Citations de Jules Supervielle (519)
C’est beau d’avoir élu
Domicile vivant
Et de loger le temps
Dans un cœur continu,
Et d’avoir vu ses mains
Se poser sur le monde
Comme sur une pomme
Dans un petit jardin,
D’avoir aimé la terre,
La lune et le soleil,
Comme des familiers
Qui n’ont pas leurs pareils,
Et d’avoir confié
Le monde à sa mémoire
Comme un clair cavalier
A sa monture noire,
D’avoir donné visage
À ces mots : femme, enfants,
Et servi de rivage
À d’errants continents,
Et d’avoir atteint l’âme
À petits coups de rame
Pour ne l’effaroucher
D’une brusque approchée.
C’est beau d’avoir connu
L’ombre sous le feuillage
Et d’avoir senti l’âge
Ramper sur le corps nu,
Accompagné la peine
Du sang noir dans nos veines
Et doré son silence
De l’étoile Patience,
Et d’avoir tous ces mots
Qui bougent dans la tête,
De choisir les moins beaux
Pour leur faire un peu fête,
D’avoir senti la vie
Hâtive et mal aimée,
De l’avoir enfermée
Dans cette poésie.
Ce qu’il faut de nuit
Au-dessus des arbres,
Ce qu’il faut de fruits
Aux tables de marbre,
Ce qu’il faut d’obscur
Pour que le sang batte,
Ce qu’il faut de pur
Au cœur écarlate,
Ce qu’il faut de jour
Sur la page blanche,
Ce qu’il faut d’amour
Au fond du silence.
Et l’âme sans gloire
Qui demande à boire,
Le fil de nos jours
Chaque jour plus mince,
Et le cœur plus sourd
Les ans qui le pincent.
Nul n’entend que nous
La poulie qui grince,
Le seau est si lourd.
Et Dieu crée la femme...
Pense aux plages, pense à la mer
Au lisse du ciel, aux nuages,
A tous celà devenant chair
Et dans le meilleur de son âge,
Pense aux tendres bêtes du bois,
Pense à leur peur sur tes épaules,
Aux sources que tu ne peux voir
Et dont le murmure t’isole,
Pense à tes plus profonds soupirs,
Ils deviendront un seul désir,
A ce dont tu chéris l’image,
Tu l’aimeras bien d’avantage.
Ce qui était beaucoup trop loin
Pour le parfum ou le reproche,
Tu vas voir comme il se rapproche
Se faisant femme jusqu’aù lien,
Ce dont rêvaient tes yeux, ta bouche,
Tu vas voir comme tu le touches.
Elle aura des mains comme toi
Et pourtant combien différentes,
Elle aura des yeux comme toi
Et pourtant rien ne leur ressemble.
Elle ne te sera jamais
Complètement familière,
Tu voudras la renouveler
De mille confuses manières
Voilà, tu peux te retourner
C’est la femme que je te donne
Mais c’est à toi de la nommer,
Elle approche de ta personne.
C'est tout ce que nous aurions voulu faire et n'avons pas fait,
Ce qui a voulu prendre la parole et n'a pas trouvé les mots qu'il fallait,
Tout ce qui nous a quittés sans rien nous dire de son secret,
Ce que nous pouvons toucher et même creuser par le fer sans jamais l'atteindre,
Ce qui est devenu vagues et encore vagues parce qu'il se cherche sans se trouver,
Ce qui est devenu écume pour ne pas mourir tout à fait,
Ce qui est devenu sillage de quelques secondes par goût fondamental de l'éternel,
Ce qui avance dans les profondeurs et ne montera jamais à la surface,
Ce qui avance à la surface et redoute les profondeurs,
Tout cela et bien plus encore,
La mer.
Puisque nos battements
S'espacent davantage,
Que nos cœurs nous échappent
Dans notre propre corps,
Viens, entrouvre la porte,
Juste assez pour que passe
Ce qu'il faut d'espérance
Pour ne pas succomber.
Ne crains pas de laisser
Entrer aussi la mort,
Elle aime mieux passer
Par les portes fermées.
Et la lettre finie, elle la jetait à la mer - non pour s'en débarrasser, mais parce que cela devait être ainsi - et peut-être à la façon des navigateurs en perdition qui livrent aux flots leur dernier message dans une bouteille désespérée.
