pour conclure ce billet erratique, «indécemment long» comme dirait une très sage Lama et néanmoins amie de votre serviteur, L'ANCÊTRE n'est surtout pas, ainsi que pourrait l'induire à tort sa quatrième de couverture, un roman historique ou le récit d'incroyables et périlleuses aventures chez les cannibales, mais une exploration littéraire magistralement réussie de ce que aurait pu habiter l'esprit humain avant que celui-ci ne se soit émancipé du reste de la nature et, ne se remettant désormais qu'à lui-même, ne règne en maitre tyrannique d'un réel totalement plié à son image et ressemblance.













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L'ancêtre

L'INCROYABLE HISTOIRE D'UN REFLET DANS L'EAU.



«A cette époque, la mode était aux Indes car cela faisait presque vingt ans qu'on avait découvert le pouvoir de les atteindre par le ponant.» C'est pour de telles raisons que, lorsqu'on est un gamin orphelin de l'Espagne du début du XVIème siècle, siècle que l'on surnommera bientôt "d'or", bien qu'il se construisit sur des monceaux de cadavres et la mise en coupe réglée des trésors découverts aux Amériques, on décide de s'embarquer comme mousse à bord d'une de ces caravelles, porteuses de rêve et de richesses. Le navire va accoster dans cette Amérique latine encore presque parfaitement inconnue - 1492, c'était presque hier - dans le Cône sud plus précisément, entre les fleuves Paraná et Uruguay. A peine le capitaine et quelques-uns de ses hommes ont-ils mis le pied à terre qu’ils se font massacrer par une tribu d’indiens cannibales. Un seul en réchappe, le mousse Francisco del Puerto, 15 ans, qui, captif (mais est-il véritablement captif ?) vivra avec les indiens pendant dix ans avant d’être récupéré, avec l'aide des indiens eux-mêmes, par une nouvelle expédition. Un détail, cependant : Les Indiens, dans ce coin du Rio de la Plata, sont cannibales, mais ils ont pour habitude de laisser la vie sauve à l’un de leurs prisonniers, pris au hasard. C'est ce qui expliquera la raison de cette survie que le petit marin espagnol, qui fut malmené et violé par les hommes d’équipage lors de la traversée, ne parvient d'abord pas à comprendre.



De retour en Espagne, il apprendra à lire et à écrire dans un couvent, ayant la chance de croiser un clerc plus fin, plus intelligent et intègre que la majorité de ses semblables. À la mort de ce dernier - d'abus de boisson mais aussi d'un trop grand appétit de vivre - le jeune homme devient vagabond puis, un peu malgré lui et très fortuitement, membre d’une troupe de théâtre qui fini par s'enrichir en jouant sur scène une retranscription tellement libre qu'elle en devient aussi fausse que fantasmatique de sa vie chez les indiens de la pampa. La trajectoire du petit mousse est une ascension inespérée. Mais c’est aussi l’histoire d’un désenchantement que ce héros bien malgré lui nous conte, à la première personne, tandis qu'installé avec ses enfants adoptifs et ses petits enfants, il tâche de se souvenir et, entre les lignes, de comprendre ce parcours en tout point atypique, écartelé, déviant.



Quoi qu'assez bref, deux cent pages d'une impressionnante densité, et d'un style incroyable, sinueux, entrecoupé d'innombrables virgules-rizhomes, fluctuant, aussi méandreux que ces fleuves où Juan José Saer situe, de facto, l'origine du monde, de son monde et de l'Argentine, du centre épiphanique de l'univers possiblement, une plume qui semble, par moment, être susceptible de suspendre le temps, de l'incurver, le rendre à merci, lui donner de cette longueur, de cette trompeuse langueur que l'on retrouve peut-être parfois chez Marcel Proust même si pour pour d'autres raisons, ce bien qu'assez bref, disions-nous, les univers développés par l'auteur sont d'une richesse en tout point incalculable. Le texte se divise, peu ou prou, en trois temps :



Le premier temps, sans doute le plus éprouvant mais aussi le plus fascinant, c'est celui de ces premières heures, celui du "def-ghi" qui n'a encore qu'une très mince conscience de ce qu'il est, qui va connaitre néanmoins une sorte de seconde naissance en assistant aux prémices préparatoires puis à l'accomplissement d'une monstrueuse scénographie orgiaque, dantesque, invraisemblable au cours de laquelle ses compagnons vont être patiemment préparés, désossés, assaisonnés puis cuits pour être consommés dans un moment de frénésie occulte durant lequel les acteurs sont tour à tour obnubilés puis abattus dans leur propre désir à dévorer sans fin - sans faim ? - ce repas incroyable. La suite sera plus licencieuse encore, dépravée même, sado-masochiste pourrions-nous préciser, - où s'entremêle onanisme débridé, homosexualité, mélangisme, inceste - n'était l'absence totale de volonté première, d'idée de faute ou d'interdit moral, pour s'adonner à des plaisirs illicites finalement très nôtres ; et puis les indiens semblent être alors sous le pouvoir d'une boisson fatale qui les met strictement hors d'eux-mêmes au point que d'aucuns en meurent, ne commandant plus rien de leurs actes, se perdant définitivement dans les marais, chutant lourdement, se blessant grièvement, finissant par tomber dans une espèce de catatonie. Cependant, nul jugement de la part de notre jeune homme, maintenant tout au long de cette orgasmique journée une imperturbable distance d'observateur pour ainsi dire anthropologique, une fois les premiers temps de la sidération passés, et comme si le voile d'incompréhension totale dans lequel il flottait l’empêchait d'éprouver le moindre sentiment tant à l'égard de ses compagnons massacrés puis engloutis que durant les scènes dionysiaques qui suivirent. Une fois cette imitation de nouvelle naissance accomplie, le narrateur exposera, dans ce journal qui n'en est pas un, l'essentiel de son existence chez ces amérindiens qui devienne dans leur quotidien et une fois leur monstrueuse agapè accomplie, l'antithèse absolue de ces heures folles.

