Citations de Paul Greveillac (186)
Le vice-gouverneur le tenait d'Albert Speer - l'architecte attitré du Führer en personne. Les deux hommes s'étaient rencontrés quelques semaines plus tôt, à Prague, afin de discuter de la transformation de la capitale tchèque en ville allemande modèle. Speer en avait profité pour faire surgir des limbes de son imagination le Berlin de l'avenir. En 1950, son arc de triomphe relèguerait celui de Paris à un bibelot. Berlin serait renommée Germania. Germania serait la capitale du monde. Et Prague en serait l'une des nombreuses cousines.
Mais à présent, les Juifs disparaissaient. Et le silence qu'ils laissaient derrière eux était assourdissant. C'était comme un escalier qu'on eût descendu marche à marche, et qui menait à une mélasse informe, inquiétante. Où sont passés les Juifs, se demandait Gustáv Černý, le soir, avant de s'endormir. Les angoisses de l'enfant resurgissaient sous des atours problématiques. Le Juif n'était plus l'homme à abattre. L'adversaire de toujours avait quitté l'arène. On l'en avait aspiré. Mais vers quelle destination ? Et pour en faire quoi, au juste ?
L'architecte, taillant son dernier crayon, se rendit compte qu'il était nostalgique de "l'école juive". Il regrettait l'art nouveau. "..Un souvenir du temps où toutes choses se créaient et non pas se fabriquaient."
L'usine assembla bientôt ses propres tanks. Le Pape, comme un autre, collaborait désormais à l'effort de guerre nazi.
Des hommes et des femmes trouvaient en lui une sorte de prophète de l'Apocalypse. D'aucuns, avant eux, avaient suivi Raspoutine jusqu'au précipice. C'est là un grand mystère de l'humanité que les prétendus agneaux sachent si bien se laisser mener par les individus les plus vils.
Le Pape comprit. Reinhard Heydrich avait réclamé au président de faire pleinement participer les usines tchèques à l'effort de guerre allemand.
Neuf jours à peine après l'empoisonnement des journalistes collaborationnistes, le Premier ministre tchèque Alois Eliáš était condamné à mort.
Les journalistes collaborationnistes, marionnettes des Allemands, vantaient à longueur de colonnes la grandeur et la bienveillance du Reich. Ils portaient aux nues la puissance militaire qui subjuguait les pays les uns après les autres. Ils appelaient de leurs vœux le nouvel ordre européen prôné par Adolf Hitler. Depuis l'invasion de l'U.R.S.S., ils réclamaient de leur Premier ministre un ralliement public à la cause du protectorat. Une condamnation ferme du gouvernement de Londres et des terroristes communistes. A travers eux, les Allemands cherchaient à faire accepter d'avoir mis la Tchécoslovaquie à genoux.
Il émit quoi qu'il en soit un bougonnement mécontent lorsque Victor Jelinek, lisant le journal un jour de printemps pleurnichard, glissa dans un sourire que les Juifs n'auraient bientôt plus une seule entreprise en Allemagne. Avec la bénédiction de son président Gustav Krupp, des S.A. en chemise brune venaient en effet d'exclure les Israélites du Reichsverband der Deuschen Industrie. L'organisation patronale du Reich.
Quelques mois plus tard, cependant, le "pirate" Jelinek fit â son tour la grimace.
Désormais doté des pleins pouvoirs, le gouvernement d'Adolf Hitler promulguait la loi contre la formation de nouveaux partis. En vertu de laquelle le N.S.D.A.P. devenait le seul parti politique autorisé en Allemagne.
Au moment même où les deux aviateurs prenaient possession de leurs passeports serbes, Charles Lindbergh, vingt-cinq ans, un air de Tintin grandi trop vite, décollait de New-York. Aux commandes du Spirit of Saint-Louis, appareil plus rustique alors que l'Alkonost, il était seul comme au Jugement dernier. Trente-trois heures plus tard, il atterrissant au Bourget. Sans avoir opéré d'escale.
Le brouillard faisait au monde une page blanche.
Un bal, c’est fait pour ça, C’est comme se rendre chez le poissonnier : si vous repartez le panier vide, c’est que, vraiment, le poisson n’est pas frais. Ou que vous préférez manier vous-même la ligne.
