C’est à l’âge de 19 ans que Mariana Enriquez écrit son premier roman, Bajar es lo pire, qui rencontre par la suite un succès public immédiat et la propulse sur le devant de la scène littéraire argentine à l’âge de 22 ans.
Depuis, la jeune Mariana est devenue journaliste et occupe désormais le poste de rédactrice en chef du supplément culturel Radar du journal Página/12.
Après un recueil de nouvelles particulièrement remarqué, Ce que nous avons perdu dans le feu (traduit en langue française par les éditions du Sous-Sol et réédité en format poche cette année aux éditions Points), l’écrivaine argentine nous revient dans l’Hexagone avec la traduction française de son tout dernier ouvrage, Notre part de nuit, un pavé de 760 pages qui a décroché le prestigieux Prix Herralde en 2019 et qui jouit d’une réputation particulièrement flatteuse.
Plongeons donc au cœur de l’Obscurité !
Défaire la Marque
D’emblée, avouons-le, Notre part de nuit, en tant qu’objet-livre…effraie !
Un énorme pavé de 760 pages à la couverture minimaliste et intriguant dont la quatrième de couverture succincte ne laisse qu’entrevoir le prodigieux univers qu’il renferme. Livre-monstre, le roman de Mariana Enriquez invite le lecteur dans une histoire dense qui court sur près d’un siècle entre l’Argentine, l’Afrique et l’Angleterre.
Pourtant, tout commence de façon classique par le départ (la fuite ?) d’un père, Juan Peterson, avec son fils, Gaspar. L’ambiance entre ces deux-là est tendue, pas parce que le père et le fils ne s’aiment pas, au contraire, mais parce que le danger guette, un danger abstrait, insidieux, terrifiant.
Puis, au détour d’un hôtel, le jeune Gaspar entrevoit une femme errant dans un couloir, une femme qui l’effraie et l’attire en même temps. Juan lui apprend alors à la chasser, à la faire disparaître.
« Les morts voyagent vite » et Juan, comme Gaspar, peut les voir.
De là, l’aventure commence réellement. Au cœur d’une Argentine en proie à la dictature de la junte militaire au pouvoir, les morts ne manquent pas : abandonnés dans un fossé, noyés dans les rivières ou tout simplement oubliés dans un puits sans fond. Juan arrive alors à Puerto Reyes, une immense demeure appartenant à une richissime famille sud-américaine, sa « famille », celle des Reyes.
Juan Peterson ne vient pas à Puerto Reyes par hasard. Il y vient pour diriger le Cérémonial…et aussi pour tenter de protéger son fils aux dons si particuliers.
Juan n’est pas un homme ordinaire, c’est un « medium », une personne capable de percevoir des choses que les autres ne ressentent pas ou ne font qu’effleurer, une personne capable de parler aux morts et de convoquer des démons, une personne capable d’invoquer l’Obscurité.
Depuis des dizaines d’années, les familles Reyes et Mathers ont constitué un Ordre, une organisation secrète qui voue un culte à « l’Obscurité », sorte de dieu dément et carnassier qui vit au-delà de notre réalité et qui pourrait, selon ses adeptes, offrir la vie éternelle à qui parvient à déchiffrer ses instructions cryptiques.
Juan, grâce à son don unique, peut faire parler l’Obscurité. Mais l’Obscurité a faim et elle dévore les Initiés qu’on lui jette en pâture comme elle épuise le porteur du don lui-même, ce medium cardiopathe volé à ses parents par des familles aussi puissantes que démentes.
Après la mort de Rosario, la mère de Gaspar et le grand amour de Juan, tout a changé pour ce dernier qui cherche désespérément à masquer le talent récent de son enfant. Pour le protéger, il va devoir accomplir l’impossible, il va devoir trahir, sacrifier et…tuer !
Voilà, lecteurs, le meilleur résumé possible pour vous mettre un pied à l’étrier avant de vous enfoncer plus avant dans Notre part de nuit, certainement le roman de fantastique/horreur le plus impressionnant et le plus renversant depuis La Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski.
L’Échelle de Juan
Mariana Enriquez met au point toute une mythologie et un univers intriqué avec le nôtre, entrelaçant l’Histoire avec un grand H, celle de l’Argentine, de sa dictature et de ses révolutions, celle du Londres des années 70 ou même du Nigeria de l’époque coloniale, avec celle, secrète, glaçante, de son histoire à elle. Une histoire de pouvoirs, de terreurs, de démons, de puissances obscures, de San La Muerte, de cercles à la craie, d’invunches et de maisons abandonnées.
Dès sa première partie, Notre part de nuit assume sa dimension fantastique et le lecteur découvre la plume déliée, tantôt brutale tantôt poétique, de l’écrivaine argentine. Le récit commence comme une histoire d’amour, celle d’un père, Juan, envers son fils, Gaspar. Un amour si fort qu’il transcende tout : les drames, les morts et l’au-delà. Car Juan ne veut pas pour son fils la vie qu’il a lui même subit. Enlevé à sa famille, torturé, instrumentalisé et finalement condamné à la souffrance pour protéger la seule chose chère à ses yeux, sa propre chair.