Là, à rebours de ces bacchanales, leur vie est absolument strictement rangée - jusqu'à une maniaquerie certaine, qui les pousse à nettoyer, balayer, réparer, arranger sans cesse leur médiocre quotidien - , le sexe est alors banni de toute vie publique et semble n'être pratiqué que de la manière la plus fugace dans le privé. Ils s'avèrent par ailleurs d'une grande courtoisie, d'un calme que rien ne met en défaut, d'une solidarité permanente, d'une équanimité sans faille. Seulement, un fois l'an ou peu s'en faut, leurs hourvaris frénétiques les reprennent. Une chasse à l'homme est pratiquée auprès des tribus alentour. C'est d'ailleurs à cette occasion que l'ancien matelot comprendra peu à peu ce qu'il en est d'être un "def-ghi", puisqu'il s'en trouve un à chaque nouveau festin cérémoniel. Ceux-ci semblent d'ailleurs prendre leur rôle très à cœur avant que d'être renvoyés dans leurs pénates et finissent même souvent par toiser l'espagnol, pauvre "reflet" (c'est un des sens du mot) sans but... Voilà pour ce que c'est, avec tout l'incertain de l'exercice :



«On disait def-ghi des personnes absentes ou endormies ; des indiscrets qui, durant une visite, au lieu de rester chez l’autre un temps prudent, s’attardaient indéfiniment ; on appelait aussi def-ghi un oiseau à bec noir et au plumage jaune et vert, qu’on apprivoisait et qui faisait rire parce qu’il répétait, comme s’il eût parlé, les mots qu’on lui avait appris ; def-ghi, c’étaient aussi certains objets qu’on mettait à la place d’une personne absente et qui la représentaient dans les réunions […] ; de même façon on appelait def-ghi le reflet des choses dans l’eau ; une chose qui durait c’était def-ghi […]

Def-ghi, c’était tout cela et bien d’autres choses encore. Après de longues réflexions, je déduisis que, s’ils m’avaient donné ce nom, c’était parce qu’ils me rendaient solidaire de quelque essence commune à tout ce qu’ils nommaient ainsi. Ils attendaient de moi que je pusse dédoubler, ainsi que l’eau, l’image qu’ils donnaient d’eux-mêmes, répéter leurs gestes et leurs paroles, les représenter en leur absence et que je fusse capable, quand ils me rendraient à mes semblables, de faire comme l’espion ou l’éclaireur qui, après avoir été témoin de choses que la tribu n’a pu voir, revient sur ses pas pour raconter toutes choses en détails à tous. […] ils voulaient que de leur passage à travers ce mirage restât un témoin et un survivant qui fût, à la face du monde, leur narrateur.»



Le second temps est, dans une large mesure, plus rugueux. Plus sombre aussi, contre toute attente (après tout, ne rentre-t-il pas "chez lui" ?). Car le retour à la supposée civilisation n'est pas le moment attendu (y compris par le lecteur) des réjouissances, des retrouvailles avec un monde en absence. S'il rencontre un bon père qui comprend et son désarroi et ses capacités, c'est bien le seul qui s'interessera à lui, autrement que comme "celui qui était chez les sauvages". Par lui, il apprendra à lire et à écrire mais, plus que cela, il pourra envisager le recul lié à l'apprentissage du verbe vrai - par rapport à lui-même et, plus encore, vis à vis de ses contemporains - mais son maître disparaissant inopinément mais assez vite de la surface de la terre, notre homme va vivre une vie de vagabondage puis, par le hasard d'une rencontre, il va suivre et même donner la matière principale d'une pièce qui sera jouée dans l'Espagne toute entière puis dans le reste de l'Europe, mais une pièce qui n'a rien à voir avec ce qu'il a véritablement, fondamentalement vécu, éprouvé, une création où le sujet n'est pas son expérience ni même lui, mais la vision que ses contemporains immédiats ont de ces fameux sauvages. Le retournement s'accompli lentement mais surement : cette supposée civilisation ne serait-elle en vérité que celle des sauvages que nous sommes ? Un monde de mensonge, d'imposture (à laquelle il prend part, par faiblesse, par facilité, par ennui de tout, par désenchantement), d'abus et d'intérêts vils, mesquins, sonnants et trébuchants. Voici ce qu'il dit des nouveaux sauvages qui l'entourent : «ces enveloppes vides qui prétendent s'appeler hommes» ou encore «depuis le jour où ils m'avaient renvoyé, je n'avais rencontré, à part le Père Quesada, que des êtres étranges et problématiques auxquels seule l'habitude ou la convention pouvait faire appliquer le nom d'hommes.» La messe est dite, et ce sont cinquante années qui vont défiler comme d'un rien, parce qu'en vérité, elles ne sont presque rien pour ce personnage ayant connu une sorte d'illumination, sans même qu'il s'en soit encore aperçu tout à fait.



C'est enfin un homme fait, globalement "achevé", dans le sens où il l'a réellement décidé, cette fois, plus qu'en raison de l'âge atteint, la soixantaine avancée, que l'on retrouve dans l'ultime partie - précisons que rien n'est aussi clairement délimité dans "L'ancêtre" qui ne connait ni chapitre ni franche disruption, à l'exception de deux ou trois événements fondateurs. Tout juste quelques changements de rythme bien souvent liés au changement de géographie personnelle du narrateur, plus qu'à des ruptures stylistiques ou narratives. A soixante ans passés, retiré de tout, le narrateur couche par écrit son interprétation – bien différente certainement de celle que tirerait la plupart de ses contemporains - du mode de vie des indiens et de leur conception du monde. Il se remémore, pour autant qu'il le peut, pour autant que SA vision puisse être LA vision de la réalité passée - Rien, chez Juan José Saer, ne laisse à penser qu'un témoignage puisse être véridique, objectif, universel. Rien moins que la réalité peut être réalité ! L'incertain, plus que l'incertitude, est de tous les instants, la réalité n'est pas en soi un mensonge mais le mensonge peut lui aussi s'avérer réalité. Ainsi, dans une certaine mesure, la mise en scène de son expérience sur les planches, tout maquillage fut-elle, devient-elle pourtant une certaine forme de réalité, au moins pour ceux qui l'on reçue, l'ont admise, l'ont souhaitée comme telle -. Cet homme devenu vieillard se remémore ainsi ces dix années passée aux côtés, souvent sans les comprendre, ou seulement après coup, ne serait-ce qu'en raison du verbe, de cette poignée d'indiens pour qui le centre de l'univers n'était autre qu'eux-mêmes et les quelques arpents de terres qu'ils ne voulaient abandonner pour rien au monde, ces rivages situés entre marais, fleuve et étendue morne. Il comprend, par un effort inouï de dépaysement, de décentrement de tout ce qui le constitue, à quel point ces supposés sauvages sont en réalité des civilisés accomplis tandis que nous sommes les sauvages - qui plus est, plutôt mauvais, idiots, ignorants et violents - ; il comprend peu à peu leur espèce de calme permanent, il envisage aussi que ce langage, qu'il a dû tâcher de comprendre difficultueusement tout au long de ces dix précieuses années de véritable re-naissance, avait tout autant valeur que celui qu'il tenait de sa mère - de ce point de vue, cet ouvrage est un exercice multiple et savamment enchevêtré autour de la langue, du langage, de son éthique, de sa philosophie, pour ainsi dire de la cosmogonie qui environne toute locution, en un mot, de toute sa magie, au sens ésotérique et mystique. Il a saisi toute la valeur de cette humanité dont il affirme que s'ils vivaient et «[...] agissaient de cette façon, c'est parce qu'ils avaient éprouvé, à quelque moment, avant de se sentir différents du monde, le poids du néant.»