Nous étions décidément du mauvais côté, pendant la guerre...
Détail d'importance : les deux industriels tchèques venaient de se faire rappeler par la Fédération aéronautique internationale que seuls les aviateurs "alliés " pouvaient prétendre au prix Orteig.
La Tchéchoslovaquie,en tant qu' héritière de l'Autriche-Hongrie,engagée corps et âme aux côtés des Allemands en 14-18,était frappée d'inéligibilité. (p.40)
Le pilote grifonna quelques observations de vol sur calepin appendu au tableau de bord.Il eut une soudaine bouffée d'euphorie.En bas,il était chef d'entreprise. Afin qu'on le redoutât,il etait dur.Il était impitoyable et calculateur. Il n'avait pas à beaucoup forcer sa nature. Mais là-haut ,une fois tout à fait seul,il ne rabrouait plus le gamin émerveillé qui se tapissait en lui.Jouant du manche,le gamin désormais saluait l'usine des ailes.(...)
De mauvaise grâce, l'enfant qui rêvait d'aventure le cédat au prudent capitaine d'industrie.Le biplan fit demi-tour.Il prit la direction de l'usine afin de s'y poser.(p.27)
Victor Jelinek couvait à présent d'un regard fier les milliers de tonnes de béton à ses pieds.Il avait jadis comparé son usine à une enclume. C'était une forge aux proportions de mythe. Ses cent fenêtres faisaient un deuxième soleil pointilliste comme une étoffe trouée de lumière. (...) (p..26)
Dans la destitution de sa sœur,il a vu un appel du pied du destin. Il n'a jamais trop su que faire de sa vie.Il veut pouvoir régler ses comptes avec ce père qu'il n'a pas connu. L'aimer pour de bon.Ou bien lui faire endosser à titre posthume sa part de responsabilité dans le perdant qu'il est.(p.19)
Déjà, l’architecte en chef se tenait au milieu de la pièce. Tous les deux ou trois jours, Lajos Ligeti parlait avec Viktor Forman au téléphone. Chaque fois qu’il raccrochait, le projet pragois prenait plus d’ampleur. Ligeti pensait désormais à Godin. Il rêvait d’en surpasser le familistère. Il voulait concevoir une cité miniature. Une ville dans la ville. Ou plutôt, une ville en dehors de la ville… Une métropole de pyramides renversées, à perte de vue, dans la plaine de Bohême.
Elle était dure en amour comme on l’est en affaires. Elle était d’une liberté virile, d’un égoïsme intégral et gourmand. Elle aspirait à incarner la jeunesse éternelle. Le désir. Et pour cela, li lui fallait mourir. Elle s’était juré, coûte que coûte, de disparaitre à trente ans. Dans le caniveau ou dans les draps de soie. Qu’elle eût raté sa vie ou, plus encore qu’elle l’eût réussie. Lisa rêvait d’un grand feu, dans lequel tout mourait
Il fallait réagir. S’extirper de la lassitude. Résister à la tentation du lâcher-prise. A la séduction du va-tout.Il fallait une intervention extérieure, à défaut du sursaut intérieur. La mélasse lui seraait la gorge. Précipitant les battements de son cœur. Son souffle se faisait court , les larmes lui montaient aux yeux. La perspective de la douleur fugace était douce. L’instant du rien.
Et, juste avant, le vertige du tout.
Laisser la vie aux autres. A ceux qui la voulaient.
Il allait alors si loin dans l’abandon que sa propre existence, véritablement ne tenait qu’à un fil. Et c’était la sonnette d’un vélo. Le pépiement d’un merle, picorant une pomme morte
Ce fut une nuit telle qu’on n’en connait qu’une seule dans sa vie. Les années passées ont conspiré en silence. La table rase, alors, n’est pas destruction – mais dévoilement. Tout semblait à Lajos Ligeti d’une évidence universelle. Les équations les plus complexes se résolvaient comme un puzzle d’enfant. Les proportions s’équilibraient d’elles-mêmes et, ce faisant, magiquement supportaient la masse immense d’Europa comme une élégante son ombrelle : d’une main gantée de dentelle, aérienne, et dont la force réside précisément dans la connaissance de sa propre fragilité. Europa était belle d’être elle-même. C’est-à-dire, telle que Lajos Ligeti l’avait rêvée.