Marion Guillot - C'est moi
De façon générale, j'étais incapable de prévoir, n'en éprouvais pas le besoin, me contentant, sans m'en plaindre jamais, de cette existence heureuse car ignorante d'elle-même, noyée dans ses détails et ses instantanéités.
J’aime quand les gens, les relations, prennent soudain cette tournure rassurante de l’évidence.
D’habitude, le malheur me donne une certaine contenance, une sorte de raison d’être ou d’être moi, justifie mon sens de l’humour. Je ris beaucoup, somme toute, parce que je suis très malheureux.
Mais je ne supportais pas de voir joint à ma condition malheureuse un sentiment de faiblesse. Il fallait choisir. Je ne pouvais abriter ensemble l'un et l'autre.
C’est à ça, peut-être, qu’on reconnaît les vrais amis. A leur capacité de changer d’avis, ou de sentir soudain, selon je ne sais quel revirement d’intuition ou de situation, quand tout semble pouvoir attendre ou ne rien comporter d’assez grave qui suppose que l’on vienne toutes affaires cessantes, qu’il faut pourtant venir, et le faire vite.
J’allais au lycée ; j’avais gardé mes espadrilles et un goût de sable au coin de la bouche. Mes fils, l’été, trouvaient drôle de m’en jeter des poignées plein le visage
"Le bateau arrivait. Toujours le même, bleu et blanc, avec sa cabine de pilotage à trois hublots et le logo de la compagnie de transports de la communauté de communes. On pouvait le voir contourner la bouée cardinale avant d'entrer dans le chenal. J'avais presque fini par le rater à rester là debout, seul sur ma terrasse avec mon journal et ma cigarette, seul à éprouver cet instant d'absurde puissance, à me repaître de la satisfaction d'avoir assisté à la scène sans compassion, fier de n'avoir pas porté secours à cette jeune femme qui, de toute évidence, n'en avait pas besoin, profondément heureux, pour la première fois, d'avoir su m'éprouver dans ce qu'ailleurs ou de l'extérieur j'aurais trouver cruel, terriblement heureux, oui, d'avoir eu raison d'être impitoyable, de m'être enfin senti sans me regretter, d'avoir rendu hommage, finalement, à cette étrangère dont je ne saurais rien, qui ne me demanderait rien, de connaître cette joie inoubliable, emprisonnée dans un corps de professeur qui s'apprêtait à une nouvelle rentrée et à retrouver ses classes."
Ce qui semblait se faire en revanche, puisqu'il l'avait fait chez nous pendant des mois, c'est de débarquer à l'improviste, de préférence à l'heure des repas et neuf fois sur dix les mains vides. Pour le peu que j'en avais compris, ses irruptions aussi imprévisibles qu'habituelles dépendaient essentiellement, quand ce n'était pas de sa lassitude de boire seul, de ses relations plus ou moins amoureuses, de sa propension à en vivre plusieurs en même temps tout en inventant des mensonges plus gros qu'une maison.
Et à mon retour je le retrouvais, certes parfois seul, habillé, sans doute douché et d'excellente humeur, mais souvent les yeux dans le vague ou penché sur le puzzle en cours, puisque les jours où Charlin était pris, il s'était mis, pour s'occuper (on s'occupe comme on peut...), à faire des puzzles.
C'est vrai , de temps en temps , je me plaignais . Je suis plutôt discret de nature , pudique , mais il m'arrivait de laisser échapper mon dégoût de ces petites déformations physiques qui accompagnait l'inquiétude de vieillir .