Citations de Paul Nizon (49)
La vie, ça se perd ou ça se conquiert. Moi je suis à sa recherche. Lorsque je précise que je cherche la vie, je veux dire que je cherche à devenir vivant, à être réveillé, un éveil, oui, un éveil. Me réveiller de cet état de confusion, d’incertitude, d’ennui, de mélancolie, de désespoir, de léthargie, où je me débats pour conquérir la réalité ?
Je n’étais plus que moi-même, rien d’autre ne m’importait. J’étais heureux, heureux à en pleurer, tout seul à Paris. Libre.
Ecrire. Je crois que le sentiment érotique, plus exactement sa naissance, se confond avec l’apparition du besoin d’écrire. Ce fut dans les deux cas une vague de volupté, une confusion de tous les sens.
A propos du drame,de la souffrance,de la pauvreté et de l'innocence,il écrit : "...je préfère ma douleur à l'oubli ou à l'indifférence..." (Lettre 320 à Théo)
je n'aurai jamais cru que la liberté put être une sorte de prison, la liberté, ça peut être une forêt vierge ou un océan, il peut t'arriver de t'y noyer ou de t'y perdre sans jamais plus retrouver le chemin du retour. [...] Il va me falloir la morceler, la planter, la cultiver, la reconvertir au moins partiellement en occupation [...]
Lorsque j’avais encore un emploi, le quotidien tu travail m’étouffait. Ficelé en gerbes d’heures, il m’apparaissait comme la répétition éternelle de l’identique. Anesthésiant. Qu’est-ce que j’entends au juste par quotidien ? Le quotidien des autres ? La somme de tous les quotidiens ? Ou bien quotidien est-il un terme mal approprié ? Est-ce que je veux dire liberté ?
L’avenir j’ai réfléchi. Ainsi, récemment, j’ai pensé à un numéro d’acrobatie où celui qui saute du trapèze ne serait pas rattrapé par les mains, mais ne tomberait pas non plus. Il disparaîtrait dans les airs, tout simplement. Il disparaîtrait, insistai-je.
Dès que j'avais un emploi, je le jouais plus que je ne l'exerçais. Je ne pouvais jamais m'y donner vraiment, j'avais d'emblée l'impression d'être dans des vêtements d'emprunt et de circuler avec de faux papiers. (...) Comme si non seulement je n'avais aucun droit au travail, aucune légitimité, mais aussi aucun droit à l'existence. Et bien vite je partais. Un seul objectif, retrouver la rue et plonger. Il n'y a que dans la rue que je me sentais bien, en transit, enfoncé dans le quotidien des autres. (p.31)
Je ne voyais pas pourquoi il me fallait peiner à l’école, tout comme plus tard je n’eus pas la concentration nécessaire pour faire des études et obéir à une discipline de vie et de travail. Il y avait toujours quelque chose qui me retenait. Je déviais toujours. En fait je n’ai pas fui les mariages et les emplois, j’ai simplement dévié. Je ne pouvais vivre qu’en transit, ou bien entre deux chaises, comme on dit. Dès que j’étais installé dans un appartement ou un emploi, les choses perdaient leur saveur. Je connaissais tout d’avance, et ce monde connu s’étendait devant moi comme un désert. Comme je m’ennuyais !
Il y en a des millions comme moi, rejetés de leur emploi, de leur chez-soi, dans la rue. C'est le siècle des déportations, des exodes, des camps, des nettoyages ethniques, des grandes migrations qui se termine maintenant. Des millions de gens sont le rebut de la société, morituri. Je suis comme eux, et je suis une sorte de simulateur parmi eux - suivre le mouvement. Manifestement, je n'ai jamais eu le vrai goût de la vie et la gravité qui est son corollaire, surtout la persévérance. Je pourrais évoquer les circonstances familiales, défaut dans ma trame. En place d'une maison, d'un enracinement familial : un lieu de passage, un hôtel. Je ne cherche pas d'explication, les choses sont comme elles sont. Simplement, je ne sais pas si elles vont pouvoir continuer. Je suis trop vieux pour la Légion étrangère. Trop indolent pour mener une vie de gangster, trop lâche. (P.102)
Le chien vient au monde, et quelques semaines plus tard il appartient à un maître, il devient son attente impatiente. Il connaît le code du bien et du mal qui lui a été inculqué, et par conséquent la mauvaise conscience, il peut être accablé. Sa joie, ce sont les louanges du maître. Il n'en est jamais assez rassasié. Il veut tout partager avec son maître, même la nourriture, même le restaurant enfumé, ses amis, ses ennemis. Il jouit d'une confiance aveugle. Devant son chien, le maître se montre complétement nu.