Il vous naît un ami, et voilà qu'il vous cherche
Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux
Mais il faudra qu'il soit touché comme les autres
Et loge dans son coeur d'étranges battements
Qui lui viennent de jours qu'il n'aura pas vécus.
Ecoutez : c'est mon nom que j'entends, qu'elle crie
Je ne suis que silence et je baisse les yeux
Seigneurs de l'altitude et des ravins poudreux,
Vous qui me regardez, vous qui me connaissez,
Ai-je perdu la vie ?
Mémoire, soeur obscure et que je vois de face
Autant que le permet une image qui passe...
La lune dans l’étang
Se souvient d’elle-même,
Veut se donner pour thème
A son enchantement,
Mais sa candeur précise
Au frais toucher de l’eau,
De délices se brise,
Et flotte la surprise
Des lunaires morceaux
Derrière un éventail de fraîche mousseline,
Ton rire ruisselait en source près de moi ;
Je vois encore mes fleurs s’ouvrir sur ta poitrine ;
J’entends le rythme clair et le chant de ta voix !
Cherchant au loin ta forme exquise et mon bonheur,
Sur une barque blanche a fui mon rêve aride,
Et je vois revenir là-bas ma barque vide,
Et ton noir éventail se ferme sur mon cœur…
Saisir, saisir le soir la pomme et la statue,
Saisir l’ombre et le mur et le bout de la rue.
Saisir le pied, le cou de la femme couchée
Et puis ouvrir les mains. Combien d’oiseaux lâchés
Combien d’oiseaux perdus qui deviennent la rue,
L’ombre, le mur, le soir, la pomme et la statue.
Le passé, l'avenir
Comme des chiens jumeaux flairent autour de nous.
MATHEMATIQUES
Quarante enfants dans une salle,
Un tableau noir et son triangle,
Un grand cercle hésitant et sourd
Son centre bat comme un tambour.
Des lettres sans mots ni patrie
Dans une attente endolorie.
Le parapet dur d'un trapèze,
Une voix s'élève et s'apaise
Et le problème furieux
Se tortille et se mord la queue.
La mâchoire d'un angle s'ouvre.
Est-ce une chienne? Est-ce une louve?
Et tous les chiffres de la terre,
Tous ces insectes qui défont
Et qui refont leur fourmilière
Sous les yeux fixes des garçons.
.
Vous qui vous demandez, vous, toujours sans nouvelles
"Si je croise jamais un des amis lointains
Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître?"
Pardon pour vous ,pardon pour eux, pour le silence
Et les mots inconsidérés,
Pour les phrases venant de lèvres inconnues
Qui vous touchent de loin comme balles perdues,
Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.
LES AMIS INCONNUS
Ton sol intérieur est là avec ses golfes et ses terres sans merci,
Et tu es celui qui monte dans une barque et part tout seul dans le silence de lui-même,
Tu regardes passer tes propres falaises où tu ne vois pas âme qui vive
Mais parfois des silhouettes noires prises de grande panique
Comme les souvenirs éperdus d'une tête qu'on vient de trancher.
Mais tu n'es pas un assassin et tu te nommes malheureux.
Tu n'as jamais eu d'autre nom,
Et c'est toute ta compagnie.
Quand le flux de la nuit me coule sur les lèvres
Me couvrant le menton avec un sang tout noir,
Lentement soulevé par le boeuf du sommeil,
Je sens tourner en moi l'axe de mon regard.
J'entre dans le champ clos de ma chair attentive
Au pays qui respire et qui bat sous ma peau.
Mes os sont les rochers de ces plaines rétives
Où pousse une herbe rare appelée arlisane,
Et comme un voyageur qui arrive de loin
Je découvre en intrus mon paysage lointain.
Je me fais des amis des grandes profondeurs.
Et peut-être que Dieu partage notre faim
Et que tous ces vivants et ces morts sur la terre
Ne sont que des morceaux de sa grande misère,
Dieu toujours appelé, Dieu toujours appelant...
Mais avec tant d'oubli comment faire une rose,
Avec tant de départs comment faire un retour?