Citations de Lolita Pille (339)
Ne contractez pas de mariage avec une Vietnamienne, car vos enfants seraient des métis qui transmettraient à votre descendance les traits caractéristiques des Extrême-Orientaux.
La colonisation a été un crime. Je ne serais pas née s’il n’y avait eu ce crime. Je n’aurais pas dû être.Je suis constituée de parties ennemies.
Les souvenirs d’enfance de ma mère sont rares comme les mots d’un télégramme. Elle se souvient de la radio qui crachotait, dans la voiture, des informations qu’elle ne décodait pas, à part les noms des opérations : Iris, Myosotis.« Ils leur donnaient des noms de fleurs… »
Je suis née d’amours interraciales. Je ne revendique pas ce mot. La société l’a forgé à contrecœur pour nommer une réalité qui déplaît à tout le monde. La pureté du sang, la netteté d’une identité, voilà qui plaît à tout le monde.
Depuis l’origine de notre culture, l’Art passe pour découler non d’une pratique, mais d’une nature… divine. Malheur aux mortelles qui rivalisent avec la race des puissants. Nulle ne s’approprie impunément le privilège des dieux et des maîtres. Créer.
Contrairement à mon père qui possédait la faculté médiumnique de communiquer ses joies et ses angoisses à toute la maison, ma mère vivait furtivement, comme si elle avait ignoré ses droits, oui ses droits à l’émotion, à notre compréhension, notre compassion.
L’ambition revient cher, en trahisons grandes et petites. On ravale toujours quelque chose, d’où les nausées, à la longue. Mon père a renoncé aux siennes et s’est dirigé vers une pratique plus obscure mais plus libre de son métier : entretien, rénovation, construction pour des particuliers. Il a gagné moins d’argent. Ma mère a cherché du travail chez les autres. Elle était heureuse de se rendre utile, de contribuer, bien faire. Elle était appréciée.
Comme beaucoup d’entre nous, mon père n’était pas très enclin à remettre en question une hiérarchie qui l’avantageait : celle des sexes, renforcée par celle des classes. Sa conviction que le ménage et les enfants n’étaient pas son affaire s’apparentait à ces mystiques qu’on ne discute pas. On ne se comportait pas tellement mieux, Titi et moi, l’enfance pour circonstance atténuante.
J’étais souvent punie pour des actes bien intentionnés qui provoquaient des complications : apparences que l’intelligence de mes parents ne s’efforçait pas de renverser et d’éclaircir, pour atteindre la vérité d’un mal engendré par un bien, de la même façon que le cerveau doit remettre à l’endroit l’image à l’envers que lui transmet l’œil.
C’étaient de vaillants soldats de la vie et jamais ils n’avaient dû enfreindre la loi. Il m’arrivait de les haïr pour ça. Je ne supportais pas leur sacrifice. Ni d’en être l’enjeu, ni d’en devoir payer la dette d’obéissance, de reconnaissance.
Tous mes instincts m’indiquaient la direction opposée, et mes parents ne me fournissaient pas d’information. C’étaient des rêveurs. Ni mon père ni ma mère ne croyaient devoir m’expliquer ce qu’ils considéraient comme des évidences : ne pas voler, ne pas traîner avec des garçons ou des filles qui ont des problèmes avec la police. Il me fallait deviner, interpréter, saisir au vol leurs exclamations, leurs humeurs, leurs froncements de sourcils, leurs chagrins dissimulés, comme des oracles.
La violence est un cercle et pour qu’il se défasse, il faut qu’un point soit sacrifié. Qu’une génération d’hommes et de femmes renoncent à transmettre la violence qu’ils ont reçue : qu’elle implose dans leurs corps et s’éteigne après eux.
La discipline chez nous répondait à une question historique : comment se faire obéir des enfants sans les fouetter ?
Mon père était un incorruptible. Il aurait pu inspirer un de ces héros ordinaires, dans ces films hollywoodiens qui placent l’équilibre moral de l’Amérique entre les mains des individus. Si le héros est blanc, si, grâce à Dieu, c’est un homme et qu’une dure vie lui a appris à réparer un moteur et ne pas se laisser emmerder par les femmes, le Bien triomphera.
Les tribus et les civilisations tiennent les femmes pour inférieures aux hommes, au motif qu’elles ne saigneraient que d’un endroit et à trois occasions : règles, défloration, accouchement. On disait que les femmes ne perdaient leur sang que malgré elles et dans des lits, à l’écart des rues et des champs de bataille où les hommes versaient volontairement le leur. Stella a saigné pour nous deux.
Depuis l’âge de treize ans, je promène dans les rues l’apparence d’une créature séduisante pour qui la vie, sur le papier, rien n’est plus béat. Mais comme cet organe tabou extérieurement gracile comme un bouton d’églantine, le clitoris, enfouit dans notre corps des racines profondes, mon passé contient tant de violence.
Ma vie amoureuse comporte une interruption, une éclipse de sept ans, comme un long blanc suspect sur un curriculum vitae, qui inspire à un employeur potentiel des soupçons : « Vendiez-vous des armes, de la drogue, vous prostituiez-vous ? » À trente ans, presque un quart de ma vie a eu lieu hors du monde social. À l’un de mes rares retours, May, une de mes plus vieilles amies, m’a posé la question, l’œil étincelant : « Mais comment tu fais là-bas, toute seule, tu te… » Je ne peux même pas écrire son terme à la fois ordurier et infantile. Je lui ai lancé un regard noir, avec un courroux absolu et muet, seule manière possible de dire, comme les filles intrépides : « Et ça ne regarde personne. »
Bientôt notre amour vaincrait le doute, la froideur, le malentendu et les changerait en confiance, en chaleur, en aveu. Je me redressais dans mon lit… ce baiser n’avait jamais lieu. Comme avec les cauchemars dont on s’éveille au moment de mourir, le rêve volait en éclat… Les fantômes n’embrassent pas.
Notre civilisation utilise deux sortes de filtres : le romantisme et la pornographie. Ils marchent comme ces mouvements de caméra appelés travelling arrière et zoom avant. Le romantisme éloigne l’œil : flou des organes génitaux. La pornographie rapproche l’œil : flou des âmes.
Je n’ai jamais surpris mes parents. Leur vie intime ne m’intriguait pas. Je ne rôdais pas autour de leur chambre, ne les épiais pas, les laissais tranquilles. Il n’y avait pas Internet. De toute manière, je n’aurais pas googlé des sexes humains, mais des races de chevaux. Je ne m’inspectais pas dans la glace ni ne pressais les autres enfants, filles ou garçons, de se dénuder devant moi dans les toilettes pour me servir de miroirs vivants.