D'une expérience incommunicable, le narrateur, dont on ne peut douter qu'il ne s'agisse pas de son créateur moderne, essaie de rendre compte des niveaux complexes que comporte toute réalité. Ce vieil homme, né par deux fois, et par deux fois dans la douleur mais par deux fois sans qu'il en résulte de souffrance directement éprouvée, dicible, aborde quelques unes des questions fondamentales qui traversent notre temps : La difficulté relative à tout langage, bien sûr, et, à travers le langage, à la possibilité même de rendre compte de ce qui est, de ce qui fut, de ce que l'on a éprouvé, vécu, à l'autre, l'autre fut-il soi-même ; L'impossibilité ontologique à comprendre parfaitement l'altérité, l'idée que nous sommes inclus dans nos propres exotismes, des étrangers - y compris à nous-mêmes - qui passons tout le temps possible à nous ignorer, à nous refuser, nous comprendre, les uns les autres, soi. Et puis, il y a ce complet désaxement voulu par Saer - qui plaçait le centre même de la civilisation argentine, pour ne pas dire la création du monde dans ces entrelacs de fleuves et de pampa -, ce renversement sidérant mais génial par lequel la civilisation la plus sensationnelle, la plus riche, la plus entière n'est pas la notre mais celle de ces amérindiens qui, pour autant, ont presque intégralement disparus de la cartographie humaine.



Que dire de plus qui ne l'a déjà été sur ce roman fleuve stricto sensu ? Que c'est un roman historique et que ce n'en est pas un... Que c'est un roman qui se situe dans la grande lignée des romans picaresques espagnols et latino-espagnols - il en respecte presque tous les codes : récit à la première personne, personnage d'humble extraction, initiation, le maître enfin trouvé à qui l’on doit tout, le picaro devenu vieux qui revient sur son passé, - pourtant c'est bien au-delà que ce situe aussi ce texte... Que c'est une fable philosophique, sans nul doute, mais alors d'une langue tellement personnelle et, par bien des aspects, poétique, qu'il est absolument incertain que le moindre philosophe s'y retrouve tout à fait... Juan José Saer, à qui l'argentine vient de dédié l'année 2017 (on n'ose imaginer une "année Perec", une "année Bataille" ou autre "année Calaferte" chez nous...) savait aussi bien transcender les genres que troubler les certitudes. Il démontrait, avec une rare intelligence, dans ce qui fut-là son sixième roman, à quel point il était encore possible de parvenir à cet impossible gageure de donner sens et vie à cette littérature contemporaine que l'on prétend souvent - pas forcément sans preuve ni raison - moribonde. Remercions aussi, au passage, l'idée excellente de cette jeune et belle maison d'édition - Le tripode - d'avoir redonné visibilité à ce texte tout bonnement incroyable, et cette maison d'édition persiste et signe qui publie ces jours-ci une édition en format "semi-poche" plus économiquement accessible. Quant à la traduction, sans être hispanophone, celle reprise ici est à saluer sans nul doute. On pressent comme Laure Bataillon (qui reçut alors le prix de la meilleure traduction remis par la MEET, organisme qui décida plus tard de nommer ce prix du nom de cette traductrice de talent, en manière d'hommage après sa disparition) a dû batailler pour rendre dans notre langue un texte si complexe et si particulier. Et, avouons-le, plus de quinze jours après en avoir lu la dernière ligne, ce texte nous hante encore de sa puissance et de sa désarmante intranquilité existentielle, comme l'aurait pu exprimer son prédécesseur lusophone Fernando Pessoa. Il nous hante d'autant plus qu'une seule lecture ne semble en rien pouvoir le résoudre, le contraindre, le domestiquer tout à fait, laissant le lecteur non pas insatisfait - de savoir qu'il recèle encore bien des secrets - mais plus assurément qu'il lui ouvre des univers presque jamais entrevus et qui demandent à être parcourus. Ardemment.



Décidément, nous sommes bien les sauvages de ce monde : « On peut dire que, depuis que les Indiens ont été anéantis, l'univers entier est parti à la dérive dans le néant. Si cet univers si peu sûr avait, pour exister, quelque raison, cette raison c'était justement les Indiens qui, au milieu de tant d'incertitudes, étaient ce qui semblait le plus certain. Les appeler sauvages est une preuve d'ignorance ; on ne peut appeler sauvages des êtres qui assumaient un telle responsabilité.»
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L'ancêtre

Espagne, 16ème siècle.

Au soir de sa vie, un vieil homme se raconte : il a été mendiant, mousse, élève d’un prêtre, comédien ambulant, imprimeur.

Mais surtout, il a passé dix années captif d’une tribu anthropophage en Amérique du Sud.

N’exagérons rien : ce peuple ne mange de la viande humaine qu’une fois par an, lors d’une orgie débridée pendant laquelle tous les tabous sont levés (ce que Francine appelle espièglement dans sa critique un "rite printanier").

"Ils allaient d’un monde à l’autre en passant par une zone noire qui était comme une eau d’oubli et ils traversaient, à intervalles réguliers, un lieu où toutes les limites s’effaçaient et qui les laissait au bord de l’anéantissement."

