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Critiques de Mariana Enriquez (322)
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Notre part de nuit

Rentrée littéraire 2021 #24



« Mon fils va naître aveugle, répétait au bout du couloir la présence, qui n’avait pas de cheveux et portait une robe bleue. Gaspar ne pouvait pas l’entendre, mais il l’avait sans doute vue. C’était d’elle qu’il avait parlé dans la salle de bains un peu plus tôt : une femme assise sur la place devant l’hôtel, qui regardait vers la fenêtre, la bouche ouverte. Juan n’y avait pas prêté attention car Gaspar n’avait pas semblé avoir peur et c’était bon signe. Le garçon avait raison intuitivement : il n’y avait rien à craindre, cette femme était à peine un écho. Il y en avait beaucoup, désormais. C’était toujours le cas après un massacre, comme des cris dans une grotte qui demeuraient un certain temps avant de s’éteindre définitivement. Ce moment était loin d’être arrivé et les morts inquiets bougeaient à toute vitesse, cherchant à être vus. ‘The dead travel fast’, pensa-t-il. »



Notre part de nuit, c’est LE livre que j’avais envie de lire depuis des années. Et c’est sans doute la proposition romanesque la plus excitante du moment. Un livre monstrueux, aux plus de 700 pages éclatent de baroque, de gothique, d’horrifique, pour composer une œuvre absolument inclassable à l’intensité flamboyante qui s’affranchit totalement de la question des genres littéraires en brassant les plus irréconciliables .



Ce n’est pas la première fois qu’un auteur choisit de traduire l’horreur d’une situation historique en l’incarnant littéralement de façon très concrète : Matt Ruff l’a fait dans son Lovecraft Country pour évoquer les actes du Ku Klux Klan ; idem pour le réalisateur Jordan Peele dans Get out sur la racisme hérité de la ségrégation. Cette fois, les monstres réels de Mariana Enriquez ne sont rien d’autres que ceux du passé tragique de l’Argentine avec ses morts et ses disparus, comme un miroir, comme un écho. C’est ainsi extrêmement troublant de voir complètement brouillée la frontière entre la fiction et le réel, entre la réalité de la guerre sale ( sa torture organisée, ses assassinats, ses disparus ) et l’incursion du fantastique avec les agissements de la secte de l’Ordre ( des oligarques soutiens de Videla ) qui torturent et assassinent à tour de bras pour nourrir un culte chtonien dédié à l’Obscurité, une divinité archaïque qui exige des sacrifices humains. La terreur surnaturelle croise des terreurs bien réelles. Comme si le réel invoquait la fiction pour trouver un sens à la férocité humaine durant le gouvernement Videla. Comme si l’hyperréalisme du roman contrebalançait le fantastique pour n’en accroître que plus la peur ressenti en lisant.



L’auteure propose un terrifiant voyage pour dire les dernières décennies de l’Argentine. Elle déploie une construction narrative brillante, complexe, qui ne prend tout son sens seulement dans les dernières pages. Rien n’est gratuit, même quand on a l’impression qu’il y aurait quelques longueurs ou quelques brouillards. Les six parties ne sont pas données dans l’ordre chronologique mais répondent à une logique interne qui permet aussi bien d’anticiper l’itinéraire des personnages que de sursauter en même temps qu’eux, tout en permettant de déclencher de façon magistrale le dénouement.



Si ce puzzle furioso donne le vertige et coupe le souffle dans ses enchaînements, c’est également parce qu’il est incarné par des personnages tous incroyables. A commencer par le duo père-fils. Notre part de nuit est avant tout une magnifique histoire d’amour entre un père et son fils, d’un père qui veut sauver son fils d’une malédiction qu’il ne veut pas lui transmettre. Juan est un medium surpuissant, capable de faire apparaître l’Obscurité au service d'une secte en quête de vie éternelle. Mais le contact des dieux usent ces êtres dotés de pouvoirs spéciaux et Juan ne veut pas que son fils Gaspar devienne medium. Ils fuient. Tout l’enjeu du roman est de savoir ce que deviendra Gaspar, de l’enfance à l’âge adulte, de son ignorance sur l’identité de son père et son pouvoir, jusqu’à sa révélation et les choix qu'il devra faire. C’est extrêmement poignant de le suivre, déchirant même.



Des rituels sacrificiels odieux au Londres psychédélique époque Bowie, de maisons dont l’intérieur change pour engloutir au début de l’épidémie sida, c’est incroyable ce que ce roman fou, inquiétant et fulgurant parvient à associer tout en ne parlant que d’amour. Une réussite majeure et éclatante.



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Les dangers de fumer au lit

Notre part de nuit est de mes lectures les plus marquantes et stimulantes de ces dernières années. Autant dire que je piste toute nouvelle publication de Mariana Ebriquez. Les dangers de fumer au lit vient d'être traduit en France mais ce recueil d'histoires courtes est paru en Argentine en 2009. Et ce qui est incroyable, c'est la cohérence entre les deux oeuvres.



Les douze contes horrifiques sont enracinés dans le quotidien, le terrifiant s'y infiltre au détour d'une phrase qui claque comme une matérialisation implacable et menaçante de nos névroses contemporaines. Chacun raconte la violence de nos sociétés capitalistes et patriarcales, innervée par celle du passé et notamment de la dictature qui a sévi en Argentine de 1976 à 1983, enlèvements, tortures, assassinats.



Les phrases de Mariana Enriquez ont une capacité dingue à générer de la métaphores, comme une manière d'opérer une catharsis tout en se distrayant avec la langue de la littérature horrifique et l'humour très sombre qui l'accompagne. La réalité est abordée sans anesthésie ni artifice avec une liberté absolue qui fait fi des tabous et pudeurs.



Une nouvelle fois, son talent à mélanger littérature engagée et réalisme magique latino-américain explose avec un naturel extraordinaire, parvenant mettre dans la tête du lecteur quelque chose d'impossible qu'il s'imagine pouvoir arriver, jusqu'à l'horreur la plus brute, la plus lubrique.



Toutes les histoires tirent un fil vénéneux qui explorent les abimes les plus retranchés de l'âme humaine jusqu'à la folie totale. Remplies d'hystérie collective, de malédictions, d'apparitions spectrales, de sorcières, de revenants, elles mettent en scène de très jeunes femmes, enfants, adolescentes, qui peuvent aussi bien subir la violence que la provoquer en tant comme protagonistes inquiétantes.



Parmi les douze, trois m'ont particulièrement impressionnée ( sans trop en dévoiler ):

- L'Exhumation d'Angelita : l'histoire d'une fillette fantôme enterrée dans un jardin qui pleure lorsqu'il pleut et revient hanter la petite-fille de sa soeur, comme écho aux charniers encore cachés hérités de la dictature de Videla.

- Les petits revenants : des centaines d'enfants disparus depuis des années réapparaissent tous en même temps mais sans que leur apparence n'est changé, comme une vengeance pour dire aux adultes qu'ils n'ont pas pris soin d'eux.

- Où es-tu mon coeur : menée par une jeune narratrice fétichiste des coeurs malades qui se masturbe frénétiquement en écoutant des battements cardiaques défaillants.



Convoquant aussi bien la poésie noire que l'horrifique le plus terrifiant, Mariana Enriquez créent durablement des images aussi puissantes que dérangeantes qui s'infiltrent viscéralement sous notre peau. La fulgurance de l'impact est renforcée par la brièveté des histoires ( une cinquantaine de pages pour la plus longue, une dizaine pour beaucoup ) et la volonté de ne pas leur donner d'élucidation, juste un point d'orgue perforant. Une expérience de lecture fascinante de radicalité.



PS : géniale idée que d'avoir exhumer une oeuvre peu connue de van Gogh ( Crâne de squelette fumant une cigarette ) pour la mettre en couverture !



Lu dans le cadre d'une Masse critique privilégiée
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Les dangers de fumer au lit

Une auteure totalement inconnue, je peux vous dire que je vais m'empresser de lire "Notre par de nuit" " Les danger de fumer au lit "est un recueil de 12 nouvelles, qui décapent. Je suis totalement hors de ma zone de confort, mais la je suis régalée. Je m'épate moi même. Des histoires glauques, terrifiantes, dérangeantes, un univers malsain, d'une extrême noirceur. Un mélange de nouvelles , où le surnaturelles, les fantômes, des corps en putréfactions ,d'autres sont plus soutenables, mais toujours un coté malsain formant un cocktail explosif .La jalousie de certains personnages, les poussent, à l'enévitable,. L'auteure ne tergiverse dans les descriptions au delà de l'impensable, des scènes d'abus sexuelles, des violences en tout genre, sont brut de pomme. Une nouvelle, m'a mis vraiment mal, a l'aise, des jeunes filles, où leur idole est décédé, profane sa tombe et se délecte de son corps.

L'auteure nous plonge dans les méandres de la folie sans un point de retour.

A travers ce recueil Marina, passe un message, sur le passé des son pays ,l'Argentine, notamment sur le système politique, la dictature, et les atrocités en tout genre et le problème des narcotrafiquants.

Ces nouvelles , nous font avancer, dans un monde oppressant, suffocant, terrifiant .

Un roman à découvrir.

