En 1971, un livre sort en catimini aux États-Unis.
Plusieurs millions d’exemplaires vendus plus tard, L’Homme-Dé acquiert le statut de livre-culte et fait de son auteur, Luke Rhinehart, l’un des auteurs les plus importants du XXème siècle.
Mais comment expliquer ce succès et cette aura qui persiste encore de nos jours, une aura qui a conduit les éditions Aux Forges de Vulcain à nous offrir une superbe édition cartonnée sous une nouvelle traduction signée Francis Guévremont ?
Dissection d’un livre à Haut Potentiel Insidieux…
Et un jour, l’illumination !
Dans sa vie de père de famille, Luke Rhinehart s’ennuie.
Lillian, sa femme ainsi qu’Evie et Larry n’y change rien. Pire, ils sont l’un des symptômes évidents de cette existence morne et répétitive.
Luke est psychiatre à New-York, plutôt réputé et solidement établi dans le milieu. Mais, là aussi, Luke s’ennuie. Il réalise petit à petit que la psychiatrie, la psychanalyse et toutes les autres théories psychologiques qui l’entourent n’ont en réalité aucune efficacité.
Ses plus beaux succès seraient en fait des coïncidences et ses propres écrits en deviennent amers quand ils ne sont pas tout simplement inachevés.
C’est un soir comme les autres, après un échange houleux avec l’un de ses collègues, que Luke connaît une épiphanie.
Sous une carte de poker se cache un dé abandonné là au hasard.
Mais ce dé va changer la vie de notre psychiatre New-Yorkais bien sous tout rapport. En s’approchant de celui-ci, Luke Rhinehart s’imagine ce qu’il fera de sa soirée selon le résultat qu’il trouvera sur le dé planqué sous la dame de pique.
C’est ainsi qu’il décide d’aller violer sa voisine et amie qui vit à l’étage du dessous, Arlène, femme de l’un de ses plus proche collègues.
Bien sûr, ce « viol » ne va certainement pas non plus se passer comme prévu, marquant le début d’une aventure extra-conjugale incongrue et d’un bouleversement total pour Luke Rhinehart… et le monde !
L’Homme-Dé est un pavé de 500 pages qui a longtemps joué sur son côté fausse-autobiographie. Son auteur, de son vrai nom George Cockroft, était lui aussi un psychiatre New-Yorkais. Pour renforcer la confusion lors de sa publication, il prend le pseudonyme de Luke Rhinehart, le personnage principal de cette expérience littéraire.
Si l’on a longtemps cru que la chose pouvait avoir des racines authentiques, le roman s’inspire surtout en réalité de quelques anecdotes tirées de la vie de George Cockcroft, comme sa décision d’emmener deux jeunes femmes dans sa voiture après avoir joué aux dés… et que l’une d’elle devienne son épouse par la suite.
Comme si, au fond, l’on pouvait changer la structure de sa propre existence. Profondément marqué par l’époque où il a été écrit, c’est-à-dire les années 60-70, L’Homme-Dé est un ouvrage complètement fascinant et amoral qui remue son lecteur par la remise en question de nos principes les plus fondamentaux et indéboulonnables.
Et si le Hasard faisait bien les choses ?
Une liberté absolue ?
À partir de ce fameux« Jour-Dé », Luke Rhinehart va se mettre à prendre de plus en plus de décisions avec des dés, attribuant à chaque résultat une conséquence de plus en plus absurde. Être Jésus pendant une journée, avoir une éducation rigide pour ses enfants, rompre pendant un mois avec ses habitudes, changer de métier, écrire un livre, quitter sa famille, dicter ses émotions… bref, tout y passe.
Ce qui pousse le plus loin cette expérience, c’est que notre psychiatre va allouer des choix désagréables ou complètement contraire aux mœurs dans ce petit jeu qui finit rapidement par déborder.
Dès lors, Luke s’affranchit de la morale. Viol, meurtre, vol. Tout cela sera le fruit du Hasard ou ne le sera pas.