Le reste de l’année l’ambiance est tout à fait paisible dans ce village, on le traite en invité, les enfants jouent, les hommes pêchent, les femmes tiennent tout en ordre parfait.

Pendant dix ans il reste curieusement spectateur : il apprend quelques mots de la langue mais ne communique pas vraiment ; on lui enseigne la fabrication des flèches mais il ne semble pas participer aux activités du village.

On est bien loin du témoignage de Narcisse Pelletier en Australie.

Et pourtant ces dix années constituent l’expérience sur laquelle repose toute sa vie.

"De même que les Indiens de certaines tribus voisines traçaient dans l’air un cercle invisible pour se protéger de l’inconnu, mon corps est comme enveloppé de la peau de ces années qui ne laissent plus rien passer de l’extérieur."

Car ce narrateur, qui n’a pas de nom, qui reste spectateur, s’interroge, nous interroge, sur ce qui construit notre vision du monde, sur notre place dans le monde, par l’observation de ce peuple si différent, si isolé, si refermé sur lui-même.

"Par tous les moyens, ils cherchaient à faire persister le monde incertain et changeant. Par exemple, abîmer une flèche était pour eux se déprendre d’un fragment de réalité."

Il ne nous parle pas de religion, il ne décrit pas de rites à proprement parler (hormis l’orgie annuelle), tout est dans les petits gestes du quotidien, dans l’observation de la Nature, et ça nous plonge dans un abîme de réflexion.

De même, il réfléchit à la place du souvenir, à la perception même du souvenir face à la réalité vécue, de façon très proustienne (coucou Anna).

C’est parfois un peu répétitif ; mais son écriture est tout simplement magnifique.

Traduction parfaite de Laure Bataillon.
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L'ancêtre

L’ancêtre nous enterrera tous



« Parfois dans la nuit silencieuse, la main qui écrit s’arrête... »



Désolé pour la longueur de ce billet ! Pour ma défense : il m’aurait été plus aisé de faire deux ou trois fois plus long, et j’enrage de l’économie d’une citation de Proust que j’aurais voulu commenter en miroir (voir Creisifiction du 25 octobre) et des références au Réel et son double et à Mulukuku (l’un pour le double, l’autre pour la voix – cf mes recensions ou mieux encore, bien sûr, les textes).



Bref (sic), dès les premières pages, c’est vrai, on est certain de tenir un livre important. Mais quel livre ? L’histoire en deux mots : en 1515 un mousse embarque pour le nouveau monde où ses compagnons sont massacrés par des Indiens parmi lesquels il vit dix ans, à commencer par une orgie cannibale énigmatique (rappel d’une scène primitive). Revenu en Espagne, devenu vieux, il raconte.



Le récit parvient donc d’un lointain et se déploie, porté par une langue sublime (la traduction de Laure Bataillon est saluée par cette nouvelle et belle édition du Tripode), claire et magnifique, quasi méthodique. Le risque d’une robinsonnade est rapidement écarté pour ce qui s’apparente de prime abord à un récit ethnologique de facture littéraire. Et pourtant, ce n’est pas clair...



Dès le début, un sentiment d’étrangeté navigue de concert, dans le regard absent du capitaine, dans la place à bord que le mousse doit chèrement mériter, mû par un défaut dont les Indiens s’avéreront fondamentalement dépourvu : « Le vice fondamental des êtres humains est de vouloir, contre vents et marées, rester vivants et en bonne santé et de chercher à tout prix à actualiser les représentations de l'espoir. »



Aussitôt embarqués, nous avions été prévenus d’un entre-deux à venir : « L'inconnu est une abstraction ; le connu, un désert ; mais le connu à demi, l'entr'aperçu, est le lieu parfait où faire onduler désir et hallucination. » D’où l’expectative permanente : que me raconte-t-on ? quelle est cette histoire ? que diable veut dire Juan José Saer ? que puis-je en comprendre ?...



De loin, depuis son âge, l’ex-mousse (il n’a pas de nom) rapporte froidement sa vie avec les Indiens, ou plutôt sa vie à côté, loin de pénétrer le sens d’une altérité radicale, pas davantage dans son vécu que dans ses réflexions. Il est comme absent de son récit, absent même de son observation. Il est là sans être, comme les Indiens qui n’ont pas de mot pour distinguer ce qui est de ce qui n’est pas, pas de verbe « être », tout au plus « paraître », apprendra-t-on. « Mais paraît à moins le sens d’une ressemblance que celui d’une méfiance. » Méfions-nous.



Un doute radical subvertit chaque phrase, qu’on renifle, dont on subodore le sens sans jamais le saisir, qui serait un pendant profus de significations et diamétralement opposé (rééquilibrage) aux gestes élégants et précis des Indiens qui ne laissent au contraire transparaître aucun signe. « Ils semblaient, comme les animaux contemporains de leurs actes, et on eût dit que ces actes, au moment même de leur réalisation, épuisaient leur sens. »



Les Indiens, leur mystère... Est-ce vraiment le sujet ? Au milieu du roman, le narrateur repart, le récit ne s’arrête pas à ses années de captivité. L’étrangeté éprouvée au « retour à la normale » redouble la précédente expérience d’une altérité irréductible, incommunicable : « La fatigue ou ces événements incertains et comme distants qui arrivaient, semblait-il, à mes sens, ne trouvaient pas, au fond de moi, un langage qui pût les exprimer. »



Un seul personnage pénètre ce puits de solitude, le père Quesada, son érudition, son ironie et ses ivresses. « Alors qu’il était mort depuis longtemps, je compris que s’il ne m’avait pas appris à lire et à écrire, le seul acte propre à justifier ma vie eût été hors de ma portée. » Retenons dès lors que cette raison d’être (au-delà du paraître), c’est potentiellement ce roman, le saisissement d’une expérience incertaine dans une création singulière qui s’oppose aux médiocres représentations théâtrales auxquelles le personnage s’est prêté passivement, conscient pourtant qu’elles travestissaient la vérité, l’enfonçant — moins que rien — en un « chaos lent et visqueux, dans lequel la parole est balbutiement. »