Ce recueil de ces

nouvelles est destiné un public averti.

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Notre part de nuit

Un succès de librairie hautement justifié.

Un livre qui devrait servir de nouvel archétype au roman d'épouvante, libéré de ses habitudes lourdaudes et manichéennes ; une magnifique interrogation sur le Mal, de sa prévalence et sa diffusion.



Une ambiance plutôt inédite : l'esthétique de l'occultisme semblant renouvelée sans en renier ses codes fondateurs.

Une habile construction, étageant en chapitres de tailles parfaitement inégales les points de vue dans leurs époques, étalant l'action sur plus de trente années chaotiques, marquées par le paysage politique argentin, toile de fond idéale pour ancrer une histoire phantastique dans ces tristes réalités, des disparus de la dictature jusqu'à ceux du SIDA.



Un fond terriblement sombre, l'Obscurité comme seul idéal, où rien ne sera épargné au lecteur, l'auteure plongeant ses griffes dans nos entrailles, sans ménagement, mais avec une certaine élégance, sans jamais tomber dans le grand-guignol, ni dans les errements plattistes des « sororités sorcières », risques ô combien courants dans l'édition post-moderne.



Une magnifique sortie des éditions du Sous-sol, dont la mince section littérature est gage de grande qualité ( voir : Ben Marcus, Mordecai Richler, etc. ), alors que sa version poche a donné lieu à un salopage de couverture en règle, un vrai cas d'école : l'original étant un détail très bien recadré du tableau d'Alexandre Cabanel, « L'ange déchu » (19ème siècle), le graphiste sévissant pour le groupe a choisi d'en élargir le cadre — ses références artistiques provenant sans doute de son goût pour le photomaton — et d'en modifier les couleurs façon bichromie, ayant longuement hésité entre les filtres « sépia » et « fluo », pour enfin nous placer l'obligatoire bandeau commercial « ENSORCELANT », obéissant aux dieux de la réclame grâce à ce mot issu d'un champ lexical magiquement vendeur… (et ne parlons pas des polices de caractères, la règle non-écrite des trois différentes, au grand maximum, s'étant depuis perdue avec les nouvelles générations, comme beaucoup d'autres…)

Bref je m'attarde là-dessus, car les nombreuses critiques sur le fond du livre doivent déjà vous avoir donné une idée de sa teneur, un livre assez prodigieux et physiquement effrayant, bien que sa longueur ne semble être un obstacle… Pis, je rejoins de nombreux avis quant à la relative brièveté de son épilogue… après de telles émotions sur presque 800 pages, on s'attendrait à un peu plus…



Un joli paradoxe, diffusant une étrange lumière malgré sa grande part de ténèbres, méritant amplement son acquisition en grand format, surtout si l'on tient à la beauté de ses étagères…

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Les dangers de fumer au lit



Gothique de la pampa urbaine.

Moi qui pensais que l’Ecosse avait le monopole des fantômes les amerloques l’exclusivité des zombies, le Mexique le cartel des squelettes en fête, la France l’apanage des vieux chanteurs des années 80 en cire et la Transylvanie le privilège de regrouper tous les suceurs de sang, je découvre que l’Argentine ne fait pas que jouer au foot et possède son quota de revenants et d’esprits chagrins. Il faut dire que les périodes de dictature et les enlèvements de masse ont eu de quoi empêcher certains de reposer en paix.

Voici 12 petites nouvelles qu’il ne faut pas choisir quand il s’agit de raconter des histoires à la marmaille pour l’endormir. Même si elle le mérite parfois. Bon, le crâne avec cigarette de Van Gogh en couverture annonce à bon escient la couleur. Difficile de confondre avec Nounours en ballon ou Les trois petits cochons.

Mariana Enriquez revi-gore le genre, l’hémoglobine en moins. Les âmes errantes, ici, présentent plutôt bien. Ils ont la finitude élégante. Le problème, c’est plutôt les vivants et en particulier cette espèce instable, qui ne fait en général que râler et glander devant son téléphone, l’adolescente rebelle. L’auteure en fait des héroïnes tragiques.

Phénomène presque surnaturel dans un recueil, todas las nuevas (j’ai appris l’espagnol dans un camping) sont très réussies . Je n’ai pas senti l’effet remplissage que je retrouve souvent et qui consiste à enrober deux ou trois textes majeurs de récits de jeunesse et quelques brouillons d’écoliers pour épaissir l’ouvrage et le prix. Les histoires s’enchainent et permettent de découvrir un imaginaire horrifique cimenté dans le quotidien et par le poids du passé.

Mention pour le titre, génial, bien que mensonger car la cigarette présente bien moins de risques au lit dans la relation de couple que les miettes du petit-déjeuner qui grattent.

Les phrases claquent comme les portes d’un manoir hanté, les dialogues ressemblent à des musiques d’ambiance décalées et participent à ce mélange de modernité et de surnaturel. Il faut d’ailleurs rendre hommage à la traductrice du roman car elle su trouver les ombres qui se cachent derrière les mots.

Je ne vais pas énumérer les histoires façon liste de courses, même si nous sommes Samedi et que le frigo est vide, car Mariana Enriquez chasse le surnaturel derrière une modernité artificielle. Il en va ainsi de ces groupies absolues qui vont exhumer leur vedette pour perpétuer sa magie ou de cette jeune fille obnubilée par les battements du cœur d’un homme condamné par une terrible arythmie. Les désordres du cœur.

Que dire de ce récit incroyable qui accompagne le retour miraculeux dans une ville de tous les jeunes fugueurs disparus ou séquestrés par la dictature depuis plusieurs années ? Un chef d’œuvre (très antérieur à la série « Les revenants » qui reproduit un peu le même scénario), qui interroge sur l’abandon, la mauvaise conscience des adultes et une certaine forme de vengeance contre l'oubli.

Mariana Enriquez inventent d’autres légendes urbaines qui vont plus loin qu’un simple relooking de vieilles superstitions car elles s’alimentent de la violence bien réelle de la société.

Je n’en dis pas plus pour ne pas gâcher davantage vos terreurs nocturnes. Je tiens à préserver vos insomnies.

Il me reste à lire son grand roman Notre part de nuit, qui m’attend depuis un bon moment.

C’est quoi ce bruit ?

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Les dangers de fumer au lit

Les nouvelles sont le format idéal, je trouve, pour aborder l'horreur. C'est suffisant pour frissonner et trop court pour en suffoquer. Ce format est également très souvent la possibilité d'un pas de côté, d'une chute inattendue, d'un art extrême de l'étrange dans sa dimension la plus forte et quand ce pas de côté s'entremêle précisément à l'horreur, ça donne comme un supplément d'âme, un vertige, un moment de suspension, une parenthèse troublante et troublée nous poursuivant longtemps une fois le livre refermé. Car ces nouvelles touchent à l'intime le plus profond, à l'indicible, aux tabous.

A la lecture de « Les dangers de fumer au lit » de l'auteur argentine Mariana Enriquez aux étonnantes éditions du sous-sol, j'ai retrouvé la vive émotion que j'avais éprouvée à la lecture de Mortepeau de Natalia Garcia Freire, une de mes lectures coup de coeur de 2021, livre gothique à la poésie noire effleurant le thème de la transformation pour basculer dans le monde des insectes. Un livre également court mais horrifique…court et donc délicieusement, poétiquement, horrifique.



Si les insectes grouillent dans Mortepeau, ce sont les fantômes et les sorcières, sorcières qui parfois ne disent pas leur nom, qui abondent dans ce livre.

En douze histoires tranchantes, l'auteure creuse et fouille dans l'âme humaine pour aller sonder d'une plume chargée d'encre noire les voies les plus souterraines des fantasmes, de la sexualité, des obsessions…des organes et des humeurs. Les voies les plus tortueuses de l'âme et du corps.

Les femmes sont omniprésentes, et la frontière est ténue pour ces petites filles, ces adolescentes, ces femmes, la frontière est ténue entre le fantastique et la folie, entre le bourreau et la victime, entre la douleur et l'orgasme, entre la vie et la mort. Nous sommes à la margelle du puits de la raison, enveloppés d'une lourde brume de solitude, happés par l'abîme sans fond de l'étrange, hantés par les odeurs de cadavre et d'excréments qui s'en dégage, attirés dans les dédales d'un lieu envouté à l'image des personnages qui les habitent.



Mariana Enriquez, de façon sauvage et sans limite, sans tabou, nous offre à voir ainsi, entre autres, un clochard diarrhéique jetant un mauvais sort à tout un quartier, une femme se masturbant au son de battements de coeurs malades, une petite fille sacrifiée réceptacle à la folie de sa mère et de sa grand-mère, la réapparition cauchemardesque au sein des familles d'enfants autrefois disparus (cette nouvelle n'est pas sans me rappeler le scandale des enfants enlevés en Argentine pendant la dictature), une femme seule fumant sous les draps gris et rêvant de ciels étoilés, la vengeance de jeunes filles très belles jalouses devenues des monstres cruels, l'adoration jusqu'au cannibalisme, les os d'un bébé déplacés faisant apparaitre son fantôme, le corps d'une femme totalement scarifié par un esprit qui n'est autre que elle-même…

Le corps est tour à tour source du plaisir, source de l'abject, source de la douleur, source de la violence et l'auteure lève le voile sur des éléments depuis toujours cadenassés par la société, la pudeur et la honte : oui, la famille peut être un lieu non de protection mais de trahison, les corps peuvent être la source des humeurs les plus répugnantes, des femmes belles peuvent être d'une cruauté machiavélique, la douleur peut cohabiter avec l'érotisme, le désir avec la cruauté, parfois contre soi-même, tous ces éléments procurant bien plus de peur et de terreur que le surnaturel à grand renfort d'imagination.