Petit à petit, Luke Rhinehart montre au lecteur que notre existence n’est basé sur la constance et la stabilité que parce que la société en a décidé ainsi depuis notre naissance. Mais qu’arriverait-il si le succès passait par l’instabilité, si le mérite passait par l’inconstance, si l’accomplissement se faisait par le changement ? Les conséquences de la transformation du psychiatre respecté en gourou de l’Homme-Dé vont être cataclysmiques, découvrant des pulsions ou, au contraire, en étouffant certaines.
La thérapie par le dé va autant séduire que repousser et son créateur, Luke Rhinehart, va engendrer un monstre qui va se répandre de façon incontrôlable dans la société qui l’entoure, créant des adeptes, des centres de formation et, bien sûr, une sorte de nouvelle Bible complètement surréaliste qui pousse ses participants à n’être jamais unique.
L’Hommé-Dé est un livre hautement dérangeant, non seulement parce qu’il tente de briser la structure commune de l’homme, sa faculté à rassembler les différentes facettes de sa personnalité en une seule entité indivisible, mais aussi parce qu’il renverse la table de la normalité.
La norme devient la folie, la folie devient la norme.
L’auteur américain prouve de façon particulièrement brillante que notre conception du fou ne tient que par la validation sociale. Si l’on en brise les maillons, l’ensemble se dérobe et l’on donne naissance à quelque chose de complètement et singulièrement différent. Comme si tout n’était qu’un immense banquet avec un Chapelier Fou.
Pour prouver son fait, l’auteur pousse le jeu très loin et L’Homme-Dé se confronte très tôt aux pulsions sexuelles de ses personnages, sortant les fantasmes du placard et n’hésitant pas à se vautrer dans la luxure la plus totale pour l’occasion. Pire encore, la croyance de l’Homme-Dé croise souvent un certain sado-masochisme, où l’on fait des choses que l’on a aucune envie d’accomplir. Comme d’avoir une relation homosexuel quand on est hétérosexuel, ou tuer un homme que l’on connaît.
L’Homme-Dé ne s’interdit aucune fantaisie. Logique puisqu’il est la fantaisie ultime. Ce qui se retrouve dans ce récit qui n’en finit pas de suivre le délitement du personnage principal, entraînant tout ceux qui l’entourent dans sa chute. Une chute qui pourrait bien être un couronnement si l’on en suit la logique interne du roman.
Au fond, L’Homme-Dé parle d’interdits, de pulsions de mort et de vie, de sexe et de limites, de tabou et de lois. Il s’inscrit dans la droite ligne du courant hippie des années 60 et veut s’affranchir complètement des contraintes d’une société qui aliène ses constituants, faisant rentrer chacun dans un moule rigide duquel il semble impossible de sortir, condamné à une vie morne mais socialement acceptable. Reste cependant une considération particulièrement fascinante dans cette autobiographie du faux : à force de Hasard, on finit par se demander si le Destin ne revient pas au galop. Pire encore, le nouvel Homme-Dé inventé par Luke Rhinehart devient le prophète d’une nouvelle religion avec ses règles et ses enseignements. Montrant de façon particulièrement retorse que peu importe qu’on essaye de s’affranchir des contraintes, celles-ci finissent toujours par nous trouver. On pourrait même se dire que l’auteur nous livre une satire mordante du fait religieux par le plus absurde des cultes, celui de l’aléatoire et de l’inconnu.
Mais ne serait-ce pas simplement au final ce qu’on appelle « la vie » ?
Roman dérangeant, amoral et insaisissable, L’Homme-Dé est l’enfant terrible d’une contre-culture qui refuse la limite et le Diktat de l’existence. En résulte une expérience inconfortable qui questionne sur ce qui nous définit en tant que rouage sociétal.
Et si tout ça, au fond, n’était qu’un jeu pris beaucoup trop au sérieux ?
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