Il revient à ses souvenirs, mais de quand lui reviennent-ils ? L’horizon est circulaire. « On ne sait plus où est le centre du souvenir ni où est sa périphérie. » Et nous y revenons, comme à un point qui ne serait pas point de départ, sur un tracé circulaire, puisqu’une centaine de pages auparavant déjà il écrit : « Le souvenir d'un fait n'est pas une preuve suffisante de son avènement véritable, pas plus que le souvenir d'un rêve que nous croyons avoir fait dans le passé, plusieurs années avant le moment où nous nous le rappelons, n'est une preuve suffisante ni de ce que le rêve ait eu lieu dans un passé lointain et non la nuit précédant le jour où nous nous le rappelons ni qu'il ait pu survenir juste avant l'instant précis où nous nous le représentons comme déjà passé. »



Comme chez Hamlet : « Mourir, dormir, rêver peut-être. » D’où la nécessité de trouver sa voix pour partager ce qui n’a pas et ne peut être vécu communément. « Ceux de nous qui croient avoir, pour les avoir vécus dans une même expérience, des souvenirs communs ne savent pas qu’ils ont des souvenirs différents et qu’ils sont condamnés à la solitude de ces souvenirs comme à celle de leur mort. »



Rien n’est certain dans nos solitudes. L’ancêtre est un roman à l’existentialisme sceptique (tout est douteux, somnolent), existentiel à proprement parler. Et qui nous donne du boulot, lecteurs, comparable à l’incommensurable responsabilité qui échoit à cette tribu indienne : « Le ciel vaste ne les abritait pas, tout au contraire il dépendait d’eux pour pouvoir déployer, sur cette terre nue, sa fixité étoilée. »



Aux premières loges, les hommes véritables (« les appeler sauvages est preuve d’ignorance ») éprouvent sans cesse « la peur de se perdre dans la pâte anonyme de l’indistinct » qui leur fait jouer des rôles caricaturaux, comme du mauvais théâtre ou de la littérature à l’emporte-pièce. Ils ont la responsabilité écrasante, torturante, de réactualiser, réparer le monde, de le maintenir en son difficile équilibre, en tant qu’ils sont ce qui paraît exister le plus et pourraient exister le moins : « Malgré son caractère précaire, le monde était plus réel qu’eux. Ils avaient, eux, le désavantage du doute, car ils ne pouvaient rien vérifier de l’extérieur. »



Mais que veulent-ils à celui qu’ils nomment Def-ghi, pourquoi l’avoir épargné et si étrangement traité avant de le rendre « aux siens » ? « Soixante ans plus tard, tandis que j’écris dans la nuit d’été à la lumière de la chandelle, je ne suis pas sûr d’avoir compris. »

Def-ghi, parmi toutes les significations d’une langue où rien n’est donné isolément ni contradictoirement, ce peut être (sembler) « le reflet des choses dans l’eau ». Hypothèse : « Ils attendaient de moi que je pusse dédoubler, ainsi que l’eau, l’image qu’ils donnaient d’eux-mêmes, répéter leurs gestes et leurs paroles, les représenter en leur absence. » Attente qu’il trahit au théâtre et paraît accomplir dans ce récit/roman.



Qu’attends de nous Juan José Saer ? Dans le roman, on l’aura compris, rien n’est sûr. Et du roman, pareillement, il faut l’extériorité du lecteur pour, au moins le temps de la lecture, faire des intentions de l’auteur un objet littéraire valable (« ces signes qui, incertains, cherchent leur durée »).

Seule réflexion intéressante (elle va dans mon sens) dans la post-face d’Alberto Manguel : « L’œuvre entière de Juan José Saer est un ensemble d’allusions, de révélations partielles, d’épiphanies secrètes. On dirait que Saer […] a cherché à impliquer le lecteur dans son travail, le faisant complice de l’histoire qui se trouve alors entre ses mains. »



le reflet, c’est le roman, Def-ghi, « un témoin et un survivant qui fût, à la face du monde, leur narrateur. » La naissance du personnage (« On ne sait jamais quand on naît ») se produit à la fin de sa vie, de ce qui paraît alors sa raison d’être, quand la narration accouche du narrateur.

Mais ça ne suffit pas, il faut encore une preuve de vie, comme le partage fidéiste de l’hostie, un acte cannibale, celui par lequel on dévore le livre, par lequel on l’absorbe pour le faire parler, non exactement pour soutenir la réalité physique, mais une réalité sociale, notre commune humanité malgré nos solitudes (épigraphe final de cette édition : « Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. »).



Reste (au moins) une question : pourquoi ce titre français, L’ancêtre ? (l’orignial El Entenado paraît signifier autre chose...) Puisque Juan José m’a donné carte blanche, je vais m’en arranger pour trouver à le justifier, même aux forceps...

Le roman chemine en funambule entre le monde des Indiens et le nôtre, ou du moins ce qui l’augure : la recherche constante d’équilibre d’un côté, un horizon circulaire : et de l’autre la volonté du dépassement, le chemin dynamique vers la modernité. Le second l’a emporté. « On peut dire que depuis que les Indiens ont été anéantis, l’univers entier est parti à la dérive dans le néant. »



En 1987, parution en français, nous sommes assurément déjà nourri par la fin des grands récits, la marche en avant d’un monde post-moderne privé de finalités (sinon autodestructrices – climat, terrorisme…). Le monde des Indiens et sa destruction seraient alors conjointement notre ancêtre, celui de l’éternel retour ; et leur angoisse devrait être la nôtre maintenant que nous devons supporter seuls l’existant : « Il n’y avait que le présent pâteux où se débat notre lucidité vaillante mais faible et un futur qui annonçait davantage la répétition que la nouveauté. »





P.-S. : J’avais suspendu ma lecture des commentaires le temps d’écrire cette recension. Depuis, j’ai lu les billets de HordeDuContrevent, Afriqueah, Mh17, Creisifiction, Erik35, Michedesol, et d’autres encore, auxquelles je souscris aussi pleinement et conseille vivement. L’une ou l’autre de ces auteurs m’a mis sur la piste de ce livre. Je ne sais plus qui mais je l’en remercie !
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Les nuages

En 2003, deux ans avant sa disparition, Juan José Saer déclarait dans un entretien accordé au Monde : "La fiction est aujourd'hui pour moi la chose la plus honnête qui soit, elle montre son jeu depuis le début, bien plus que les textes qui se présentent pour vrais."

