Et qu'on s'demande si c'est utile
Et puis surtout si ça vaut l'coup
Si ça vaut l'coup d'vivre sa vie
Comme à Ostende (paroles de J.R. Caussimon, musique de Léo Ferré)
Je suis la mer. Je suis laide et j'en suis fière. J'aime mes colères. Elles ont des couleurs. Vert acide, noir dense, jaune imprenable. Je joue. Je les marie. Je les décline. Je peaufine leurs nuances trompeuses. Personne ne m'aime. Je hurle. Je les appelle. Je les attire dans mes écumes lourdes. Je les tétanise. Ils suffoquent. Tous suffoquent. J'ai en moi l'immensité et le froid, la fureur et les ténèbres. Je suis le reflet de leurs âmes vides. Je les envahis. Je les avale. Je les bois. Ils me craignent, et viennent à moi. Je suis la sauvage. Je suis la cruelle. Je suis la mer, libératrice. L'inconsolable. (p. 56)
Je suis le ciel. Je flotte sur la lande, sur la mer. J’enlace le paysage. Je protège la fin du monde. J’ai l’humeur changeante, j’aime les déluges, j’aime le calme. On me regarde. On me scrute. On attend de moi la paix. J’annonce l’hiver, jamais le printemps. Je dessine l’horizon et la faille. Je suis la lumière et l’infini. Je suis l’éternité, celle qui passe sans bouger.
Elles n'ont pas de noms, mes petites. Peut-être devrais-je leur inventer un prénom. C'est plus pratique pour la narration, non ? Pour leur donner une existence, raconter ce bout de chemin avec elles. La presse n'a pas révélé leur identité. Je les laisse, moi aussi, sans nom, sans visage. Je les garde dans le flou. Elles demeurent mes inconnues, mes petites, celles qui m'accompagnent, de loin.
Elles lâchent l'éphémère, se fondent dans le temps. Elles se sont trouvées, ont mêlé leur jeunesse. A deux, on ne craint rien. On se croit éternel, non pas au-delà du monde - c'est quoi le monde ? - mais au-delà des autres, ceux qu'elles fuient. Deux filles qui se font confiance, ont les mêmes confidences, les mêmes fous rires. Deux gamines. L'une est rêveuse. Les profs disent : Lente. L'autre est effrontée. Les profs disent : Garçon manqué.
Je les vois.
Deux gamines. Elles n'ont pas de visage, pas de nom. Juste un bout de vie posé sur des guiboles de quatorze ans et quelques, quinze au printemps. C'est loin, le printemps.
Elles ont dit : Mardi. Mardi, on le fait. Un signe de tête. Puis, plus rien. Elles s'en vont. (...)
Mardi, elles se font la belle. Elles s'offrent deux jours pour savourer leur trouvaille, leur secret. Le tenir au chaud, rien qu'à elles.
Elles se moquent de savoir si c'est un mensonge. Elles rêvent. Une escapade, leur premier pas vers l'aventure, la liberté ?
Je ne les entends plus. Fini les piaillements. Elles se sont tues, mes mignonnes. Elles tanguent, tremblent de froid. Est-ce le vent qui les fait s'accrocher l'une à l'autre ? Enfin, elles se touchent. Se regardent. Elles sont deux. Elles sourient.
Elles s'envolent.
Elles sourient, en douce, en dedans. Apaisées.