« Pour ceux qu’elle aura choisis, c’est peu de visiter la Bretagne. Il faut la quitter en souhaitant d’y vivre, l’oreille collée contre ce profond coquillage en rumeur. Et son appel est celui d’un cloître au mur défoncé vers le large : la mer, le vent, la terre nue et rien. C’est ici une province de l’âme. “Les Celtes, écrit Flaubert dans Salammbô, regrettaient trois pierres brutes, sous un ciel toujours pluvieux, au fond d’un golfe rempli d’îlots. »
Julien Gracq, Lettrines, Ed. Corti, 1967
La partie en gras de la citation est l’incipit du recueil de poèmes de Pierre Cendors : Chant runique du vide.
Le recueil place le prélude de son chant dans un contexte — et un intertexte — qui se tient à l’aplomb du large, au-dessus du grand vide, de ce dénuement qui emprunte l’épaisseur aux seuls éléments ; l’horizon et le livre ouverts.
Trois parties (“Chant runique du vide”, “L’errance du vide”, “L’intime du large”, les textes ont parus antérieurement dans plusieurs revues) jalonnent ce qu’il faut déjà entrevoir comme un voyage initiatique, une quête d’un lieu ou d’un état originel qui demande de se désabriter (pour reprendre un thème qui m’est cher), de se déposséder des strates, des habits que nous arborons pour singulariser notre personnalité, que sont le langage, “ce fouissement verbeux”, les leçons apprises (“Un peu d’ignorance pour que la connaissance devienne adulte”), le “déracinement visuel” des villes…
Chant runique
Il faut d’abord faire une halte. Ne pas précipiter la lecture migratoire et faire résonner le titre. Chant runique : cette expression, dans un premier élan de réflexion, me paraissait être la rencontre paradoxale et conflictuelle entre ce qui est de l’ordre du phonatoire, le chant, cette vibration en présence et ce qui ne sont que des unités d’écriture, ces minuscules cosses vides de signifié et imprononçables que les lettres alphabétiques, les runes. La rencontre de ces deux oppositions me semblait énoncer l’aporie essentielle de la poésie : l’impossibilité de faire chanter la lettre écrite car poésie est chant, est vocable (pour reprendre un terme cher à Jabès), est vibration de la glotte autant que de l’air. Mais aussi : est silence entre le chant et le champ de vision, est rythme, rythmicité (terme que j’emprunte à Deleuze et qui dit cette façon de nier et d’épouser le rythme tout à la fois). Mais encore : l’expression oppose l’unique au multiple, le rassemblé au disséminé, l’arrangement syntagmatique aux éléments d’une combinatoire possible mais non advenue. Mais ça, c’était avant que je ne rentre dans l’univers, ô combien vaste, des runes et de la mythologie nordique qui l’accompagne.
Car les runes ne sont pas que des graphèmes, à l’image de l’alphabet latin, les noms des lettres ont un sens singulier interne. En un sens, les runes gardent le souvenir de leur origine pictogrammique quand l’écriture latine en a coupé les ponts. Les runes sont les gardiens de secrets ancestraux (rūn en vieux nordique et en islandais signifie secret, mot que l’on retrouve dans le verbe allemand raunen : chuchoter, murmurer) et leurs origines mythologiques leur octroient non pas des pouvoirs occultes (les odinistes récusent ce mot, il est vrai galvaudé dans la littérature occultiste) mais des propriétés ésotériques, doucement magiques qu’il convient de réveiller, de convoquer, par le chant. Pour comprendre ces origines il faut aller fouiller parmi un des textes fondateurs de la mythologie nordique : le poème Hávamál (Les Dits du Très Haut), et plus précisément la deuxième partie de ce poème : le Rúnatal dans lequel Odin raconte la façon dont il découvrit le secret des runes :
"Je sais que je pendis
A l’arbre battu des vents
Neuf nuits pleines,
Navré d’une lance
Et donné à Ódinn,
Moi-même à moi-même donné,
A cet arbre
Dont nul ne sait
D’où proviennent les racines.
Point de pain ne me remirent
Ni de corne ;
Je scrutai en dessous,
je ramassai les runes,
Hurlant les ramassai,
De là, retombai.
Neuf chants suprêmes
J’appris du fils renommé
De Bölthorn, père de Bestla,
Et je pus boire
Du précieux hydromel
Puisé dans Ódrerir."
