Je l’entends, mais je la regarde comme si je voulais le voir.
Parfois elle essaie de rire. C’est un drame. Elle s’étrangle. Les
bouchées remontent, ses joues s’enflent, ses lèvres s’ouvrent
malgré ses efforts, et il en sort, avec un pouffement, sur sa serviette déployée toute grande, un jet de choses blanches semblables à la râpure de corne qu’on met dans les boules de verre pleines d’eau pour imiter la neige.
L'éloquence. Saint André, mis en croix, prêche pendant deux jours à vingt mille personnes. Tous l'écoutent, captivés, mais personne ne songe à le délivrer.
Il fourre aussi ses doigts dans ses oreilles.Mais la tempête entre chez lui, du dehors,avec ses cris,son tourbillon.
Elle ramasse son coeur comme un papier de rue.Elle le froisse,le chiffonne,le roule,le réduit. Et Poil de carotte n'a bientôt plus qu'une boulette de coeur.
Le savant généralise, l'artiste individualise.
Journal, 17 janvier 1889
Je suis un libre penseur qui voudrait bien avoir pour ami un bon curé.
Journal, 5 novembre 1898
Chardon
C'et peut-être parce que le chardon pique qu'il ne criant pas la sécheresse.
Il ne faut pas être trop indulgent, un peu de haine protège.
5 juillet 1905
Chien
Pendant la guerre un homme se résigne à manger son chien, regarde les os qu'il laisse et dit :
- Pauvre Médor comme il se serait régalé !
12 février 1908
Clarté
La clarté est la politesse de l'homme de lettres.
7 octobre 1892
Coccinelle
Un petite tortue qui tout à coup s'envole.
12 juillet 1903
Cochon
Tout est beau, il faut parler d'un cochon comme d'une fleur.
Journal, 9 mai 1891
Fantastique
Il faudrait (...) distinguer le fantastique précis, analytique, géométrique, justifié, de Poe, du fantastique de ceux qui imitent ce qu'il y a en lui de moins bon, de cette terreur qui consiste (...) à voir des pieds nus sous les portes, des rideaux écartés par une main, et des mains de femme fraîchement coupées sur le marchepied d'un wagon (...). Le fantastique qui n'est que le rêve d'une imagination déréglée, pas dégraissée, n'a rien de commun avec le fantastique de Poe. La vie peut se passer de logique, la littérature, pas.
25 janvier 1894
Fantec
Hier, en lui expliquant de l'Ovide, je me suis emporté jusqu'à le traiter de petit imbécile et à me donner mal à la tête et à la gorge. J'ai passé une nuit absurde. Fantec a eu la colique et s'est levé plusieurs fois. Déjà j'ai des remords.
— Il ne fallait pas l'envoyer au lycée ce matin, dis-je à Marinette.
Je sens qu'elle a quelque chose à me dire. Elle le dit enfin, les larmes aux yeux.
— Écoute, je trouve que tu cries trop. A sa place, je serais abrutie, et, sans doute, il perd la tête. Quand il rentre, je lui dis :
— Ta mère trouve que je crie trop. Si cela te paralyse, dis-le-moi franchement. Je te parle en ami. Je veux faire de toi un homme, et je suis décidé à être toujours loyal, juste, et non à user contre toi d'une autorité que je ne me reconnais pas. Trouves-tu que je crie trop ?
— Oh ! non, répond-il.
— Quelquefois, emporté par le désir que tu comprennes, je te dis : "Tu as l'air d'un petit serin, d'un idiot !" Est-ce que je te froisse ?
— Oh ! non.
— Tu as eu une phrase, un "Est-ce que je sais, moi !" qui m'a paru presque de la révolte. Est-ce de la révolte ?
— Oh ! non. (...)
— Tu vois ! dis-je à Marinette qui nous écoute étonnée et attendrie.
— Alors, je ne comprends plus, dit-elle à Fantec. Pourquoi ne réponds-tu pas à des questions auxquelles je pourrais répondre, moi qui ne sais ni le latin ni le grec ?
— Je "chais" pas, dit Fantec. (...)
