Citations de Jules Supervielle (519)
Je suis si loin de vous dans cette solitude
Qu'afin de vous atteindre
Je rapproche la mort de la vie un moment
Et vous saisis les mains, chers petits ossements.
Vous dont les yeux sont restés libres,
Vous que le jour délivre de la nuit,
Vous qui n’avez qu’à m’écouter pour me répondre,
Donnez-moi des nouvelles du monde.
Et les arbres ont-ils toujours
Ce grand besoin de feuilles, de ramilles,
Et tant de silence aux racines?
Donnez-moi des nouvelles des rivières,
J’en ai connu de bien jolies,
Ont-elles encor cette façon si personnelle
De descendre dans la vallée,
De retenir l’image de leur voyage,
Sans consentir à s’arrêter.
Les vieux horizons déplacent les distances, les enfument,
Orgueilleux d'être sans corps comme Dieu qui les créa,
Jamais le marin de quart ne sait quand il les traverse.
Ne touchez pas l'épaule
Du cavalier qui passe,
Il se retournerait !
Et ce serait la nuit,
Une nuit sans étoiles,
Sans courbe ni nuages.
- Alors que deviendrait
Tout ce qui fait le ciel,
La lune et son passage,
Et le bruit du soleil ?
- Il vous faudrait attendre
Qu'un second cavalier
Aussi puissant que l'autre
Consentît à passer.
L'allée
.
Prière à l'inconnu
Voilà que je me surprends à t'adresser la parole,
Mon Dieu, moi qui ne sais encore si tu existes
Et ne comprends pas la langue de tes églises chuchotantes.
Je regarde les autels, la voûte de ta maison,
Comme qui dit simplement: voilà du bois, de la pierre,
Voilà des colonnes romanes.
Il manque le nez à ce saint.
Et au-dedans comme au-dehors, il y a la détresse humaine.
Je baisse les yeux sans pouvoir m'agenouiller pendant la messe,
Comme si je laissais passer l'orage au-dessus de ma tête.
Et je ne puis m'empêcher de penser à autre chose.
Hélas ! J’aurai passé ma vie à penser à autre chose.
Cette autre chose, c'est encore moi.
C'est peut-être mon vrai moi-même.
C'est là que je me réfugie.
C'est peut-être là que tu es. (…)
Ce soir assis sur le rebord du crépuscule
Et les pieds balancés au-dessus des vagues,
Je regarderai descendre la nuit : elle se croira toute seule.
Et mon cœur me dira : fais de moi quelque chose,
Ne suis-je plus ton cœur ?
Il faudra bien pourtant qu’on m’empaquette
Et me laisser ravir sans lâcheté
Colis moins fait pour vous, Éternité
Qu’un frais panier tremblant de violettes.
Un sourire préalable
Pour le mort que nous serons,
Un peu de pain sur la table
Et le tour de la maison.
Une longue promenade
A la rencontre du Sud
Comme un ambulant hommage
Pour l’immobile futur.
Rien ne consent à mourir
De ce qui connut le vivre
Et le plus faible soupir
Rêve encore qu’il soupire
Une ombre longue approche et hume
Les astres de son museau de brume
On devine l’ahan des galériens du ciel
Tapis parmi les rames d’un navire sans âge
Qui laisse en l’air un murmure de coquillage
Et navigue sans but dans la nuit éternelle,
Dans la nuit sans escales, sans rampes ni statues,
Sans la douceur de l’avenir
Qui nous frôle de ses plumes
Et nous défend de mourir.
Et voici seul sur la route planétaire notre cœur
Flambant comme du bois sec entre deux monts de silence
Qui sur lui s’écrouleront au vent mince de la mort
La terreur de l’éphémère
A l’approche de la nuit
Et le soupir de la Terre
Dans le silence infini
Un peu de mon âme glissait
Sur un rail bleu, à contre-ciel
Et un autre peu se mêlant
A un bout de papier volant
PRIERE A L’INCONNU
Mon Dieu, je ne crois pas en toi, je voudrais te parler tout de même
J’ai bien parlé aux étoiles, bien que je les sache sans vie,
Aux plus humbles des animaux quand je les savais sans réponse,
Aux arbres qui, sans le vent, seraient muets comme la tombe.
Je me suis même parlé à moi-même quand je ne sais pas bien si j’existe.
Je ne sais pas si tu entends nos prières, à nous les hommes,
Je ne sais pas si tu as envie de les écouter,
Si tu as comme nous un cœur qui est toujours sur le qui-vive,
Et des oreilles ouvertes aux nouvelles les plus différentes.
Je ne sais pas si tu aimes à regarder par ici,
Pourtant je voudrais te remettre en mémoire la planète Terre,
Avec ses fleurs, ses cailloux, ses jardins et ses maisons.
Avec tous les autres et nous qui savons bien que nous souffrons.
(…)
Je voudrais, mon Dieu sans visage et peut-être sans espérance,
Attirer ton attention, parmi tant de ciels vagabonde,
Sur les hommes qui n’ont plus de repos sur la planète.
(Dieu parle)
Emmêlé à tant d’étoiles,
Me dégageant peu à peu,
Je sens que poussent mes lois
Dans le désordre des cieux.
La solitude du monde
Et la mienne se confondent.
Ah ! Nul n’est plus seul que Dieu
Dans sa poitrine profonde.
Il faut que quelque part
Quelqu’un vive et respire
Et, sans bien le savoir,
Soit dans ma compagnie,
Qu’il sache dans son sein
Evasif que j’existe,
Qu’il me situe au loin
Et que je lui résiste,
Moi qui serai en lui.
PORTRAIT
(évoquant sa mère)
(…)
Peut-être reste-t-il encore
Un ongle de tes mains parmi les ongles de mes mains,
Un de tes cils mêlé aux miens ;
Un de tes battements s’égare-t-il parmi les battements de mon cœur,
Je le reconnais entre tous
Et je sais le retenir.
Mais ton cœur bat-il encore ? Tu n’as plus besoin de cœur,
Tu vis séparée de toi comme si tu étais ta propre sœur,
Ma morte de vingt-huit ans,
Me regardant de trois-quarts,
Avec l’âme en équilibre et pleine de retenue.
Tu portes la même robe que rien n’usera plus,
Elle est entrée dans l’éternité avec beaucoup de douceur
Et change parfois de couleur, mais je suis seul à savoir.
(…)
Je ne vois plus le jour
Qu’au travers de ma nuit
La terre lourde se souvient,
Oiseau, d’un monde aérien,
Où la fatigue est si légère
Que l’abeille et le rossignol
Ne se reposent qu’en plein vol
Et sur des fleurs imaginaires.
Le chien aveugle tourne en rond
Pour se tracer un horizon
Que m'importe le cirque odorant des montagnes,
La plaine au soleil aiguisé
Et la chèvre, soeur du rocher,
Et le chêne têtu qui dompte la campagne.
Je ne sais plus, nature, entendre ta prière,
Ni l'angoisse de l'horizon,
Et me voici parmi les arbres et les joncs
Sans mémoire et sans yeux comme l'eau des rivières.