Nicolas Texier

La plupart des gens les prenaient pour ce qu'ils semblaient être : des monstres, des saltimbanques et des métèques, survenus comme l'averse, éphémères comme la brume, oubliés comme un singe angoissant.

"Ce type, Klikov, il travaillait apparemment à la bibliothèque de l'université, un gratte-papier quelqconque, et lorsqu'il a disparu, pour ainsi dire du jour au lendemain, comme s'il n'avait jamais existé, comme si sa vie n'avait été qu'un mirage ou une illusion d'optique, eh bien tous ses dossiers ont été rangés par ses collègues et envoyés dans des cartons au grenier, sans doute dans l'attente que quelqu'un , le NKVD, le comité local du parti ou même l'Agitprop, les réclame. Du jour au lendemain, Efim Petrovitch avait disparu sans laisser de trace, tu comprends, et à l'époque, avec les 5 % de vérité, les arrestations des authentiques bolcheviques, les grands procès, tout ce bataclan, les gens, une véritable terreur dans l'âme, ils n'ont osé ni les ouvrir ni les détruire."

Les visites officielles étant ce qu'elles sont, celle-ci se résuma en une tournée à la fois lente, décousue, formelle et épuisante, qui laissait Curtis chaque soir "assommé d'ennui" (et incapable de participer aux déchaînements d'ivresse dont la majorité des dirigeants d'Europe de l'Est semblaient adeptes), dès lors que la fatigue et le mimétisme des usines, des palais, des foules, des tapis rouges, des troupes au garde-à-vous et des banlieues sordides qu'ils apercevaient par les vitres des limousines eurent raison de la nouveauté et de l'exotisme. Ils eurent même l'occasion de voir la momie de Staline, quelques mois avant qu'elle ne soit enlevée du mausolée à la gloire du petit père des peuples. Le pire, m'écrivit Curtis, c'était sans doute les spectacles folkloriques, au cours desquels, devant une rangée lugubre d'officiels caparaçonnés dans leurs uniformes, de pauvres danseuses, empêtrées dans des jupes innombrables et criardes, sautillaient au rythme aigu de balalaïkas torturées par des musiciens sans âme dans le lourd décorum d'opéras immenses creusés de néons blafards avec des cris de ménades hystériques comme pour compenser l'irréductible sentiment de laideur et de spleen qu'inspirait l'apparat prétentieux et vulgaire du spectacle...

"Le Gold Coast est l'un des premiers Etats indépendants d'Afrique ! Et l'indépendance finira par arriver pour tous les Etats qui sont encore soumis à l'impérialisme ! Les Français, les Belges et les Anglais partiront ! Comme les Britanniques ont fini par quitter l'Amérique ! Comme les Juifs ont quitté l'Egypte, guidés par la foi et Moïse ! C'est dans la Bible ! L'esclavage ne dure pas ! Après l'épreuve de la nuit, viennnent la lumière et l'espérance ! "

Après tout, se présentaient à lui six pieds huit pouces et 250 livres d'une sombre baderne serrée dans un caban roide de crasse, une espèce de sous-officier douteux sur le retour, mal rasé, aux yeux bistre, aux bottes crevées et au teint d'ébène, et pour tout dire à moitié ivre, sentant la botte, le poisson et la bière, tout suants, enfin, les yeux exorbités et la tignasse de ses cheveux crépus littéralement dressée sur la tête après tant de jours de vent et de sel.

On entrevoyait dans l'ombre des silhouettes souvent à moitié nues au seuil des bordels, on saisissait des rires, des plaintes et des cris de peur ou de plaisir, parfois l'écho de détonations, suivi de temps en temps par des coups de sifflet. Berlin semblait vibrer dans la torpeur estivale comme un paysage tremble dans une vapeur d'incendie. Et ces brefs voyages en voiture, qui leur faisaient fendre sans encombre cette épaisse atmosphère de menace permanente, étaient les seuls moments où la tension qui régnait dans la métropole prenait quelque chose de grisant, presque vertigineux. Le goût du danger. L'excitation d'y échapper par la vitesse. La présence de Willy tenant fermement le volant, les yeux fixés aussi loin que possible pour déceler d'éventuels barrages installés par les schupos ou par les SA afin de coincer des communistes, des juifs ou des miliciens des partis centristes et sociaux-démocrates.
Elle regretterait Willy, lorsqu'elle aurait quitté Berlin et l'Allemagne.

Il était nu, et il n'était pas seul. La pudeur était sauve, puisqu'un drap de soie pourpre enveloppait les deux corps, suggérant même quelque tableau à l'antique.

« Enfin bref, j'ai su que la sortie de ce tunnel de longs jours vides et de nuits désolées, dont je tentais de m'extraire en risquant ma mâchoire sur les rings, que cette sortie était en vue, et brillait d'une si jolie lumière ! Et Lotte, de son côté, s'est tout de suite persuadée qu'au 7 résidait la preuve. La solution, tu comprends ? »

Vous connaissez ma théorie ? Plus vous donnez de pouvoir aux hommes et plus le risque d'un désastre est énorme !
(p. 176)

C'était une des choses que lui avait enseignées Lusios, sous le cyprès : les gens changent. Rien n'est figé. Du matin au soir, de la naissance au trépas, la vie est une succession de transitions et d'états différents.
La danse ne sert qu'à mieux les révéler.