Cette remarque, à mon sens, pourrait non seulement traduire l'honnêteté intellectuelle et la modestie légendaires d'un auteur sans doute parmi les plus importants de la littérature contemporaine argentine, mais témoigner aussi du caractère spéculatif autour de la relativité de nos perceptions et de nos certitudes sous-jacent et omniprésent dans son oeuvre. Juan José Saer fut en effet à l'origine d'une oeuvre intimiste et réflexive, mue davantage par ce sentiment d'étrangeté que nous partageons quelquefois face à une réalité dont les contours peuvent tout à coup devenir mouvants, voire nébuleux, que par une scénarisation plus conséquente de ses récits économes, par une analyse plus approfondie de la psychologie individuelle de ses personnages, encore moins, enfin, par une référence trop directe à une «couleur» typiquement latino-américaine (à laquelle l'on pourrait malgré tout s'attendre de la part d'un auteur rattaché à une littérature connue par son ancrage local manifeste).

Pour l'argentin, expatrié en France de 1968 jusqu'à sa mort en 2005, l'individuel, le particulier et le contingent semblent en effet jouer un rôle secondaire («ce qui est valable pour un lieu est valable pour l'espace entier et nous savons bien que si le tout contient les parties, la partie contient le tout»). Ces derniers, tout en étant des éléments présents et nécessaires à la construction de ses récits, à la base et au départ en tout cas, plutôt «réalistes», restent tout de même accessoires par rapport à la démarche heuristique et universelle présente dans pratiquement toutes ses nouvelles et romans. L'expérience traversée par leurs protagonistes comporte-t-elle ainsi, la plupart du temps, une certaine dislocation, voire parfois un effritement plus ou moins conséquent des codes, des habitudes ou des croyances jusque-là rattachés à leurs représentations de la réalité, et qui les contraint dès lors à rechercher d'autres sens possibles à leur vécu ou à leurs souvenirs, les incitant à appréhender leur environnement, naturel ou humain, au-delà des conventions et des modalités de pensée consensuelles et normalement admises comme raisonnables. C'est ainsi que chez Saer, sans bruit ni fureur, sans effet de manche clinquant, la fiction, loin de chercher à « imiter la réalité », comme l'on pourrait à tort croire au départ, tendrait en fait à vouloir dépasser cette autre fiction collective générée par un sentiment abstrait de pouvoir accéder à une perception objective et univoque des événements. Retournement gordien grâce auquel la fiction, par de subtiles torsions, chercherait à nous sortir momentanément de l'illusion d'une réalité ajustée au lit de Procuste dressé par notre raison cartésienne et anthropocentrée.

Le procédé classique du récit ou du document transmis par un tiers, recours au faux-vrai dans le vrai-faux, utilisé par Saer dans quelques-uns de ses romans et nouvelles (et que son célèbre compatriote, Borges, affectionnait d'ailleurs tout particulièrement..) - ici ce sera un manuscrit rédigé en 1834, retrouvé dans les archives d'une petite ville de province argentine et remis au narrateur, à Paris, par l'un de ses correspondants argentins -, permet aussi à l'écrivain d'insérer en filigrane, dans la structure même de la narrative, les thèmes qui lui sont chers, tels la perméabilité entre imagination et réalité, la frontière et le miroir approximatif que constitue toute image ou représentation d'une expérience vécue, le manque de traçabilité et de fiabilité des documents ou des souvenirs d'événements passés, ou encore la confusion toujours plus ou moins importante entre le sujet et l'objet même de son observation.

Un passage de la lettre d'accompagnement du manuscrit en question pourrait, parmi tant d'autres disséminés au long du roman, illustrer cette méfiance potentielle de l'auteur vis-à-vis de certitudes dans lesquelles peuvent nous enfermer nos constructions mentales : «Je ne fais pas cela avec de vaines ambitions historiques car je n'ai aucune confiance en l'histoire", écrit son correspondant. «Ce que nous percevons du passé comme véritable n'est pas l'histoire, mais notre présent qui s'objective de lui-même et que nous contemplons de l'extérieur.»

Le manuscrit relate une curieuse épopée à travers la pampa argentine, au tout début du XIXe siècle, d'une équipée -pour le moins burlesque- constituée d'un médecin aliéniste et de cinq de ses patients qu'il est venu rechercher dans la province de Santa Fe afin de les raccompagner aux alentours de Buenos Aires, où à l'initiative d'un médecin psychiatre européen, le savant et très pittoresque Dr Weiss, vient d'être inaugurée la toute première Maison de santé mentale de la Vice-Royauté, inspirée des nouvelles méthodes de prise en charge du Dr Pinel qui, quelques années auparavant, avaient enfin délivré de leurs chaînes les fous de l'Hôpital de la Salpêtrière. Un groupe de soldats assurant la sécurité des voyageurs en ces contrées perdues accompagne également l'expédition, ainsi que, fermant la caravane, un marchand ambulant et...quelques prostituées de service! le périple, censé en principe durer une quinzaine de jours, se prolongera indéfiniment en raison de la violence d'une météorologie capricieuse, mais aussi des menaces importantes d'attaques par des brigands gauchos, et notamment, ce qui aurait pu leur être fatal, par le sanguinaire Josesito et sa bande d'indiens rebelles semant alors la terreur dans la pampa. Tout ceci contribuera à freiner considérablement leur avancée, les obligeant à prolonger certaines étapes ou à faire un nombre important de détours imprévus. C'est une trentaine d'années plus tard, que le médecin de l'expédition, le Dr Real, déciderait de consigner par écrit ses souvenirs liés à sa toute première rencontre avec le Dr Weiss à Paris, puis à la création de la maison de santé argentine, mais surtout à l'insolite road-trip à travers le désert vert qui s'en était suivi quelque temps après, dont il fait un récit détaillé, accompagné des impressions et des réflexions que cette étrange expérience lui avait suscitées à l'époque.