Bien sûr comme tout texte fondateur d’une cosmogonie, les interprétations sont autant légions qu’il y a de mots dans le texte, mais ce qu’il faut noter : c’est la part sacrificielle de celui qui part en quête (là encore), le nécessaire abandon de soi-même à soi-même donné, et l’attachement quasi-obstiné à l’arbre dont les racines sont perdues. Déracinement de soi-même à soi-même, abandon de soi dans la faim et la soif. Hurlement et chute. C’est un des chemins qu’emprunte le chaman pour accéder aux secrets que nos yeux ne peuvent pas voir… En poésie, d’Odin à Rimbaud (ou à Cendors), il n’y a qu’un pas.
« Maam Unst Iona »
« Maam Unst Iona » sont trois mots qui apparaissent et reparaissent dans le recueil comme la scansion psalmodiée d’un chant runique. Trois mots aux consonances et aux correspondances étranges, “comme des rocs scellés dans leur chute”. Trois mots mystérieux comme trois gouttes de sang dans la neige. Pourtant derrière ces phonèmes se cache une réalité géographique : ces noms désignent trois lieux parsemant le Royaume Uni, d’Irlande en Ecosse : Maam Cross est un carrefour, la rencontre de plusieurs routes traversant le Connemara, desservi par une gare. Unst est la dernière île peuplée, mais néanmoins sauvage, et la plus septentrionale de l’archipel des Shetland. Iona est une petite île d’Ecosse de 120 âmes qui est véritablement le berceau du Christianisme en Ecosse. Qu’ont en commun ces trois lieux, hormis leur isolement, leur éloignement certain de la civilisation ? Aussi curieux que cela puisse paraître, lorsque l’on relie ces trois lieux (voir la carte sur le blog) on obtient une ligne parfaitement droite. Le choix de ces rune n’est pas uniquement sonore, il révèle un mystère de la géographie, il trace un chemin, une correspondance entre le lieu de tous les chemins (le carrefour Maam), le lieu de l’extrémité (la finisterre Unst) et le lieu détaché de tout (l’île Iona). Le chant runique du vide est un chant d’itinéraire autant que d’initiation qui apprend méthodiquement à se dépouiller de soi pour atteindre “ce grand vide qui n’est pas le néant — Lao Tseu”. Il y a autant de bizarreries dans le langage que dans les lieux que nous créons : l’homme écrit à la surface du globe comme un scribe géographe (et on a déjà parlé ici du rapport étroit qu’entretient Pierre Cendors à la géographie, sujet qui pourrait à lui-seul nourrir une thèse), il trace des lignes, lisse des courbes, inscrit des runes spatiaux sans même le savoir, tout comme Monsieur Jourdain. Ce sont des hasards sans importance, dont le sens, s’il y en a un, nous échappe totalement. Mais on peut suivre ces hasards, emprunter ces itinéraires qui disent une part du secret dans l’intime, ces hasards qui nous font oublier peu à peu d’où l’on vient et qui floute l’idée même de destination. L’être au monde n’est pas au carrefour, ni à l’extrémité des terres, ni encerclé par la mer. Ce n’est pas non plus la ligne qui les relierait tous. L’être au monde c’est :
« En ce lieu sans chemins
Seul d’aventure
L’exilé l’affamé
en quête d’un pas
premier
qui en l’homme dépasse
l’homme
Peu viennent ici »
Il faut aussi insister sur le parcours emprunté par la langue dans ce cheminement car la langue dans ce recueil est un obstacle qu’il faut franchir, des entraves dont il faut se délier : “Encore trop de mots | pour dire | ce vide lucide.” La langue aussi doit se sacrifier, s’emmarginer, rejoindre “le silence mental | des corbeaux”. Se dépouiller au point de perdre tout verbe actant : du départ qui nécessite l’action, du remuement de soi dans le voyage jusqu’à la contemplation ultime de cette “Image temple” qui clôt le recueil, la langue tarit doucement, en “un grave et lent mûrissement de ces jours”. Cette recherche du silence ne s’inscrit pas dans un mouvement menant au mutisme, à l’aphasie mais, comme dans la philosophie taoïste dont il est fait mention, elle figure, elle reproduit le mouvement qui consiste à aller cherche ce qui s’inscrit dans le vide, plutôt que dans le plein, à mettre en relief ce qui, en creux, n’offre aucune aspérité à la réalité…
Ce Chant runique du vide, m’a ému profondément autant qu’il a agi en moi (“reste ici | pour te quitter | attends d’être agi”) et fait mûrir de secrètes envies d’évasions intérieures.
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