« Un des gosses empestait parce qu'il ne retirait jamais son seul et unique vêtement, même pour dormir. Ce garçon erre toujours dans la ville, diffusant sa puanteur partout pour qu'on ne l'oublie pas. On raconte que les assistantes sociales n'arrivaient pas à lui ôter ses fringues, tellement elles étaient collées à son corps à cause de la crasse. On dit qu'il avait des poux, mais aussi des vers blancs sur le cuir chevelu, et des plaies sur les bras ; il ne s'était jamais lavé, un petit animal, il se chiait dessus de peur et ne se nettoyait pas. C'est l'enfant que les gens voient le plus souvent, le fantôme le plus populaire, qui te touche avec ses mains noires, et lorsqu'il effleure ton blouson accroché à une chaise dans un bar, l'imprègne d'une odeur de chair morte ».



Ce recueil à la couverture aussi inoubliable que son contenu, d'une poésie noire allant jusqu'à l'horreur la plus implacable, nous promet des histoires gothiques et macabres, des histoires sur la santé mentale vue à travers le genre fantastique, qui se suffisent à elle-même dans leur tristesse et leur pouvoir horrifique, mais qui racontent également tout autre chose derrière la simple narration, comme un reflet scintillant et fantastique de la réalité sociale actuelle, notamment au travers la disparition de nombreux enfants, de la réalité argentine contemporaine faisant face à son passé.



Un grand merci à Babelio et à Nicolas Hecht pour cette Masse critique privilégiée !

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Notre part de nuit

Le Mal règne en Argentine : pendant que la population paye un lourd tribut à la dictature, perdant le décompte de ses morts et de ses disparus, deux très riches et toutes-puissantes familles d'origine britannique profitent des soubresauts politiques pour asseoir leur mainmise sur le pays et y mener leurs exactions en toute impunité. Elles sont à la tête de l'Ordre, une secte multipliant les sacrifices humains à l'Obscurité, force occulte dévoratrice, dans l'espoir d'obtenir en échange une forme d'immortalité qui leur permettrait de se réincarner de génération en génération. Pour communiquer avec cette puissance obscure, elles utilisent sous la contrainte les pouvoirs de Juan, medium qu'une grave malformation cardiaque affaiblit toutefois de plus en plus, et qu'elles veulent forcer à investir le corps de son fils Gaspar pour continuer à bénéficier de ses services. Mais Juan est bien décidé à soustraire son fils de l'emprise de l'Ordre…





Métaphore de la guerre sale en Argentine, avec son lot de tortures, d'assassinats, de disparitions forcées et de vols d'enfants, un régime de terreur auquel la répression par l'Etat de la lutte entre les groupes armés de la guérilla et des militaires a longtemps servi d'alibi, empêchant les questionnements sur les conditions politiques qui l'ont rendu possible et sur les responsabilités de la société civile dans le climat qui a favorisé cette violence, ce très long roman de près de huit cents pages est profondément déroutant.





Articulé en six parties centrées sur le père Juan, sur la mère Rosario, enfin sur le fils Gaspar, se déroulant de manière non linéaire entre les années soixante et quatre-vingt-dix, le livre foisonne et se déploie en un mouvement lent et ample que l'on pourra juger confus avant d'en voir peu à peu émerger le dessin d'ensemble. Il faut d'abord se familiariser avec les multiples personnages, comprendre les étranges visées de cette secte qui nous promène entre horreur et délire mystico-fantastique, en une succession de tableaux dignes des plus cauchemardesques représentations de l'Enfer de Bruegel ou de Jérôme Bosch, comme si seules ces visions surnaturelles et apocalyptiques pouvaient rendre compte de l'innommable réalité vécue par les Argentins.





Aussi dérouté qu'horrifié, le lecteur nauséeux se prend à détester Juan autant que celui-ci se déteste lui-même, jusqu'à ce que les raisons de son comportement terriblement brutal avec son fils finissent par dévoiler tout ce que l'homme cache de honte et de refus de transmettre l'abomination à laquelle il s'est retrouvé à contribuer. de son sacrifice émerge au final un formidable acte d'amour, une impulsion vers un avenir meilleur, pour peu que Gaspar, en partie protégé des compromissions paternelles, sache se tourner vers la lumière en évitant d'ouvrir à son tour la porte menant à la perdition.





Lecture horrifique d'une incommensurable noirceur débouchant malgré tout sur l'espoir, Notre part de nuit raconte le cauchemar empreint de culpabilité d'une génération argentine perdue dans l'enfer sans issue de l'oppression et de la terreur, et qui, consciente d'y avoir perdu son âme, n'a plus qu'une obsession : permettre à ses enfants d'envisager une vie meilleure, peut-être, un jour… Un livre puissant, dérangeant et marquant, qui mérite l'effort de sa lecture, il faut le dire, assez pesante.

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Les dangers de fumer au lit

Très bien écrit, ce recueil de nouvelles restera inégal pour ma part. J'ai déjà oublié certaines nouvelles. Et d'autres sont marquantes.



Je retiens surtout celle où le cadavre d'une star se fait bouffer par des fans.



Et je me demande,

est-ce que ma grand-mère aurait bouffé Claude François?



Non



Est-ce que mon père aurait bouffé Jimi Hendrix? Peut-être



Est-ce que je pourrais bouffer Trent Reznor ou Billy Corgan lorsqu'ils seront morts? Aurais-je la sensation d'ingérer leur essence artistique comme un élixir transcendantal?



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Nope

Trop dégueu

Ou alors si je meurs de faim, peut-être.
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Les dangers de fumer au lit

Ne vous arrêtez pas à la couverture du livre de Mariana Enriquez, ignorez-la et ouvrez le roman sans crainte et sans hésitation, l'auteure argentine va vous transporter dans son univers noir et flippant à souhait. Ses nouvelles vont vous entraîner dans son mode horrifique, peuplé d'êtres innommables et innommés. Dans cette Amérique Latine où la religion catholique se colore de superstitions d'origine africaine, où le culte des morts se mêle au culte des saints. Sorcières, fantômes, culte Vaudou, sacrifices humains, cannibalisme ; chaque page tournée apporte son lot d'horreurs et de frayeurs. Mariana Enriquez nous embarque dans les noirceurs de l'âme humaine avec beaucoup de virtuosité mais aussi avec pas mal de volupté car on se plait malgré tout à la suivre dans le dédale de ses douze nouvelles. Dans cette fange littéraire livrée brutalement, on y trouve un peu de poésie et c'est grâce à ces îlots de lumière salvatrice que l'on ne referme pas l'ouvrage.



Les personnages qui hantent ses nouvelles sont avant tout des femmes. Des femmes affamées, cabossées, qui souffrent, qui ont peur et qui sont opprimées. Les quelques hommes qu'on peut rencontrer sont eux inexistants comme de simple faire valoir. Ceux sont des gigolos sans sexualité attrayante. Des pauvres hères qui ne font que passer sans jamais véritablement s'arrêter. Ils oeuvrent à la limite d'un monde exclusivement féminin qui les domine. Une gynécocratie qui a pour héroïnes des Angelita, Silvia, Mariela, Josefina, Elina, Paula, Mechi, Vanadis, Julita et Pinocchia. Elles savent nous bouleverser par leur violence mais aussi par leur fragilité.



Mariana Enriquez possède enfin une plume qui bien qu'elle soit noire, n'en demeure pas moins belle et limpide. Elle sait nous emporter dans les méandres et les abîmes de l'âme humaine avec dextérité. Elle choque par ses mots crus qui souillent notre innocence mais qui savent aussi transcender notre nature humaine. Si l'insupportable est souvent là, le plaisant n'est jamais bien loin. C'est sa force et aussi son originalité de pouvoir nous souffler le chaud et le froid. De son horreur peut naître le beau.



Merci à Nicolas de Babelio et aux Éditions du sous-sol pour cette étonnante et surprenante découverte d'une auteure qui excelle dans l'art difficile de la nouvelle. Contrairement à beaucoup d'autres nouvellistes, elle nous laisse jamais sur la faim de la fin…





« Alors elle décida d'appuyer l'extrémité de sa cigarette sur le drap pour voir s'agrandir le cercle au bord orangé, jusqu'au moment où ça devenait dangereux, le feu crépitait et augmentait, et elle devait taper sur le drap pour l'éteindre, les bouts de tissu brûlé flottaient dans la tente. Les petits incendies circulaires la faisaient rire. Lorsqu'elle sortait la tête dans la semi-pénombre de la chambre, les trous de cigarette dans les draps laissaient passer la lueur de la lampe dont les faisceaux lumineux se reflétaient au plafond qui paraissait couvert d'étoiles. Il fallait qu'elle fasse plus de trous car, elle le comprit dès qu'elle le vit, tout ce qu'elle voulait, c'était un ciel étoilé au-dessus de la tête. Oui, c'était tout ce qu'elle voulait.»