D'une élégance sobre et tempérée, la plume de Saer n'est jamais emphatique ou dogmatique. L'écrivain, reconnu par ailleurs comme un grand maître de la ponctuation, affectionne particulièrement les phrases sinueuses, mais d'une clarté syntaxique toutefois toujours impeccable, tout à fait emblématiques des subtilités et des nuances de pensée insufflées à un propos qui, en contrepartie, recherche systématiquement à obtenir le mieux possible en matière de simplicité et d'intelligibilité.

À l'intention de ceux qui n'auraient pas encore eu l'occasion d'aborder son oeuvre, j'hésiterais néanmoins à suggérer de commencer par ce texte. Il vaudrait mieux, peut-être, s'être préalablement familiarisé avec le langage et l'univers littéraires singuliers de l'écrivain pour pouvoir savourer pleinement Les Nuages, court roman ou, si l'on préfère, longue nouvelle aux faux-airs de vieux conte philosophique du XVIIIe dans lequel, en fin de compte, l'aspect aventureux, malgré ce à quoi l'on pourrait légitimement s'attendre d'un road-trip annoncé dans le «wild-south» de la pampa argentine, ou de ses rebondissements parfois assez spectaculaires, reste avant tout subtilement immatériel et essentiellement subjectif.

En revanche, si jamais j'ai réussi à attirer l'attention sur cet auteur argentin, de nos jours toujours assez confidentiel, me semble-t-il, je conseillerais (et pour le coup sans la moindre hésitation) son chef d'oeuvre incontestable, «L'Ancêtre», pur bijou littéraire dont absolument aucun lecteur avisé ne devrait à mon sens se priver!

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Glose

Véritable prouesse narrative, le roman Glose biaise son approche du Banquet de Platon et de l'Ulysse de Joyce et réussit une perspective littéraire qui marque l'œuvre entière de Saer.

Deux jeunes gens déambulent et conversent le long de l'avenue centrale d'une ville de province argentine. Cette conversation reconstruit de façon mouvante et humoristique une fête d'anniversaire à laquelle aucun des protagonistes n'a assisté. Juan José Saer met en scène l'insaisissabilité du réel et de l'être, l'incertitude qui imprime tout récit, tout souvenir et toute tentative de connaissance du passé.

L'impossibilité narrative sous-tendue par l'intrigue centrale crée paradoxalement un récit ardent du destin individuel et collectif des humains, confirmé par l'évocation du futur qui les attend sous la dictature militaire des années 70.

Ironisant sur un discours philosophique et une perception mélancolique du monde qui caractérisent toute sa littérature, Juan José Saer réussit dans Glose une construction formelle d'une rigueur absolue, une sophistication inouïe de l'écriture dont se dégagent une émotion et un humour qui font de cet ouvrage une œuvre maîtresse.

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L'ancêtre

Le vieil homme qui tient la plume se remémore sa vie, lui qui, dix ans durant, fut l'hôte d'une tribu cannibale. Le livre est divisé en trois parties, dont deux sont éblouissantes : le récit de l'expédition dont, jeune mousse, il demeura l'unique survivant et l'analyse subtile par laquelle il cherche à comprendre qui étaient ces hommes qui tuèrent tous ses camarades avant de l'accueillir. Entre ces deux moments, il rapporte son retour dans le monde occidental, retour banal dont les détails nous importeraient peu s'il n'avait gagné sa vie, tel Lola Montès, sur les planches d'un théâtre, à raconter sa propre vie. Car le monde des Indiens rejoint celui du théâtre baroque, à ne jamais savoir s'il existe une réalité tangible qui fasse foi.

Ce qui d’ailleurs n'est pas exact: la tribu craint moins l'illusion qui nous ferait croire à notre propre existence alors que nous ne serions que l'émanation des rêves d'un dormeur, que la défaite du réel grignoté par l'inexistence et le chaos primordial. Alors, la tribu unit ses forces pour que l'ordonnance du monde ne soit jamais renvoyée au désordre et au vide. Mais elle ne peut être garante du monde que si quelqu'un peut se montrer garant pour elle : d'où la présence de ces individus extérieurs, ramenés d'expéditions et gardés en vie pour attester de l'existence de la tribu et donc du monde.

Le style de Saer est souvent d'une beauté stupéfiante; ses phrases cadencées et répétitives retrouvent le rythme des épopées et des légendes primitives, donnant à son lecteur l'impression de découvrir une peuplade exotique et fascinante.

Pourtant, c'est bien nous qui sommes ainsi peints dans ce récit, dans nos peurs archaïques et nos rituels puérils pour conjurer nos peurs de l'anéantissement.

Et puis, au détour d'une page, ce sont les névroses numériques, que Saer ne pouvait pourtant pas connaître quand il écrivit ce roman, qui nous frappent au visage: « Lorsque, par exemple, ils m'apportaient à manger, il n'était pas rare qu'ils me le fissent lourdement remarquer, sans doute pour que je tinsse compte de leur générosité lorsque, dans un futur probable, je parlerais d'eux. S'ils accentuaient tellement tous leurs actes et leurs diverses facettes, c'était pour devenir plus intelligibles et pour que je pusse les appréhender avec plus de facilité. Les poses qu'ils prenaient ne révélaient pas toujours le meilleur d'eux-mêmes, mais il leur importait peu que l'image qu'ils donneraient d'eux fût bonne ou mauvaise, l'important étant qu'elle fût intense et facile à retenir. »

Aussi, qui suis-je pour ricaner des selfies et d'Instagram, quand ils ne sont, comme me l’a rappelé cet extraordinaire récit, que l'expression d'une humanité inquiète cherchant à prouver sa propre existence pour mieux faire barrage au néant ?
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L'ancêtre

Peut-on sortir une fois pour toute de ce choix binaire j’ai aimé / je n’ai pas aimé ? Oui ? Non ?



Il va bien le falloir car j’ai bien du mal à me positionner après ma lecture de L’Ancêtre de Juan José Saer, traduit par Laure Bataillon. À défaut donc de la qualifier, essayons un peu d’argumenter.



Côté pile, l’histoire prenante de ce jeune mousse espagnol embarqué sur un galion en quête des Indes, puis vivant dix ans durant au cœur d’une tribu indigène après qu’elle eut massacré et dévoré son capitaine et une partie de l’équipage. Une intégration étonnante et finalement assez fluide, une découverte mutuelle et équilibrée, une approche de l’autre attentive et humaine, que se remémore le narrateur une fois devenu âgé.