(…) existe-t-il un mode de lecture, de relecture (de la réalité) qui permettrait de préserver ce caractère d’immédiateté, ce côté insondable, énigmatique, qui constitue par ailleurs la vie ? existe-t-elle, cette opération complexe d’endossement qui consiste à recréer et par conséquent à réparer et à rendre éternellement présent ?
Pourquoi avoir acheté cette lithographie ? Pour l’avoir ? Ou plutôt pour ne plus l’avoir – sous les yeux, dans la vitrine ? En tout cas il n’était pas question que je l’aie près de moi. J’allais la donner à Carmen. Alors un grand abattement s’empara de mon être, au moment où, dans la pénombre de l’appartement, mes yeux tombèrent sur l’arrière-cour vide de pigeons.
Devant la boutique du fourreur, juste à côté de chez ma tante, je m'arrêtai et entrai. Je humai la lourde odeur animale des fourrures, et dis au propriétaire que je m'intéressais à cette gravure au titre bizarre qui était en vitrine. J'en aurais volontiers fait l'acquisition.
Vous ne me connaissez pas, ajoutai-je, mais vous avez probablement connu la petite dame énergique, au nez proéminent, qui se teignait au henné à la fin de sa vie. Elle habitait à côté et portait souvent des fourrures. Ayez la bonté de me dire, entre nous, si vous seriez prêt à vous défaire de cette estampe.
Si elle pouvait seulement être assise dans un parc, lire le journal, nourrir les moineaux. Cela existe-t-il là où elle vit ? [...] Ai-je évoqué les quelques massifs de fleurs telles des pelotes d’épingles multicolores ?
Il [le chien] est parfaitement capable d'alliances et d'attachements, mais la terre natale, il la crée au fur et à mesure autour du groupe auquel il se sent appartenir. Contrairement à ce que prétendent certaines mauvaises langues, il n'est pas lié à un endroit, le chien de ferme attaché à une chaîne est une perversion du chien. Grâce à sa capacité d'amour il n'est lié qu'aux individus. Il est d'ailleurs l'incarnation du désir de liberté.
Il est la curiosité à l'état brut, toujours à flairer. Il est comme le fil du télégraphe vibrant de tous ces messages inconnus. Quand il court, il invente de petits paysages, des choses jamais vues qu'il me met sous les yeux. J'ai l'impression que je vivais à travers lui, que je me laissais contaminer et pouvais moi-même devenir le conquérant de l'instant. Il était mon avant-garde. Notre passion était le présent. Quand je suis de plain-pied avec le présent, je suis en vie ou bien sur terre, à quoi bon une terre natale - pensais-je à cette époque.
Ce n'est pas vraiment après la vie que je cours, tout au plus après les mots, je suis pour le moment un chercheur de mots, mais où est la vie, me disais-je
"Mais ce qui lui plaisait le plus dans cette île, c'était le soir, lorsque le chevrier, avec son maigre troupeau, s'avançait vers les femmes,debout devant leur maison, et trayait dans une jatte le lait qu'elles avaient demandé ; lorsque, dans la lumière doucement déclinante, montaient tous les parfums de la terre et que, se mêlant aux senteurs de varech, la fumée des feux et des cuisines flottaient dans l'air. Sur les bateaux, à l'ancre; on préparait le dîner et, sur la place déserte, le vieillard unijambiste clopinait en martelant le pavé de sa jambe de bois. Le phare s'allumait, fantôme errant dans la pénombre, tandis que les façades bariolées des maisons autour de la place pâlissaient imperceptiblement et que la mer enflait sa voix...."
Dès que j’avais un emploi, je le jouais plus que je l’exerçais. Je ne pouvais jamais m’y donner vraiment, j’avais d’emblée l’impression d’être dans des vêtements d’emprunt et de circuler avec de faux papiers. Est-ce bien moi ? Ou est-ce que je me donne simplement un rôle ? La peur d’être démasqué me taraudait, me rongeait, tant et si bien que je me faisais l’impression d’être un escroc, même si je faisais mon travail au mieux comme tout un chacun. Escroc ? pire encore : comme si non seulement je n’avais aucun droit au travail, aucune légitimité, mais aucun droit à l’existence.
Il aimait écouter les locomotives qui sifflaient, les bateaux qui cornaient, les sirènes des usines qui hurlaient — tout ce tourbillon de désirs autour de lui, il en devenait lui-même vibrant de désirs. Il était jeune, n'avait ni parti pris, ni projets, n'éprouvait rien d'autre que cette dilatation en lui, c'était quelque chose de physique, comme une déchirure de tous les membres, parfois douloureuse, mais c'était, n'empêche, ce qu'il découvrait de plus intime au fond de lui-même.
Assis, la nuit, dans sa chambre déserte, il guettait le gémissement des tramways sur leurs rails.