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Les dangers de fumer au lit

On ne dira jamais assez Les dangers de fumer au lit.

Lire ce recueil, s'en éprendre, c'est se promener entre les vivants et les morts, c'est sentir cette odeur de charogne et d'excréments qui effleure les mots à chaque page que l'on tourne. C'est toucher la folie du bout des doigts, pas seulement celle des personnages, mais celle d'une ville, d'un territoire abject, celui des enfants toxicos, héroïnomanes, celui des enfants qui disparaissent, comme si les personnages incarnaient à eux seuls la folie de ces lieux, le malheur du monde...

En lisant les premières pages de ce recueil de nouvelles, j'ai eu l'impression de me pencher sur le bord d'un puits et de tenter de deviner à travers son eau sombre les contours d'un autre monde qui nous échappe mais pas aux personnages de ces histoires.

Les dangers de fumer au lit est un recueil de nouvelles horrifiques au nombre de douze, pas treize, - dont celle au titre éponyme -, écrites par l'écrivaine argentine Mariana Enriquez que je découvre à cette occasion.

Est-ce un oiseau qui chante ou bien une petite fille morte qui se rappelle d'où elle vient ou plutôt veut que son entourage se le rappelle ?

Entendre des voix qui se fraient un chemin dans un couloir sans fin... Les vieux démons ont la peau dure... On ne devrait jamais tenter de réveiller les morts, leur sommeil est parfois si léger, si fragile...

Exorciser les peurs d'une petite fille enfouies dans ses souvenirs comme on se cache derrière un rideau...

Mariana Enriquez a ce don de nous entraîner sur cette frontière scabreuse qui hésite à chaque instant entre rêve et étrangeté pour nous dire l'indicible et l'insupportable. Mais l'insupportable, n'est-ce pas plutôt la réalité sordide des rues de Buenos Aires ou de Barcelone, plutôt que les chemins oniriques qu'arpentent ces jeunes filles parfois encore adolescentes, parfois encore des enfants, ou lorsqu'elles ne le sont plus, elle s'en souviennent comme si c'était hier, comme si c'était aujourd'hui, et peut-être demain aussi.

Angelita, Silvia, Mariela, Josefina, Paula, Graciela, Vanadis... Il y a comme une sororité violente et douloureuse, fidèle et vorace aussi, qui hante les pages de ce livre.

Elles ressemblent parfois à ces papillons de nuit qui viennent se brûler les ailes et se désagréger auprès d'une lumière trop intense...

Mariana Enriquez dit ici en creux l'errance sociale, les rêves des enfants que l'on broie à coup de gélules bleues ou roses...

L'univers de Mariana Enriquez fait peur parce qu'il est rendu possible, parce qu'elle a le talent de soulever le rideau et nous montrer la réalité macabre, sordide, tandis que le seul chemin pour ces adolescentes est de s'en échapper en se jetant dans le vide, puis en revenant hanter les vivants qui les ont trahies ou abandonnées...

L'univers de Mariana Enriquez, c'est une bouche édentée qui tente de sourire.

C'est un hôtel enfoui dans le sable qui accueille des gens désespérés.

C'est un coeur affolé au bord du vertige. C'est une douleur semblable à un orgasme.

C'est un cauchemar d'enfance qui se réveille.

C'est le corps dévasté, mutilé d'une adolescente, qui se laisse filmer à la demande de sa mère...

L'insupportable est souvent là, retenant notre respiration au bord du vide, dans l'effroi qui se prolonge comme un écho...

L'esprit du mal ne se cache peut-être pas là où on le croit terré, mais dans une sorte de misère sociale et sexuelle, de solitude tragique qui tient lieu de décor à chacune de ces nouvelles...

Alors nous continuons d'avancer dans cette procession funèbre et obsessionnelle avec des guitares saturées de heavy metal autour de nous pour ne pas entendre le cri apeuré des enfants, même si certains sont devenus des fantômes...

On l'aura compris, ces douze histoires sont terriblement ancrées dans l'horreur quotidienne du passé encore présent de l'Argentine qui se souvient ; le surnaturel n'est peut-être qu'un prétexte, car si la dictature a bien disparu, il n'en est rien de ses méthodes qui ont perduré longtemps encore...

L'art de laisser chaque fin de nouvelle en suspens au-dessus du vide est de toute beauté, il fait partie de l'écriture de Mariana Enriquez, il fait partie de l'histoire, il accompagne cette quête désespérée et onirique de ces adolescentes qui errent dans ces pages et ressemble à une porte ouverte, leur laissant la possibilité à jamais de revenir et faire la paix avec leurs proches, leurs semblables... Avec elles-mêmes aussi...

Angelita, Silvia, Mariela, Josefina, Paula, Graciela, Vanadis... Vos récits m'ont touché au coeur et au ventre.

Je remercie Babelio et les Éditions du sous-sol pour l'envoi de ce livre dans le cadre d'une masse critique privilégiée.

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Notre part de nuit

Après plusieurs retours élogieux d'amis babeliotes sur le roman de l'auteure argentine Mariana Enriquez, j'ai voulu moi aussi me lancer dans la lecture de cet énorme pavé. Pour ceux qui n'oseraient pas le lire en raison du volume de ce livre, et je comprends cette appréhension, j'ai eu la même, il ne faut pas hésiter, cette lecture est très fluide, prenante, rendue agréable par la belle traduction d'Anne Plantagenet.



« Notre part de nuit » n'est pas une lecture comme les autres.

Le récit est certes sombre, complexe, parfois violent, monstrueux, mais captivant et envoûtant par son traitement.

Un passage du roman résume mon ressenti :



« …l'impression qu'il venait de se réveiller et que le moment vécu dans ce lieu était loin, très loin, beau comme un jardin secret derrière un mur en ciment, rempli de fleurs violettes et de plantes qui mangeaient des mouches. »



*

Juan et son fils Gaspar fuient l'Argentine par la route pour rejoindre la frontière nord brésilienne. La mère de Gaspar a disparu quelques semaines auparavant dans des circonstances étranges et floues.



C'est pendant ce trajet que nous faisons leur connaissance.

Juan appartient à l'Ordre, une société secrète dont le but est de parvenir à l'immortalité par son intermédiaire. En tant que médium, il convoque, lors de rituels initiatiques, l'Obscurité.

Mais cette ancienne divinité, cruelle, féroce et vorace en sacrifices humains exige aussi une part du medium. A chaque invocation, le mal vibre dans tout son corps, et ses capacités physiques et mentales se dégradent irrémédiablement. Son pouvoir diminue chaque jour un peu plus. Bien qu'encore jeune, son corps est défaillant, brisé, moribond. Sa douleur physique le rend émouvant et attachant.



« … l'Obscurité est un dieu avec des griffes qui vous traque et qui vous trouve, l'Obscurité vous regarde jouer, comme les chats regardent jouer leur proie un moment, juste pour observer jusqu'où elle s'aventure. »



Cette fuite éperdue a pour but de protéger son enfant de cette vie d'extrême souffrance, car l'Ordre exige que Gaspar, dont les pouvoirs s'affirment chaque jour un peu plus, le remplace. Un héritage bien cruel pour cet enfant si jeune et ignorant de la vie qu'on lui destine. On ressent toute la force de cet amour paternel, mais aussi sa douleur intime, sa peur de ne pas être à la hauteur.



« Tu possèdes quelque chose à moi, dit-il, je t'ai laissé quelque chose, j'espère que ce n'est pas maudit, j'ignore si je peux te donner quelque chose qui ne soit pas souillé, qui ne soit pas obscur, notre part de nuit. »



*

Le début du récit est immersif mais aussi, assez confus, obscur.

L'auteure laisse intentionnellement le lecteur dans l'ignorance de certains moments essentiels de l'histoire. Cette tactique est payante car le lecteur veut des réponses à ses questions et la lecture devient vite addictive.

La mise en scène sans aucun ordre chronologique est frappante par la succession de plusieurs narrateurs, décrivant à chaque fois une époque différente.

Le récit multiplie les points de vue, les perspectives s'ouvrent. Les histoires et les personnages s'entremêlent, se croisent à différents moments de leur vie.



L'auteur crée tour à tour une intimité avec chacun d'eux.

Le lecteur entre dans leur histoire, leurs pensées. Certains s'effacent mais restent présents dans notre mémoire, alors que d'autres jusque là flous, nous apparaissent dans toute leur complexité.



« Il pouvait avoir peur de son père, mais jamais avec lui. Bien qu'il le sût malade, Juan lui paraissait invincible et dangereux. Parfois les animaux blessés étaient comme ça, beaucoup plus forts qu'en bonne santé. »



Mariana Enriquez excelle à dessiner des personnages fascinants, moralement ambigus ou mauvais. Certains sont froids, pervers, amoraux, dépravés, sadiques alors que d'autres sont lumineux et sensibles.

Juan est celui qui m'a le plus intrigué, à la fois doux, sensible et d'une violence inébranlable, démesurée, incompréhensible.



