Fureur intacte *
Je l'annonce sans détour, je tiens l'écriture de Mathieu Riboulet comme l'une des plus belles de la littérature francophone actuelle, et "Entre les deux il n'y a rien" comme l'un de ses livres les plus aboutis. Dans un entretien, Riboulet reconnaissait sans fausse modestie être parvenu à présent à une certaine maîtrise de son outil. Cela saute aux yeux à chaque page. J'ajoute que la pensée qu'il développe est puissante et vivante. Mathieu Riboulet est un des auteurs majeurs de notre temps. C'est dit.
Pour préciser ce qui précède, j'évoquerai un autre auteur des Éditions Verdier, David Bosc. Sa langue est ciselée, travaillée, impeccable. Son propos, toujours très construit, est nourri par une vaste érudition. Ce qui les différencie pourtant, c'est que tandis que Bosc écrit avec sa seule tête, Riboulet écrit avec son corps, tout son corps, tête, cœur, ventre, sexe. Son œuvre est incarnée. Elle obéit à une nécessité, et cette nécessité ne s'acquiert pas, elle advient.
La question de savoir ce qui lie l'auteur et le narrateur dans les textes de Riboulet s'est posée à moi au fil des lectures. La multiplicité des schémas familiaux que l'on y rencontre tend à montrer que, s'il y a bien d'évidentes similitudes, l'identité stricte est une fausse piste. Dans le cas présent, peut-être la proximité est-elle plus étroite, je n'en sais rien, et en définitive peu importe.
Riboulet interroge dans ce texte les années qui vont de 1972 à 1978, soit entre l'assassinat de Pierre Overney par un vigile de chez Renault, et celui d'Aldo Moro par les Brigades rouges. Entre ces deux dates, Riboulet ressasse inlassablement les noms de ceux qui sont morts dans la rue comme des chiens : Walter Alesia 20 ans, Thomas Weisbecker 28 ans, Pier Paolo Pasolini 53 ans, Georg von Rauch 24 ans, Philippe Mathérion 26 ans, Gilles Tautin 17 ans, Pierre Beylot 24 ans, Henri Blanchet 49 ans, Francesco Lo Russo 25 ans, Petra Schelm 20 ans, etc. Ces noms sont eux bien réels.
Vous l'aurez compris, Riboulet revient sur cette période charnière, après les soulèvements de la fin des années 60, pendant laquelle le choix de la lutte armée s'est posé pour nombre de militants avec une cruelle acuité.
Le narrateur, comme l'auteur, a 12 ans en 1972, trop jeune pour avoir véritablement participé à ce joli mois de mai, mais doté d'une conscience politique suffisante pour recevoir de plein fouet la reprise en main des "valets". Cette conscience politique est doublée d'une conscience sexuelle : "… les mots du sexe ont une part importante dans le langage courant, on y prête à peine attention, ce n'est pas là le moindre de ses liens avec le monde." "La révolution ce sera le sexe…". Cela commence par un rendez-vous manqué, "dans un autobus franchissant le pont de Billancourt" dans lequel un travailleur immigré lui lance une invite discrète mais explicite à laquelle, trop jeune encore, il n'ose répondre. C'est la scène primitive qui gouvernera le militantisme sexuel, dans le sillage du Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, que le narrateur et son amant Martin mettront en œuvre en offrant le réconfort de leurs jeunes corps aux travailleurs immigrés délaissés, en les laissant en user comme bon leur semble. Ils découvrent "la mécanique précieuse des hommes". Ils en tireront l'amère conclusion que "Conscience sexuelle et conscience politique c'est tout un, être pédé ça vous déclasse en un rien de temps." Il n'empêche, "L'obscénité est bien du côté des palais, elle n'est pas dans nos bouches, moins encore dans nos culs."
L'autre constat sera tout aussi terrible. Entre la violence légitime de l'État et celle dite terroriste, il n'y a rien. Entre le problème et la solution, il n'y a rien. Entre les Russes, les Américains, et ceux qui meurent dans la rue comme des chiens, il n'y a rien. "Vous savez que je tente, ici même, de dire comment s'est refermé, sur nous, le piège cruel de ces années inouïes, et combien, tout dérisoire que cela soit, j'emmerde les piégeurs." Riboulet salue en ce "nous" ceux qui se sont "portés eux-mêmes, parce qu'ils étaient ensemble, au sommet des désirs, politiques, personnels, poétiques, sexuels, sociaux, philosophiques, qu'aucun n'aurait atteint s'il était resté seul."
En 1978, "Tout est plié." Le retour de bâton autoritaire est complet à peu près partout : Italie, Allemagne, France… Resteront encore trois années avant qu'un autre fléau nommé sida ne vienne faucher à son tour les camarades de lutte du narrateur : "… le sida nous a éparpillé les membres, écrasé la tête, mis au pas, enfin, alors que nous voulions n'aller que par traverses, détours, recoins et raccourcis."
Mais la grande affaire de ce livre est une mise en perspective que ne renierait pas Michel Foucault dont elle est peut-être inspirée. Dès la première page, le narrateur déclare, "Je suis fait de ça, c'est en moi que l'histoire prend corps, c'est de mon corps qu'elle prend possession." Il ne cesse par la suite de traquer la façon qu'a l'histoire d'imprimer les corps, de les modeler, d'en faire usage, de les contraindre, à moins que ce ne soient ces derniers qui la forgent et l'écrivent en retour : "… nous ne savions plus bien faire le distinguo entre ce qui, du réel, déteignait sur nos peaux et ce qui, de nos peaux, exsudait sur le monde."
On est en droit d'être heurté par certains passages. Je corrige. On n'est pas en droit d'être heurté par certains passages :
"Je vais vous dire, moi, ce qui est contre nature, après quoi je vous laisserai aller vous faire foutre : c'est la mort des hommes abattus dans la rue comme des chiens dans des pays en paix. Mais, ignorants de ce que vous ratez, vous n'irez pas vous faire foutre, la rétention de pouvoir et d'argent est votre seul carburant, et votre seule largesse l'usage de votre force."
Mathieu Riboulet est mort le 5 février dernier, le lendemain de la rédaction de cet article sur mon blog. Il me manque.
* Ces mots sont empruntés au personnage de Paul Dédalus, incarné par Mathieu Amalric, dans "Trois souvenirs de ma jeunesse" de Arnaud Desplechin.
(Je ne note pas les livres car ce ne sont pas de bons ou de mauvais élèves.)
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