Citations de Paul Greveillac (186)
Kewei lisait sans être sûr de bien comprendre. Lui, Tian Kewei, fils de paysans moyen-riches, il était accepté quelque part. Aux Beaux-Arts. A Pékin. Afin d'y poursuivre sa formation de peintre. C'était tout bonnement inconcevable.. IL eut un bref vertige. Il devinait obscurément que sa vie prenait un cours radicalement nouveau, qui pourtant était celui de l'évidence.
Kewei, dans Pékin, vaquait désormais avec l'assurance de qui est devenu intouchable. Du statut d'exécutant, il avait accédé à celui de mandataire. Il avait partout l'illusion de s'être extirpé de sa condition de subalterne. Et partout, il le montrait... Sommes-nous maîtres de nos destins, esclaves de nos egos ? Maîtres de nos rêves, esclaves de ce qui les concrétise ? (p. 299)
[Kewei s'est fait renverser par un cycliste] La situation prit un tour politique: pourquoi un piéton devrait-il s'arrêter au rouge, sachant que le rouge est la couleur de la révolution ? Au contraire, ne devrait-il pas plutôt sauter de joie et, plein d'allant et de confiance dans le Grand Timonier, traverser d'un pas sûr ? La sueur perlait au front du cycliste... On était à deux doigts de l'accuser d'être un contre-révolutionnaire. (p. 165-166)
- Ce sont de braves jeunes, vous voyez. Ils ont seulement besoin d’être guidés...
Et de conclure, toujours en souriant :
- Mais vous savez ce que c’est, l’impétuosité de la jeunesse ! Vous n’êtes pas très vieux non plus !
C’était peut-être un compliment. C’était aussi une insulte. Une façon détournée de lui dire qu’il n’y avait pas d’âge pour être un vieux con.
Sommes-nous maîtres de nos destins, esclaves de nos egos ? Maîtres de nos rêves, esclaves de ce qui les concrétise ?
Botoxée à l’économie de marché, la Chine avait une mine resplendissante. Monstrueuse, elle avait su se réinventer, jusqu’à se nier en apparence. La dialectique, habilement manipulée, lui avait permis de dire tout et son contraire. La raison pure sait se fortifier des contradictions. Et l’impossible devient. Comme dans un rêve...
Il n’était jamais sûr du grade des militaires qu’il portraiturait. La Révolution culturelle avait éradiqué les signes extérieurs de hiérarchie. Plus personne ne portait de galons. Et il fallait prêter une attention particulière au nombre de poches des vareuses kaki. Deux poches : un rien-du-tout. Quatre poches : un général.
Sur Tian'anmen, de jour comme de nuit, le carnaval battait son plein. Partout, on avait dressé des tentes. La grande place était devenue la cour des miracles de la révolution. La centrifugeuse de la contestation du monde. Le cœur de la passion politique.
Li Fang, plus timide que jamais, était heureuse. Si l'on définit le bonheur comme un état de satisfaction matérielle et de gratification sociale. Si, le bonheur, c'est d'être un petit chien qu'on caresse, qu'on gâte, et qui sait rester à sa place.
... il faut maîtriser, dans la peinture traditionnelle chinoise, l’art d’écrire, avant celui de peindre. La peinture traditionnelle chinoise est l’acte d’un lettré, capable de lui donner par le Verbe la résonance longue d’un monde en creux.
A cette époque moderne où personne ne lisait plus, censeurs y compris, l'opiniâtreté de Katouchkov à lire de bout en bout les manuscrits qui lui étaient soumis, à ne pas décoller l'arrière-train de son siège tant que la lecture d'une ligne, d'un paragraphe ou d'un chapitre n'était pas terminée, lui avait valu le sobriquet fleuri de "Sueur de cul!". Et comme tout en U.R.S.S. finissait par se voir désigner par son acronyme, on ne l'appela bientôt plus autrement que par S.D.C. Mais la phonétique en étant décidément tentante : on finit par s'accorder sur S.D.Q.
Page 85
« Les Etats font des affaires. Mais ce sont les hommes qui changent le monde. »
L’histoire de la peinture traditionnelle chinoise est celle d’une expédition sans fin. Ses Argonautes — les peintres — ont bien la carte des océans. Mais ils ne font pas confiance à la mer. Ils doutent que la carte recense correctement les écueils et, partant, s’en remettent aux étoiles et à la navigation à vue. Ils passent ainsi leur vie à explorer un thème infiniment réducteur — pour atteindre, par ce prisme, une portion d’universalité. Au travers de leurs petits riens, ils donnent à voir l’ineffable Tout. Il est ainsi des maîtres des paysages, des bambous, des litchis, des crevettes. Le sujet est pour eux la fin et le moyen.
Dans les pays vraiment révolutionnaires, vraiment égalitaristes, la hierarchie saute toujours aux yeux.
Jiang, en se rasant, sifflait entre ses dents. « Sans le Parti communiste, il n’y aurait pas de Nouvelle Chine… » Jiang n’avait pas grand-chose à raser. Mais il s’imposait un visage parfaitement glabre. Le visage du progrès.
Comme il est doux, le retour chez soi après un long périple ! Nous retrouvons ceux que nous aimons. Nous reprenons nos marques. Epouser l’ornière de nos routines nous fait presque sourire. L’état de grâce dure ce qu’il dure. Et puis le quotidien nous happe. Et nous voulons repartir.
La prima ballerina parlait à un journaliste. Sa voix était un chrysanthème sucré.
-Il n’y a rien comme la jouissance de son propre corps. Comme l’émerveillement de son propre être dans la danse. Quand on danse, on se voit danser…On est tout à la fois la source, et le spectateur de son extase. On s’incarne soi. Et on incarne le peuple. La danse est un combat ! Il n’y a rien comme le ballet révolutionnaire…
Avant de peindre la vie, il faut la comprendre…
L’avoir seulement dans son champ de vision, c’était se soumettre à l’attraction d’un aimant à la découpe d’écharde. Dehors le soleil siphonnait l’espace, la pluie s’écroulait sur le monde, les grattes- ciel se creusaient dans des stalagmites d’or.
Depuis le début du ballet chanté, Wang Heng lorgnait les danseuses. Elles défilaient devant ses yeux comme des coquelicots meurtris et vindicatifs. Il se disait qu’elles avaient « une belle hauteur sous plafond ». Le chef de la propagande entendait par là de longues jambes.