« Mais il n'était pas n'importe quel père, et les gens parfois le savaient quand ils le regardaient dans les yeux, parlaient avec lui un moment ; d'une manière ou d'une autre, ils devinaient le danger : Juan ne pouvait pas cacher ce qu'il était, c'était impossible sur la durée. »



*

Vous l'aurez compris, l'auteure distille une atmosphère fascinante qui m'a beaucoup plu, adoptant successivement le road movie, le thriller, le fantastique, le gothique, l'horreur, les légendes autour de personnages mythiques provenant des anciennes tribus guarani.



Par ces multiples facettes se dessinent en toile de fond, un cadre très réaliste, les années sombres et ténébreuses de l'histoire de l'Argentine, de la junte militaire, de la dictature, des disparitions, des tortures et des charniers au coeur de la forêt.



« … cette forêt touffue est une prison avec des murs de toutes parts, une terre rouge comme un fleuve de lave. »



J'ai aimé les passages où Mariana Enriquez évoque cette divinité inquiétante et gloutonne, monstre insatiable dont la gueule opaque et béante absorbe toute lumière et engloutit tout ce qui se présente à sa portée. Métaphore de l'histoire violente de l'Argentine, moment d'une force effrayante et d'une beauté carnassière, elle m'est apparue intense, vivante sous la belle plume de l'auteure.



*

Roman de filiation et de transmission, « Notre part de nuit » offre de nombreuses réflexions sur la vie, la mort. Malgré la noirceur qui s'en dégage, il transmet un message d'amour, de liberté, d'espoir.

L'écriture poétique, sensuelle, emplie d'amour et de magie, ou au contraire, furieuse, violente et sanglante diffuse des ambiances mouvantes, insufflant l'incertitude, l'appréhension, l'horreur, la tristesse, ou le dégoût.



*

Bien sûr, ce roman choral m'a beaucoup plu, mais pourtant, je n'y ai pas succombé totalement. Un magnifique coup de coeur ne dessinait dès les premières pages, mais malgré toutes les qualités évoquées, j'ai été moins captivée à certains moments du récit. Peut-être est-ce dû à quelques longueurs, au changement de rythme ou au changement de style narratif ?

J'aurais aimé entendre la voix de la grand-mère de Gaspar, mieux comprendre sa folie, sa fureur, sa violence gratuite, sa perversité. La disparition de la mère aurait nécessité quelques éclaircissements également, et le dénouement s'achève avec trop de précipitation à mon goût.



*

Pour conclure, Mariana Enriquez a écrit une oeuvre forte, créant un univers fictif impressionnant sur un fond historique bien réel. Elle a su insuffler malgré quelques longueurs, la souffrance et l'horreur dans cette histoire, nous faisant revivre avec émotion les actes commis pendant la dictature militaire argentine durant la seconde moitié du XXe siècle.

Un conte initiatique troublant, sombre, saisissant où réalité, terreur et surnaturel s'entrecroisent.

A découvrir.

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Les dangers de fumer au lit

La lecture de Ce que nous avons perdu dans le feu m’avait laissé une impression mitigée, mais assez positive pour que je sois tout de même tentée d’aller relire cette autrice un jour. Visiblement, j’ai bien fait, car la lecture de ce second recueil m’a beaucoup plus séduite.



Je n’ai pourtant pas l’impression qu’il soit si différent du premier : on y retrouve la même ambiance poisseuse, la même horreur insidieuse qui continue de jouer dans la tête après la lecture, la même dénonciation de la misère. Mais les nouvelles m’ont paru plus abouties, finissent de manière plus percutante, sans ce sentiment frustrant d’un dénouement qui tombe à plat – sentiment qui ne m’a pas quittée tout au long de la lecture du premier recueil.



Néanmoins, je ne suis pas certaine si Les dangers de fumer au lit est bel et bien plus abouti que Ce que nous avons perdu dans le feu, ou si j’avais simplement besoin de prendre mes marques avec l’écriture de Mariana Enriquez. (Je serais curieuse d’avoir vos avis : lequel avez-vous préféré, et dans quel ordre les avez-vous lus?)



Ce bilan étonnant me rend encore plus curieuse de lire son roman, Notre part de nuit.
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Les dangers de fumer au lit

Froide et sombre la nuit, la lune est absente. Ni bleue, ni lumineuse, elle s’en est retournée vers un autre monde, celui de la lumière. Moi, je reste allongé sur mon lit, dans le monde des ténèbres. Eteins-moi cette cigarette, souviens-toi des dangers de fumer au lit. Tout peut prendre feu en un instant, ta vie, ta mort, ton âme. Partie en cendres, cette dernière t’a tourné également le dos. Les yeux clos, le corps marqué, tu respires une dernière fois, respirer cet air suffocant, sentir cette humidité comme sur un vieux livre aux pages jaunies. Un jour, on retrouvera ton cadavre allongé dans la même position, les os blanchis par le temps, une cigarette encore plantée dans ton crane, comme une peinture de van Gogh. Mais en attendant, tu sens ce parfum de mort qui t’enveloppe, de chair en putréfaction, de peur et de tristesse. De l’Argentine à l’Espagne, tu voyages autour de la mort, avec des jeunes filles mal dans leur peau, des femmes qui ont peur, des fantômes…



Allongé sur ton lit, tu écrases donc cette dernière cigarette qui un jour te tuera et tu replonges dans tes pensées, dans l’abîme profond de ton malaise. Des fantômes pleurent, alors tu déterres des os, sous cette poussière, un poulet, un coyote ou une grande sœur. Des enfants disparus reviennent des années après, sans même changer d’apparence… Si tous les disparus de la Dictature pouvaient en faire autant… Tu fais appel aux esprits, sur une musique de sang et de sueur, et s’ouvre à toi un monde dont tu n’oses pénétrer, une odeur de chair morte qui t’envoute, rêvant à cœur ouvert de futur, de passé et de tristesse. Alors tu ouvres ton recueil de nouvelles, pour t’envoler vers un monde onirique, tu reçois en échange une poésie sombre et noire qui te saigne les veines et ton âme.



Mariana Enriquez, une autre voix de l’Argentine qui parle aux morts, qui discute avec les esprits, qui frissonne dans le lit, qui bouffe de la viande crue… Un susurrement au milieu d’une dictature… « Si tu as faim, mange mon corps. Si tu as soif, bois mes yeux. »
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Les dangers de fumer au lit

“Je suis habitée par un cri.

Chaque nuit il sort, les ailes battantes,

A la recherche, avec ses crochets, de quelque chose à aimer.

Je suis terrifiée par cette chose noire qui dort en moi ...”

Sylvia Plath



Mariana Enríquez est une figure montante de la littérature latino-américaine du XXIe siècle. Déjà rencontrée dans son précédent roman, « Notre part de nuit », l'autrice argentine propose un univers original, où la vie et la mort sont étroitement imbriquées, où l'atmosphère fantastique et sombre en toile de fond, sert à mieux dénoncer la vie en Argentine, la dictature militaire, la répression, les nombreuses disparitions, ...



C'est avec beaucoup d'attente et d'enthousiasme que j'ai commencé ce recueil de douze nouvelles où les femmes, narratrices, sont aussi au coeur de chaque récit.

A nouveau, le lecteur est frappé par cet univers troublant que l'on retrouve souvent chez les auteurs latino-américains, à la fois morbide et fascinant, surnaturel et réaliste, charnel et scatologique. Ses textes cachent en effet, un monde occulte dérangeant, effrayant, peuplé d'esprits, de morts, de fantômes, de sorcières, ou de démons. Tout, dans la mise en scène, l'ambiance, les décors, le recours à de vieilles légendes, les personnages et le dénouement, est parfaitement réfléchi, maîtrisé et permet de nourrir l'originalité des récits.



Les nouvelles se concluent souvent de manière assez inattendue, abrupte, ambiguë, pouvant laisser croire que les histoires sont inachevées, ou que l'autrice n'a pas su leur trouver une fin satisfaisante. Je pense au contraire, que Mariana Enriquez se retire intentionnellement pour laisser le lecteur réfléchir, prolonger chacune d'entre elles, s'imprégner de leur réalité et apposer ses propres fins.



En lisant les lignes de ce billet, vous pourriez être effrayé par ce livre et son contenu, mais ces récits sont à l'image de cette magnifique couverture, à la fois horribles et touchants, réalistes et mystérieux, glaçants et magiques, incisifs et teintés d'humour, de poésie. Cela permet de prendre de la distance pour mieux en apprécier toutes les qualités.



*

Il n'y a aucun intérêt à résumer chacune de ces nouvelles.

Il vaut mieux se laisser porter par tous ces récits, ressentir leur atmosphère lourde et tourmentée, comprendre que la monstruosité sous le prisme des métaphores et du mystère répond à l'histoire violente de l'Argentine, passée et présente, et aux traumatismes du peuple argentin.



Très honnêtement, même si certaines ont ma préférence, j'ai trouvé qu'elles se valaient toutes. Chaque lecteur trouvera forcément, suivant ses goûts et ses envies, la nouvelle qui le marquera, le touchera, le dérangera, le bouleversera, le révoltera, ou l‘interrogera.