Notre part de nuit, c’est donc, avant tout, une histoire d’amour. Qui prendra des détours car Juan n’est pas un être parfait, c’est un être de colère et de violences, qui frappe parfois son enfant, qui ne lui révèle pas tout de son histoire et qui, souvent, utilise les autres quitte à les briser.
On découvre très rapidement la monstrueuse famille qui gère le fameux Ordre, partagée entre des membres froidement calculateurs et de véritables ordures sadiques qui prennent l’Obscurité au pied de la lettre.
Mercedes, la propre mère de Rosario, en sera l’exemple le plus parlant. Ce sera d’ailleurs l’occasion pour le lecteur de s’apercevoir que Mariana Enriquez sait non seulement jongler avec les différents registres de la peur mais qu’elle peut, brutalement et sans difficulté, nous plonger la tête la première dans uns horreur crue, sanglante et d’une extrême violence.
Vous resterez longtemps hanté par le tunnel de Mercedes et par sa Grange.
Notre Part de Nuit assume son côté horrifique, et le propulse dans des sommets de terreur rarement atteints, capable de ménager ses effets, d’offrir des coups d’œil qui donnent la chair de poule comme de regarder frontalement des rangées de torses humains décapités.
Les différents visages de l’histoire
Mais voilà qu’après une première partie consacrée à Juan et son fils, Mariana Enriquez change de point de vue avec le vénérable chirurgien qui a sauvé Juan d’une mort certaine. Puis, tout glisse à nouveau et l’on retombe quelques années plus tard avec Gaspar dans une petite banlieue tranquille et qui vit d’étranges aventures avec son père de plus en plus malade et des gosses du quartiers un peu trop curieux. Notre part de nuit se scinde en plusieurs parties, change régulièrement de point de vue narratif voire même de type de texte, du journal intime à l’article de presse. Mariana Enriquez sait parfaitement ce qu’elle fait, place ses pièces avec une maestria digne des plus grand maîtres du genre et change d’influences comme de chemises. De Stephen King à H.P Lovecraft en passant par Borges, l’autrice argentine connaît ses classiques et…les explose littéralement.
Tout, dans Notre part de nuit, tient du prodige littéraire, de sa construction narrative à la chair de ses personnages en passant par son émotion brute et incontrôlée. En écho, la sauvagerie du monde, de l’inhumanité des colons à l’insouciance punk du Londres des 70’s, Mariana Enriquez offre des terreurs qui répondent aux terreurs, que les morts soient causées par le SIDA ou par le canon d’un fusil militaire, la mort vient invariablement et l’Obscurité vibre, grandit, bondit.
Dans cette fresque narrative ample et protéiforme, l’Argentine devient le terrain de jeu idéal où les horreurs commises par les différents régimes entrent en collision avec la terreur de l’Autre Lieu, celui que contrôle l’Obscurité et qui semble convoquer les terreurs assemblées d’un King, d’un Danielewski et d’un Lovecraft. Derrière les portes fermées, Mariana Enriquez invente un autre monde digne des pires enfers où les membres amputés et les pendus reflètent la sauvagerie d’un lieu incompréhensible et horrible.
Sacrifier son humanité
Il n’y a pourtant pas que l’horreur ou le fantastique dans ce roman foisonnant mais toute une galerie de personnages incroyables dont l’humanité transpire à chaque page. Des gays subissant l’oppression de leur temps, des femmes qui s’affirment malgré la brutalité des hommes, des enfants qui subissent les douleurs du monde adulte, des pauvres écrasés par le pouvoirs des puissants, des pères et des mères, des oncles et des frères.
Ce qui porte et structure finalement Notre part de nuit, c’est la remarquable habilité de Mariana Enriquez pour accoucher de personnages attachants et complexes, des personnages humains au pied de la lettre, qui commettent parfois des actes terribles, des fautes, des pactes qu’ils regrettent.
C’est la capacité de l’écrivaine à saisir un monde de nuances entre le noir profond de son invention démoniaque et l’espoir béat d’un monde qui en ignore jusqu’à l’existence.
Juan en sera certainement le plus brillant exemple mais comment ne pas citer Rosario, peut-être l’un des plus beaux personnages féminins de ces dernières années, ou encore Gaspar, petit garçon fragile épris de poésie, qui cite Rimbaud, Keats et Dickinson comme sa véritable mère, sa créatrice dans l’Obscurité, Marianna Enriquez.
Au cœur des ténèbres, dans ce monde fou qui est le nôtre et dans ce siècle plein de terreurs et de massacres, l’autrice nous balance des êtres imparfaits qui nous émeuvent et nous tordent, ravagés par des évènements qu’ils ne maitrisent pas et qui s’aiment, envers et contre tout.
C’est certainement pour ça que nous, simples lecteurs, nous ne les en aimons que davantage.
Notre part de nuit s’impose comme un chef d’œuvre total, quelque chose de monumental et de terrifiant, une pièce maîtresse dans l’histoire du fantastique, de l’horreur et de la littérature. Le genre de roman-monstre qui nous laisse orphelin dans l’Obscurité une fois la dernière page refermée, captivé par l’intelligence et le talent surnaturels de Mariana Enriquez jusqu’au bout de la nuit.
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