Présentation Aux portes du Paradis à la librairie Le Tiers Mythe
Grâce à la situation florissante de notre père, nous fûmes une des premières familles du quartier à avoir la télévision.
Lorsqu’elle venait chez nous, ma grand-mère maternelle Aziz Khanoum remettait son voile à chaque fois que nous l’allumions.
-Si je les vois, ils me voient aussi, nous affirmait-elle, d’un air soupçonneux.
Ma grand-mère était quelqu’un de très religieux, elle remettait son voile également lorsqu’elle allait parler à quelqu’un au téléphone.
C'est la singularité même du passé qui résonne quand vient en bouche un morceau de halva ou de baklava.
Mais les cookies américains me semblaient alors irrésistiblement attirants de modernité, comme tout ce qui venait des Etats-Unis et d'Europe, dans cette façon de cuisiner et de vivre, de tout mesurer et calibrer au gramme près, en suivant une recette écrite point après point, par un inconnu dans un livre et non pas d'observer ma mère, ma grand-mère ou Naneh et d'apprendre de leurs gestes, héritage immémorial.
Le riz peut être meilleur certaines années, lorsque l’équilibre entre l’eau, la terre, le vent, le soleil et les mains des femmes tend vers la perfection. Que pourrait-il advenir si cet équilibre basculait ? Si l’eau submergeait les flancs des montagnes, si la terre devenait sèche et stérile, si le vent emportait ce qui peine à pousser, si le soleil brûlait la vie, si toutes les mains, remplacées par des machines, oubliaient leur savoir ?
Alors Shah ou misérable, puissant ou mendiant, nous mourrions tous de faim sur des montagnes d’or noir, de métal doré et de billets de papier…
Nous n'allâmes plus au cinéma ensemble et même le goût du chai, quand j'allais chez elle, était devenu amer à ma bouche. Peut-être pleurait-elle quand elle le préparait, et que le sel de ses larmes se mêlait au chai noir pour lui donner ce goût acre. Ou peut-être était-ce moi qui pleurais intérieurement, du fin fond de mon palais, sur ma tante perdue.
Un peu de futilité peut vous sauver et ce d'autant plus quand la vie est dure. Les Iranniennes l'ont toujours su et ne l'ont jamais oublié.
Quand je revis Suri, alors qu’elle faisait son entrée dans la grande salle de réception, elle était blanche comme un linceul. On ne distinguait pas où commençait sa robe et où finissait son corps, perdu dans un monticule de voiles vaporeux ivoires. Son corps de femme, lieu et objet de tous les fantasmes et interdits, du mythique Jardin d’Eden à cette somptueuse salle de mariage, son corps de femme qui ne lui aurait jamais appartenu, et qui ce soir, passerait de la main de ses parents à celle de son mari, sans qu’elle n’ait pu en aucune façon et à aucun moment, en disposer par elle-même, son corps de femme qui devrait sourire, danser et remercier tout un chacun, en ce soir où elle enterrait sa liberté sous les rires et applaudissements de la foule assemblée en son honneur. Son corps de femme avait été intégralement englouti par un monstre vorace de soie et de dentelle.
Peut-être que le temps est le véritable trésor,pour nous autres vivants.
On avait coutume de dire que du temps du Shah, on priait chez soi et on buvait à l’extérieur, et qu’avec les mollahs, on priait aux yeux de tous et on buvait caché chez soi.
Dans notre monde dit moderne, les femmes sortent voilées de la tête aux pieds, les hommes sont devenus schizophrènes et ce sont des robots qui atterrissent sur Mars.
Je ne savais pas grand-chose de sa vie d’avant, car mes parents m’avaient formellement interdit d’interroger Naneh à ce sujet et m’ordonnaient de me taire lorsque d’aventure, je commençais à leur poser des questions. Mais son œil borgne nous intriguait fortement mes frères et moi. Une fois, notre mère nous corrigea sans ménagement car nous nous étions moqués de Naneh en disant qu’elle devait avoir été pirate avant de venir chez nous.