« Son rire et son renoncement m'inquiétaient car de plus en plus souvent, au fil du temps, à mesure que croissait notre intimité, j'avais la certitude que si j'écoutais une seconde supplémentaire, j'allais lui faire encore plus de mal. le frapper, l'ouvrir avec mes ongles, lui imprimer d'autres cicatrices, une façon d'être au plus près de lui, qu'il m'appartienne davantage. »



L'exhumation des restes d'un bébé dans l'arrière-cour d'une maison, la malédiction d'un quartier entier, la légende d'un enfant sans tête qui erre dans les rues de Barcelone, une femme dont les nuits sont peuplées de cauchemars, une jeune fille aux prises d'hallucinations, une femme qui trouve un plaisir sexuel dans les battements irréguliers du coeur humain, voilà les récits que vous découvrirez.

Il est question de moralité, de solidarité et d'empathie, de vengeance, d'enfances saccagées, de fétichisme, de fantasmes, d'automutilation, de folie et de phobies.



« Dans sa chambre, elle se glissa dans la baignoire et repassa le rasoir sur ses plaies pour que le sang flotte autour d'elle et teinte l'eau en rouge. C'était beau. Elle sombra et ouvrit les yeux sous l'eau, dans un océan d'écume vermeille. »



*

Parmi la petite dizaine de nouvelles publiées, mon premier choix se portera sur celle intitulée "Viande". Elle raconte l'admiration de deux adolescentes pour une star du rock au style anticonformiste et dérangeant. Alors que son dernier album, Viande, est fortement controversé, le fanatisme des deux jeunes filles va prendre des allures extrêmes après le suicide du chanteur.

J'ai été happée par la violence du récit qui chemine aux confins de l'immoralité, de la folie et de la mort.



La seconde nouvelle que je retiendrai est « La vierge », l'histoire d'un groupe d'adolescentes jalouses de leur amie Silvia qui a un petit copain.

Là encore, j'ai été saisie par la montée progressive de la violence de ces jeunes filles qui ne supportent pas le bonheur affiché par leur camarade. Leurs rancoeurs mesquines font froid dans le dos.



Dans « Où es-tu mon coeur ? », la narratrice fantasme pour les personnes malades du coeur. Cette nouvelle est peut-être celle qui m'a le plus dérangée et dégoûtée en raison de la dépravation de la jeune femme, les descriptions de scènes intimes, et la monstruosité de sa fin.

Je la cite également car Jane Eyre s'invite dans ce récit, de manière originale. Là où un passage du roman de Charlotte Brontë m'a fortement émue, il a réveillé en elle sa folie et sa perversion.



« Il n'a pas protesté quand je lui ai dit que j'en avais marre. Que je voulais le voir. »



*

L'autrice crée une atmosphère propice à l'intrusion du fantastique, du réalisme magique, d'éléments surnaturels voire de l'horreur dans des récits réalistes. Si l'écriture est assumée, acérée et parfois glauque, elle est également envoûtante, proche de la prose poétique.

Malgré l'atmosphère macabre et inquiétante, l'autrice est parvenue à m'emporter par la force de son écriture, la fulgurance des images et des messages, et sa capacité à mener des intrigues captivantes et rythmées sur quelques pages seulement.



L'autrice ne cherche pas à cacher la crasse, les odeurs répugnantes, l'abjection, l'immoralité, la lâcheté, l'obscénité de notre monde. Au contraire, elle y puise son inspiration, mais c'est avec beaucoup d'élégance et de poésie qu'elle nous retransmet des sensations et des émotions puissantes.

La magnifique traduction d'Anne Plantagenet retranscrit remarquablement bien cette atmosphère étrange et menaçante.



*

Pour conclure, Mariana Enríquez nous livre un recueil singulier, surprenant, angoissant, saisissant grâce à un univers très marqué et surtout très marquant.

Une nouvelle fois, j'ai été séduite par l'acuité et l'audace de la jolie plume de Mariana Enríquez. Ce premier recueil de nouvelles teintées de macabre, d'obsession, de désespoir et de violence est certes dérangeant, mais il m'a emportée par la justesse, la beauté et la puissance évocatrice de sa prose.



A découvrir.



***

Je tiens à remercier infiniment toute l'équipe de Babelio et les éditions du sous-sol pour l'envoi de ce livre dans le cadre d'une masse critique privilégiée. Je ne suis pas près d'oublier ce recueil dont mon ressenti est proche du coup de coeur.

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Notre part de nuit

Notre part de nuit, ce titre est tiré d’un poème d’Emily Dickinson, choisi par Mariana Enriquez pour ce livre bouleversant, inoubliable, semblable à aucun autre avec une couverture magnétique …

“Our share of night to bear,

Our share of morning,

Our blank in bliss to fill,

Our blank in scorning.



Here a star, and there a star,

Some lose their way.

Here a mist, and there a mist,

Afterwards—day!”



En l’ouvrant, après avoir lu des critiques élogieuses, je me suis laissé happer par ce qui ressemble au début à un road movie d’un père étrange et violent avec son petit garçon, dont la mère est récemment décédée. L’histoire semble alors prometteuse. Mais on bascule petit à petit dans l’horreur en découvrant la secte de l’Ordre pour ensuite sombrer dans le délire le plus absolu du culte de l’Obscurité réalisant des sacrifices humains pour satisfaire un nuage noir avalant et mutilant tous les humains sur son passage…

Là, j’ai reposé le livre en me demandant dans quoi j’étais tombée. Plusieurs nuits de suite, à la faveur de réveils nocturnes, mes premières pensées sont allées vers le livre qui semblait m’appeler... J’ai ressenti un véritable malaise physique lors de ma lecture, comme une nausée, et des idées sombres m’ont assaillies... Jamais une lecture ne m’a fait un tel effet, en me retournant véritablement les tripes, au sens premier du terme. Pour moi, la lecture doit avant tout être une source de plaisir, d’évasion, de découverte et d’apprentissage de l’humain. Les lectures ou films d’horreur ne m’ont jamais attirée…

J’ai pensé alors que ce livre n’était pas fait pour moi et j’ai décidé d’arrêter cette lecture, la souffrance des personnages me dévorant moi aussi.

Mais ça ne s’est pas déroulé de la façon prévue car j’ai malgré tout continué…Tout d’abord parce que je n’ai jamais vraiment réussi à abandonner une lecture (certainement à cause d’un respect un peu idiot dû au travail de l’auteur, ce que je regrette la plupart du temps, le revirement final tant espéré n’arrivant que trop rarement) et mue par une curiosité que j’ai du mal à m’expliquer ou un magnétisme démoniaque. Alors j’ai poursuivi, un peu à reculons tout d’abord, mais j’ai poursuivi quand même.

Et là, oui, pour une fois, je n’ai pas regretté d’avoir persévéré ; subitement, les chapitres se succèdent, je tourne les pages, l’horrifique pur et l’appréhension s’éloignent, je termine complètement envoutée, à devoir lire les deux cents dernières pages d’une traite, sans plus pouvoir m’arrêter.

Mariana Enriquez imbrique ses pièces de puzzle les unes dans les autres avec une précision machiavélique, et les chapitres décrivant des personnages et des époques différents se répondent en d’assourdissants échos.

Jamais une lecture n’aura suscité chez moi simultanément autant d’attirance et de répulsion.

Je pense que c’est le type de livres que l’on peut lire plusieurs fois sans trouver toutes les clés, tant il est riche en doubles lectures.

Un roman à part, inclassable, fleuve, foisonnant, mystique, horrifique, envoûtant, magistral.

Un voyage plein de turbulences à faire le cœur bien accroché et je conseille sincèrement aux âmes sensibles, fragiles ou trop cartésiennes de s’abstenir. Le lecteur avance tel un funambule sur son fil au-dessus du précipice, le gouffre noir haletant sous ses pieds tordus de douleur, San La Muerte guette son faux pas avec avidité. Gare à vous, vous n’en ressortirez pas indemne !

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Notre part de nuit

J’ai l’impression d’être passée dans une lessiveuse, programme essorage maximal: j’ai fini « Notre part de nuit »..

Ce matin (mais pourquoi est-ce que je m’inflige ça?), j’ai lu « Le Monde »: crimes de guerre en Ukraine, tortures au Liberia. L’épouvante distillée dans le roman d’Enriquez relève moins du genre horrifique que d’un réalisme atroce: comme le rappelle Wikipedia dans son article sur l’Argentine (le pays d’origine de Mariana Enriquez), « La CONADEP -Commission nationale sur la disparition des personnes- a estimé que la répression militaire avait fait un peu moins de 10 000 victimes, dans la majorité des « disparus » et de nombreux réfugiés politiques enfuis de pays voisins sont assassinés par le biais des services secrets ou d'escadrons de la mort ». Il peut paraître impossible de rendre compte des exactions commises par la junte de Videla et consorts sans convoquer la magie noire, dont seule la perversité satanique semble à la hauteur des abominations perpétrées.

