Citations de Piotr Bednarski (117)
Je me retrouvais seul, j’étais devenu un de ces innombrables gosses sans parents dont le destin n’intéressait personne, hormis peut-être les orphelinats, ces espèces d’hybrides de consigne anonyme et d’usine de dressage idéologique pour mineurs.
Les ténèbres furent le cauchemar de mon enfance. Les ténèbres et aussi Staline. Je supportais mieux les ténèbres : elles avaient un début au crépuscule, et une fin à l’aube, et elles n’avaient pas toujours l’opacité des ténèbres bibliques. Tandis que Staline, ce voyeur génial, était partout. A tous les coins de rue, sur toutes les affiches, jusque dans nos rêves. Le guide, le timonier, le père. Souvent, j’essayais de le fixer en pleine lumière pour vaincre ma phobie. En vain. La terreur ne me lâchait pas l’âme.
Cela avait toujours été une joie pour moi de partir naviguer. La mer recèle tant de promesses, de quoi assouvir toutes les imaginations. Elle est comme la religion ; plus ardemment on prie, mieux on se rend compte qu’on n’arrivera jamais au bout, qu’un horizon ouvert et illimité sera toujours devant. Et là-haut, derrière cette limite, il y a Dieu. Peut-être est-ce pour cette raison que tant de mystiques créent leur langue particulière. En mer, des hommes dotés de telles possibilités, on les appelle des benêts. J’étais un de ceux-là.
Aucun amour n'est simple, mais l'amour de la mer est le plus difficile. C'est un défi, une épreuve. Elle est belle et tendre, cruelle et inflexible. Elle octroie généreusement le ciel, mais fait aussi cadeau de l'enfer. Et si on la néglige, elle tue.
Il y avait tant de souffrance dans la voix de Kolia et mon coeur fut si sensible à sa demande que je sentis des larmes dans mes yeux.Je baissai la tête pour que par hasard il n'aperçût pas ce sel humain.
Parce qu'une beauté comme celle qui irradiait de ma mère était nécessaire là-bas aussi. La beauté est nécessaire partout où l'homme se fait animal, partout où on s'efforce d'en faire un démon.
Comme toujours le malheur, le gel arriva sans prévenir. Une seule nuit lui suffit pour ouvrir son portail d'argent et semer soigneusement partout ses graines mortifères. Une oreille sensible pouvait percevoir un chuchotis comme celui du blé qui glisse dans la goulotte d'un moulin. Cela signifiait que la température était tombée en dessous de moins quarante degrés. La neige se fit bleue et la limite entre terre et ciel s'estompa. Le soleil, dépouillé de sa splendeur et rivé de son éclat, végétait désormais dans une misère prolétarienne. Le froid vif buvait toute sa chaude et vivifiante liqueur - désormais seuls le feu de bois, l'amour et trois cents grammes quotidiens d'un pain mêlé de cellulose et d'arêtes de poisson devaient nous défendre contre la mort. Or n'est-ce pas justement quand la mort est sur le seuil, quand elle fait déjà son nid en nous, à l'intérieur, que le désir de vivre s'exalte et que l'on devient capable d'abattre des montagnes, et de ressusciter d'entre les morts ?
Oui, chaque être humain est un joyau.Toutefois, parvenir à cette conviction en exil, quand un homme n'est qu' un déchet, quand un animal est plus précieux car on peut le manger ou le vendre - en prendre conscience et s'en désespérer en ce temps de guerre, c'était l'enfer.
Les femmes russes pleuraient peu de temps, les larmes leur manquaient tant étaient nombreux les malheurs qui les frappaient. Les Russes avaient appris à pleurer sans larme.
Comme toujours le malheur, le gel arriva sans prévenir. Une seule nuit lui suffit pour ouvrir son portail d'argent et semer soigneusement partout ses graines mortifères.
Lors de l'heure d'éducation civique, on nous demanda comme d'habitude ce que nous voudrions devenir plus tard. (...) La réponse de Sachka ne fut pas banale, il nous surprit, nous ramena au ras du sol. Le plus simplement du monde il déclara qu'il aurait aimé devenir une miche de pain, parce que le pain, lui, n'a jamais faim, et puis chacun aime le pain.
(...) Il voyait aussi les pensées. "Ce n'est pas une vue réconfortante. Aucune bête n'est aussi astucieuse, cruelle et inhumaine que l'homme. (...)"
Ce fut pour nous un instant solennel. Pour moi surtout. Je venais de sentir que j'étais exceptionnel, j'avais compris de tout mon être que j'étais singulier, unique, qu'il n'y avait jamais eu auparavant d'être tel que moi, et qu'il n'y en aurait jamais plus tard.
Mourir d'une balle, et non pas de la faim ou de froid, était ce qui plus que tout le reste nous tenait en vie, nous obligeait à des efforts surhumains.
Quoi que tu fasses, brise le temps, pour qu'il s'écoule plus lentement, tu auras ainsi plus d'espace pour tes ailes.
Lors de ses accès de sincérité sentimentale, Beauté proclamait que mon vrai père c'était le champagne rouge. Un champagne magnifique, effervescent, qui l'avait jetée dans une sorte d'extase mystique. Elle m'avait conçu dans un bien-être champagnesque puis avait accouché dans les délais impartis.
Tout le monde, toute mon école connaissait l'histoire de ma naissance et personne ne l'aurait mise en doute. C'est pourquoi les copains, lorsqu'ils usaient de mon patronyme pour me parler, m'appelaient Petia Rougechampagnevitch.
Un milligramme de mal détruit des millions de tonnes de bien. Pas à dire, le diable est dans l'homme !
-Quand tu auras fini de manger un tonneau de sel, l'inspiration viendra. Commence par la Sibérie, décris ton enfance. C'est un bon thème, grand-mère m'a beaucoup parlé de ces temps-là.
J'eus comme un coup au cœur et je me sentis rougir. J'avais cherché partout, mais mon enfance, je n'y avais pas pensé. Or n'est-ce-pas dans l'enfance que se prennent les décisions qui engagent toute la vie et forment le destin ?
Nous n'avions que notre vie, cette petite flamme de ciel sur la terre, délicate et subtile, exposée au souffle d'une époque de fer.
Il n'y avait plus ni hier, ni demain, il n'y avait que le jour présent, l'aujourd'hui soviétique, triste et pouilleux, où il fallait survivre avec le sourire, pour rester ce qu'on était - un être humain.