Côté pile encore, cette incroyable écriture de Saer, transmise par une traductrice maintes fois saluée pour ce travail. Il nous embarque à la fois dans le récit historique, l’approche anthropologique mais toujours humaniste et le descriptif de ces incroyables paysages. Sa langue est constamment riche et imagée pour mieux plonger le lecteur au cœur de ces contrées et époques inconnues. On ne lit pas L’Ancêtre, on vit ce livre !



Côté face, une composition du livre qui m’interroge : séquencé en deux parties très différentes, le souffle épique de la première, entretenu par l’action, retombe un peu dans la seconde, plus introspective tendance philosophique, quand le narrateur décortique et décrypte sa relation avec les Indiens, avec quelques redites… L’intérêt reste fort et le style toujours au plus haut, mais on a presque l’impression de lire un second livre, différent du premier.



Comme d’autres auparavant, L’Ancêtre fait partie de ces livres que je relirai un jour, avec un regard différent. Je ne chercherai pas plus à savoir si j’aime ou si je n’aime pas, car le seul fait qu’il me fasse sortir de ma zone de confiance littéraire suffit. Et ce n’est pas le moindre des mérites de Varions les éditions et de ses désormais fameux lives !
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L'enquête

Où suis-je, où vais-je, dans quel état Saer ?



Si je n’avais pris l’habitude de rendre compte ici de mes lectures, pour peu que j’imagine avoir quelque chose d’un peu original à en dire, pour être franc, j’aurais laissé tomber L’enquête.



À la différence du style éblouissant de L’ancêtre, les longues phrases ne s’écoulent pas, elles charroient, méthodiquement, laborieusement, comme pour épuiser le sens et s’épuiser elles-mêmes. Elles dessinent le personnage d’un policier, personnage de papier qui n’a pas plus l’étoffe du réel que l’enquête sur les horribles assassinats de « petites vieilles » perpétrés à Paris par une « ombre inhumaine » surnommée le « monstre de la Bastille ». Et au détour d’une phrase (si ce n’est au milieu), on passe à trois argentins, dont un (Pigeon, le jumeau de Chat, parait-il disparu), de retour de Paris, les trois réunis par un texte, le dactylogramme détenu par la fille d’un quatrième, décédé. Les deux récits sont juxtaposés puis s’articulent. Des deux l’un paraît mener l’autre.



Vous me suivez ? Je peine mais je résiste. Et comme l’alpiniste sur un à-pic aux prises incertaines, je m’accroche et de l’effort vient le plaisir. Je suis pris par la charade, l’énigme littéraire proposée par Juan José Saer, par sa « prosodie énigmatique ».



D’un côté des policiers, de l’autre des exégètes, mais c’est moi qui enquête : quel est le mystérieux objet du dé-lire ?



« Comme chez tout enquêteur véritable, quel que soit le champ auquel il l'appliquait, la passion de la vérité dominait en lui le bouillonnement des autres passions, mises en sommeil par l'urgence impassible de savoir. »



Je relève des indices, je fais des hypothèses. Pas de quoi instruire un procès, juste assez pour nourrir mon témoignage — pensais-je.

Je prends des notes pour me retrouver dans ce jeu de piste, de signes et de simulacres, qui recouvrent le réel si tant est que…



« Quoi qu'il se passe, si tant est qu'il se passe encore quelque chose dans ce qu'on appelait autrefois le monde réel, il suffit de savoir ce qui doit être dit sur le plan artificiel des représentations pour que chacun se trouve plus ou moins satisfait, avec l'impression d'avoir participé aux délibérations qui modifieraient le cours des événements. »



Je le prends pour moi, ce n’est pas très encourageant...



Une histoire de vérité, de fiction, de glissements de l’une à l’autre, de nœud inextricable, qui part en confettis, flocons, papillons blancs...

Jeux de dupes, de doubles, de dédoublement, de redoublement, de retournement, et peut-être aussi jeu dialectique, les deux récits en esquissant un troisième, « Sous les tentes grecques », qui pourrait être à la fin de L’Iliade avant qu’un Cheval de Troie ne pénètre et fasse chuter la cité. Deux soldats montent la garde. « Le Vieux Soldat détient la vérité de l’expérience et le Jeune Soldat la vérité de la fiction. » Jamais identiques, de natures différentes, pas forcément contradictoires.



À la longue, j’espère relier les fils, mais j’arrive à la fin. À ce qui ressemble à la fin : je n’ai plus de page à tourner. Le meurtrier est dévoilé, ou pas. C’est selon. De toute façon je m’en fiche, je sais bien que ce n’est pas important, en tout cas pas intéressant.



Alors quoi ? Les labyrinthes ont un principe : pour s’en échapper, on cherche un sens refusé tant qu’on est dedans, condamné à l’errance ; le sens ne se livre qu’une fois sorti, en surplomb.



Je cherche encore.
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L'ancêtre

Ce sixième roman de Juan José Saer nous livre les réflexions, au soir de sa vie, d'un mousse parti tout jeune pour les Amériques espagnoles, débarqué au Rio de la Plata, dans l'actuelle Argentine, unique rescapé de l'expédition maritime capturée par une tribu indigène anthropophage avec laquelle il partagera dix ans de sa vie, avant de revenir dans ses terres natales du vieux monde. Récit inspiré très librement d'un fait réel, Juan José Saer se détachant de l'historicité pour mieux universellement redimensionner son discours, l'Ancêtre est un roman philosophique d'une rare beauté littéraire, véritable récupération imaginaire du savoir anthropologique mettant en scène les conflits entre désir et raison.

L'auteur élabore une série de variations autour de l'altérité : indigènes-espagnols, primitifs-civilisation, mais aussi altérité du désir et de l'inconscient présent en tout être humain. Plus largement, les dates d'écriture et de publication de cette œuvre évoquent la confrontation à l'altérité et la barbarie dans un environnement précis : celui de la dernière dictature argentine.

D'une grande puissance narrative, l'Ancêtre sous-tend le danger que le réel ne disparaisse et l'impossibilité de toute certitude : la condition humaine se révèle alors mouvante et insaisissable.

Enfin, grâce à cette aventure initiatique, Saer construit un mythe personnel sur son écriture et les conditions légendaires d'émergence de la littérature.

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