Mais les grands livres se reconnaissent à ce qu’ils embrassent bien au-delà de leur sujet premier. Le roman parle aussi (surtout) du lien que développent les parents avec leurs enfants et de la protection qu’ils leur doivent. Jusqu’où peut-on mentir ou se taire pour leur épargner le pire? Ce livre est d’une certaine façon l’anti « La Vie est belle » (que j’abhorre): ici, le père ne camoufle pas l’horreur d’un camp d’extermination sous les couleurs mièvres d’un parc d’attraction, il est plutôt du genre à couper son fils en morceaux pour lui permettre de passer plus facilement de l’autre côté des miradors. Et cette rage à le sauver, au détriment de tout, en choisissant la vie même contre l’amour et la santé mentale, est profondément pathétique et bouleversante.

La mère de Gaspar meurt, elle, alors que son fils est encore très jeune. Un chapitre central lui est pourtant consacré, sans doute le moins intéressant a priori. Il raconte sa vie d’étudiante privilégiée qui a fui sa terrifiante famille tout en profitant de la fortune dont elle dispose. Enriquez nous place à la périphérie du Mal: non pas chez les S.S., pour filer une métaphore qui m’est plus familière que les crimes perpétrés par la junte argentine, mais parmi leurs enfants. Enfants révoltés, bien entendu, qui trouvent papa et maman vraiment odieux, mais élevés dans la certitude d’appartenir à la race des Seigneurs et qui ne voient aucun inconvénient à la disparition de victimes collatérales. Rosario, la solaire, qui prend tous les risques pour sauver son beau-frère de la dictature, assiste sans frémir aux cérémonies qui épargnent ses proches et ne sacrifient que la piétaille.

« Notre part de nuit » n’est pas seulement l’héritage maudit que se partagent Juan et Gaspar: c’est le mal qui nous habite tous, pavé de bonnes intentions et d’indifférence et renforcé des petits avantages dont la faiblesse d’autrui nous fait profiter. Faut-il couper tous les ponts pour cesser d’être dangereux, comme finit par le penser Gaspar ? Faut-il se faire monstrueux pour sauver les siens ?

Lisez ce roman. Il va vous hanter. Si la grammaire du genre horrifique est bien au cœur du roman d’Enriquez, ce sont moins les maléfices d’une divinité affamée et hideuse qui nous terrifie que la révélation de nos accommodements avec le Mal.
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Notre part de nuit

Comment résumer un tel roman ??? Comment en parler ?

La 4ème de couverture dit l’essentiel. Juan traverse l’Argentine avec son fils Gaspar afin d’échapper à une société secrète : l’Ordre tenue par deux familles puissantes les Mathers et les Bradford. Ce qu’ils veulent : son pouvoir de médium et son fils qui devrait en principe avoir hérité de ses capacités à appeler l’Obscurité, celle qui peut leur conférer une forme de vie éternelle.

C’est une histoire réellement mystérieuse et diabolique autour des membres de ces deux familles dans lesquelles Juan va entrer et que l’auteure nous amène à découvrir par petites touches, par allusions, par des retours en arrière, des croisements d’informations données de-ci, delà. .

Il y a bien sûr des prédateurs notamment la terrible Mercédès, qui utilisent Juan comme un instrument au service uniquement de leur grand œuvre et qui ont bien l’intention de se servir par la suite de Gaspar puisque les problèmes de santé de Juan laissent présager qu’il va lui falloir un successeur.

Et il a aussi des alliés et des victimes… de nombreuses victimes.

Car cette histoire brutale rejoint la grande Histoire de l’Argentine de 1976 à 1983, celle de la dictature, celles des juntes qui vont mettre en coupe réglée le pays pendant des années. Que ce soit l’Ordre ou les militaires, les vies n’ont pas grandes importances, peuvent être torturées, sacrifiées, englouties dans des puits dissimulés dans la forêt, dévorées par le monstre, le dieu vorace de la forêt…

Si on retrouve le réalisme magique rien n’est merveilleux ici. Nous voici devant une histoire qui semble obscure comme la nuit.

Sans en dire trop pour garder le plaisir de la découverte aux nouveaux lecteurs, le personnage central de Juan est complexe, souffrant mais aussi maltraitant. Ses actions, réactions restent bien longtemps dérangeantes, mystérieuses, incompréhensibles. Il faut avancer quasiment au terme du récit pour que, comme Gaspar, tout prenne sens. C’est brillant car parfaitement maîtrisé. Ainsi le chapitre consacré à Rosario qui, sur le moment, m’a semblé long, lent, livre des clés essentielles à la résolution de l’histoire.

Mais ce roman est plus riche que cela. Il aborde aussi la crise économique, le rejet de l’homosexualité, les ravages du Sida dans les années 80, la toute puissante des grandes familles terriennes et leur exploitation de la main d’œuvre locale…

Enfin, c’est aussi l’histoire d’amour d’une famille : Rosario, Juan, le merveilleux Luis et bien sûr Gaspar.





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Notre part de nuit

« Notre part de nuit » est, pour moi, un OLNI, c’est-à-dire un objet littéraire non identifié. Ce livre est inclassable tant les genres abordés sont nombreux et habituellement antinomiques. Alliant à la fois l’Histoire au fantastique, ce roman devrait vous fasciner tout comme je l’ai été.



Comptant plus de 740 pages en format « poche », c’est une lecture exigeante tant par la quantité d’informations que par la façon dont elles sont égrenées. Le style d’écriture de Mariana Enriquez est incomparable tant il est recherché et travaillé. Sa plume est tout simplement sublime. « Notre part de nuit » est son premier roman traduit en français.



Sa quatrième de couverture n’en dit pas grand chose et grand bien lui fasse. Il n’y a rien de plus agaçant quand le résumé en énumère quasi toute l’histoire, voire même en spoile certains passages. Sachez seulement qu’une fois happé, vous en serez tout simplement hanté.



Composé de 6 parties, se déroulant à des époques différentes et placée chronologiquement pas dans le bon ordre, le lecteur sera finalement surpris de la logique. Souvent sombre, l’histoire est fascinante à plus d’un égard. Les personnages sont complexes et travaillés à l’extrême. J’ai été absolument éblouie par les nombreuses qualités de ce livre, il ne peut laisser indifférent.



La lecture par Féodor Atkine est tout simplement hypnotique. Son timbre de voix si singulier est parfait pour ce livre. Les voix de Clara Brajtman et Françoise Cadol sont élégantes et complémentaires à la masculine. Il s’agissait de ma dernière écoute/lecture (j’ai aussi découvert ce livre de façon totalement immersive en lisant le livre en même temps que je l’écoutais) des livres-audio en lice pour la première sélection du Prix Audiolib 2023 mais quel uppercut que j’ai reçu-là!
Lien : https://www.musemaniasbooks...
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Notre part de nuit

C’est à l’âge de 19 ans que Mariana Enriquez écrit son premier roman, Bajar es lo pire, qui rencontre par la suite un succès public immédiat et la propulse sur le devant de la scène littéraire argentine à l’âge de 22 ans.

Depuis, la jeune Mariana est devenue journaliste et occupe désormais le poste de rédactrice en chef du supplément culturel Radar du journal Página/12.

Après un recueil de nouvelles particulièrement remarqué, Ce que nous avons perdu dans le feu (traduit en langue française par les éditions du Sous-Sol et réédité en format poche cette année aux éditions Points), l’écrivaine argentine nous revient dans l’Hexagone avec la traduction française de son tout dernier ouvrage, Notre part de nuit, un pavé de 760 pages qui a décroché le prestigieux Prix Herralde en 2019 et qui jouit d’une réputation particulièrement flatteuse.

Plongeons donc au cœur de l’Obscurité !



Défaire la Marque

D’emblée, avouons-le, Notre part de nuit, en tant qu’objet-livre…effraie !

Un énorme pavé de 760 pages à la couverture minimaliste et intriguant dont la quatrième de couverture succincte ne laisse qu’entrevoir le prodigieux univers qu’il renferme. Livre-monstre, le roman de Mariana Enriquez invite le lecteur dans une histoire dense qui court sur près d’un siècle entre l’Argentine, l’Afrique et l’Angleterre.

Pourtant, tout commence de façon classique par le départ (la fuite ?) d’un père, Juan Peterson, avec son fils, Gaspar. L’ambiance entre ces deux-là est tendue, pas parce que le père et le fils ne s’aiment pas, au contraire, mais parce que le danger guette, un danger abstrait, insidieux, terrifiant.

Puis, au détour d’un hôtel, le jeune Gaspar entrevoit une femme errant dans un couloir, une femme qui l’effraie et l’attire en même temps. Juan lui apprend alors à la chasser, à la faire disparaître.

« Les morts voyagent vite » et Juan, comme Gaspar, peut les voir.

De là, l’aventure commence réellement. Au cœur d’une Argentine en proie à la dictature de la junte militaire au pouvoir, les morts ne manquent pas : abandonnés dans un fossé, noyés dans les rivières ou tout simplement oubliés dans un puits sans fond. Juan arrive alors à Puerto Reyes, une immense demeure appartenant à une richissime famille sud-américaine, sa « famille », celle des Reyes.

Juan Peterson ne vient pas à Puerto Reyes par hasard. Il y vient pour diriger le Cérémonial…et aussi pour tenter de protéger son fils aux dons si particuliers.