Vraiment, la communication est difficile entre un père et un fils quand le père ne veut pas être le maître jusqu'à l'injustice. Il ne paraît même pas touché par cette scène.
— Alors, les coliques, dis-je, ce n'est pas moi qui te les ai données ?
— Oh ! non, papa. (...)
C'est peut-être la leçon suprême de Poil de Carotte, sa dernière épreuve. Il essaiera, pour élever ses enfants, de faire le contraire des Lepic, et ça ne lui servira de rien : ses enfants seront aussi malheureux qu'il l'a été.
6 novembre 1901
Femme
Comme avec des ciseaux, la femme, avec ses cuisses qui s'ouvrent, coupe les gerbes de nos désirs.
Nous sommes las d'avoir fauché tant de désirs dans le beau champ de notre amour.
1887
Victor Hugo
Victor Hugo seul a parlé : le reste des hommes balbutie. Quelques-uns peuvent lui ressembler par la barbe, la largeur du front, les cheveux indéracinables et casseurs de ciseaux, effroi des barbiers, et la préoccupation de jouer un rôle comme grand-père ou comme homme politique. Mais, si j'ouvre un livre de Victor Hugo, au hasard, car on ne saurait choisir, je ne sais plus. Il est alors une montagne, une mer, ce qu'on voudra, excepté quelque chose à quoi se puissent comparer les autres hommes.
13 juillet 1893
Individu
Il s'agit non d'être le premier , mais unique.
2 juin 1899
Intellect
La vie intellectuelle est à la réalité ce que la géométrie est à l'architecture. In est d'une stupide folie (…) de vouloir appliquer à sa vie sa méthode penser, comme il serait antiscientifique de croire qu'il existe des lignes droites.
11 novembre 1888
Lire
J'aime lire comme un poule boit, en relevant fréquemment la tête, pour faire couler.
20 février 1894
Mystère
Parfois, tout, autour de moi, me semble si diffus, si tremblotant, si peu solide, que je m'imagine que ce monde-ci n'est que le mirage d'un monde à venir, sa projection. Il me semble que nous sommes encore loin de la forêt et que, bien que l'ombre des grands arbres déjà nous enveloppe, nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant de marcher sous leur feuillage.
14 novembre 1887
Nostalgie
La nostalgie que nous avons des pays que nous ne connaissons pas n'est peut-être que le souvenir de régions parcourues en des voyages antérieurs à cette vie.
1887, s. d.
Pensée
Le mot est l'excuse de la pensée.
17 avril 1896
Une pensée écrite est morte. Elle vivait. Elle ne vit plus. Elle était fleur. L'écriture l'a rendue artificielle, c'est-à-dire immuable.
15 novembre 1888
Penser c'est chercher des clairières dans un forêt.
28 mars 1894
Singe
Le singe : un homme qui n'a pas réussi.
18 aout 1905
Statue
Faites à ma statue un petit trou sur la tête afin que les oiseaux y viennent boire.
10 décembre 1899
Travail
La peur de l'ennui est la seule excuse du travail
10 septembre 1892
Le Chat
Le mien ne mange pas les souris; il n'aime pas ça. Il n'en attrape une que pour jouer avec.
Quand il a bien joué, il lui fait grâce de la vie, et il va rêver ailleurs, l'innocent, assis dans la boucle de sa queue, la tête bien fermée comme un poing.
Mais, à cause des griffes, la souris est morte.
L'arbre est un animal paralysé
Notre bonté, c'est notre méchanceté qui dort
Les gens heureux n'ont pas le droit d'être optimistes : c'est une insulte au malheur
Ce serait beau l'honnêteté d'un avocat qui demanderait la condamnation de son client
Il n'y a que d'un fils dont on ne soit pas jaloux
L'artiste ne compte que sur l'imprévu
L'humour, c'est la propreté morale et quotidienne de l'esprit
Notre bonheur, c'est le silence du malheur
Si l'un de nous deux meurt, j'en serai désespéré. (Non! Ce n'est pas de Jules Renard :)
Il laisse ses armes à la maison et se contente d'ouvrir les yeux. Les yeux servent de filets où les images s'emprisonnent d'elle-mêmes. [...] Enfin rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s'endormir, il se plaît à compter ses images.