Juan n’est pas un homme ordinaire, c’est un « medium », une personne capable de percevoir des choses que les autres ne ressentent pas ou ne font qu’effleurer, une personne capable de parler aux morts et de convoquer des démons, une personne capable d’invoquer l’Obscurité.

Depuis des dizaines d’années, les familles Reyes et Mathers ont constitué un Ordre, une organisation secrète qui voue un culte à « l’Obscurité », sorte de dieu dément et carnassier qui vit au-delà de notre réalité et qui pourrait, selon ses adeptes, offrir la vie éternelle à qui parvient à déchiffrer ses instructions cryptiques.

Juan, grâce à son don unique, peut faire parler l’Obscurité. Mais l’Obscurité a faim et elle dévore les Initiés qu’on lui jette en pâture comme elle épuise le porteur du don lui-même, ce medium cardiopathe volé à ses parents par des familles aussi puissantes que démentes.

Après la mort de Rosario, la mère de Gaspar et le grand amour de Juan, tout a changé pour ce dernier qui cherche désespérément à masquer le talent récent de son enfant. Pour le protéger, il va devoir accomplir l’impossible, il va devoir trahir, sacrifier et…tuer !

Voilà, lecteurs, le meilleur résumé possible pour vous mettre un pied à l’étrier avant de vous enfoncer plus avant dans Notre part de nuit, certainement le roman de fantastique/horreur le plus impressionnant et le plus renversant depuis La Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski.



L’Échelle de Juan

Mariana Enriquez met au point toute une mythologie et un univers intriqué avec le nôtre, entrelaçant l’Histoire avec un grand H, celle de l’Argentine, de sa dictature et de ses révolutions, celle du Londres des années 70 ou même du Nigeria de l’époque coloniale, avec celle, secrète, glaçante, de son histoire à elle. Une histoire de pouvoirs, de terreurs, de démons, de puissances obscures, de San La Muerte, de cercles à la craie, d’invunches et de maisons abandonnées.

Dès sa première partie, Notre part de nuit assume sa dimension fantastique et le lecteur découvre la plume déliée, tantôt brutale tantôt poétique, de l’écrivaine argentine. Le récit commence comme une histoire d’amour, celle d’un père, Juan, envers son fils, Gaspar. Un amour si fort qu’il transcende tout : les drames, les morts et l’au-delà. Car Juan ne veut pas pour son fils la vie qu’il a lui même subit. Enlevé à sa famille, torturé, instrumentalisé et finalement condamné à la souffrance pour protéger la seule chose chère à ses yeux, sa propre chair.

Notre part de nuit, c’est donc, avant tout, une histoire d’amour. Qui prendra des détours car Juan n’est pas un être parfait, c’est un être de colère et de violences, qui frappe parfois son enfant, qui ne lui révèle pas tout de son histoire et qui, souvent, utilise les autres quitte à les briser.

On découvre très rapidement la monstrueuse famille qui gère le fameux Ordre, partagée entre des membres froidement calculateurs et de véritables ordures sadiques qui prennent l’Obscurité au pied de la lettre.

Mercedes, la propre mère de Rosario, en sera l’exemple le plus parlant. Ce sera d’ailleurs l’occasion pour le lecteur de s’apercevoir que Mariana Enriquez sait non seulement jongler avec les différents registres de la peur mais qu’elle peut, brutalement et sans difficulté, nous plonger la tête la première dans uns horreur crue, sanglante et d’une extrême violence.

Vous resterez longtemps hanté par le tunnel de Mercedes et par sa Grange.

Notre Part de Nuit assume son côté horrifique, et le propulse dans des sommets de terreur rarement atteints, capable de ménager ses effets, d’offrir des coups d’œil qui donnent la chair de poule comme de regarder frontalement des rangées de torses humains décapités.



Les différents visages de l’histoire

Mais voilà qu’après une première partie consacrée à Juan et son fils, Mariana Enriquez change de point de vue avec le vénérable chirurgien qui a sauvé Juan d’une mort certaine. Puis, tout glisse à nouveau et l’on retombe quelques années plus tard avec Gaspar dans une petite banlieue tranquille et qui vit d’étranges aventures avec son père de plus en plus malade et des gosses du quartiers un peu trop curieux. Notre part de nuit se scinde en plusieurs parties, change régulièrement de point de vue narratif voire même de type de texte, du journal intime à l’article de presse. Mariana Enriquez sait parfaitement ce qu’elle fait, place ses pièces avec une maestria digne des plus grand maîtres du genre et change d’influences comme de chemises. De Stephen King à H.P Lovecraft en passant par Borges, l’autrice argentine connaît ses classiques et…les explose littéralement.

Tout, dans Notre part de nuit, tient du prodige littéraire, de sa construction narrative à la chair de ses personnages en passant par son émotion brute et incontrôlée. En écho, la sauvagerie du monde, de l’inhumanité des colons à l’insouciance punk du Londres des 70’s, Mariana Enriquez offre des terreurs qui répondent aux terreurs, que les morts soient causées par le SIDA ou par le canon d’un fusil militaire, la mort vient invariablement et l’Obscurité vibre, grandit, bondit.

Dans cette fresque narrative ample et protéiforme, l’Argentine devient le terrain de jeu idéal où les horreurs commises par les différents régimes entrent en collision avec la terreur de l’Autre Lieu, celui que contrôle l’Obscurité et qui semble convoquer les terreurs assemblées d’un King, d’un Danielewski et d’un Lovecraft. Derrière les portes fermées, Mariana Enriquez invente un autre monde digne des pires enfers où les membres amputés et les pendus reflètent la sauvagerie d’un lieu incompréhensible et horrible.



Sacrifier son humanité

Il n’y a pourtant pas que l’horreur ou le fantastique dans ce roman foisonnant mais toute une galerie de personnages incroyables dont l’humanité transpire à chaque page. Des gays subissant l’oppression de leur temps, des femmes qui s’affirment malgré la brutalité des hommes, des enfants qui subissent les douleurs du monde adulte, des pauvres écrasés par le pouvoirs des puissants, des pères et des mères, des oncles et des frères.

Ce qui porte et structure finalement Notre part de nuit, c’est la remarquable habilité de Mariana Enriquez pour accoucher de personnages attachants et complexes, des personnages humains au pied de la lettre, qui commettent parfois des actes terribles, des fautes, des pactes qu’ils regrettent.

C’est la capacité de l’écrivaine à saisir un monde de nuances entre le noir profond de son invention démoniaque et l’espoir béat d’un monde qui en ignore jusqu’à l’existence.

Juan en sera certainement le plus brillant exemple mais comment ne pas citer Rosario, peut-être l’un des plus beaux personnages féminins de ces dernières années, ou encore Gaspar, petit garçon fragile épris de poésie, qui cite Rimbaud, Keats et Dickinson comme sa véritable mère, sa créatrice dans l’Obscurité, Marianna Enriquez.

Au cœur des ténèbres, dans ce monde fou qui est le nôtre et dans ce siècle plein de terreurs et de massacres, l’autrice nous balance des êtres imparfaits qui nous émeuvent et nous tordent, ravagés par des évènements qu’ils ne maitrisent pas et qui s’aiment, envers et contre tout.

C’est certainement pour ça que nous, simples lecteurs, nous ne les en aimons que davantage.



Notre part de nuit s’impose comme un chef d’œuvre total, quelque chose de monumental et de terrifiant, une pièce maîtresse dans l’histoire du fantastique, de l’horreur et de la littérature. Le genre de roman-monstre qui nous laisse orphelin dans l’Obscurité une fois la dernière page refermée, captivé par l’intelligence et le talent surnaturels de Mariana Enriquez jusqu’au bout de la nuit.
Lien : https://justaword.fr/notre-p..
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Ce que nous avons perdu dans le feu

Un recueil qui ne m’a pas rejointe autant que j’aurais cru/voulu…



Mariana Enriquez a indéniablement du talent. Elle parvient fabuleusement bien à instiller des ambiances malsaines ou à dépeindre en quelques lignes des personnages esquintés par la vie. La dénonciation de la misère sous toutes ses formes ne m’a pas échappé non plus, et je n’ai pas eu l’impression de lire un pamphlet sur le sujet. C’est traité subtilement – trop subtilement, peut-être, et c’est sans doute là que ça m’a gênée. La plupart des nouvelles m’ont fait l’effet de s’achever au moment où elles auraient dû commencer. D’où un sentiment de frustration qui ne m’a pas quittée tout au long de ma lecture, alors que j’avais l’impression de voir s’enchaîner les bonnes idées pas vraiment exploitées.



Peut-être que c’est voulu, que l’on est plutôt dans l’horreur insidieuse qui colle à la peau que dans l’horreur réellement cathartique. Aussi, c’est possible que je ne sois pas habituée à certains tropes culturels spécifiques à la littérature argentine et/ou que j’aie manqué un certain nombre de références. Dans tous les cas, j’ai eu malheureusement l’impression de passer à côté de quelque chose. Un rendez-vous à demi manqué…



Cela étant dit, j’ai mieux apprécié son autre recueil, Les dangers de fumer au lit. J’avais peut-être besoin de revoir mes attentes, de m’adapter au style de l’autrice. Et je n’exclus pas de lire un jour Notre part de nuit.
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