R.J. Ellory est un magicien. Je le sais depuis des années, mais à chaque fois je m’étonne à le voir ainsi donner littéralement vie à ses personnages. Son talent est unique, exceptionnel. Je le crie haut et fort, sa modestie dusse-t-elle en souffrir.
Pour Le carnaval des ombres, je pourrais empiler les superlatifs à l’infini. Ce roman noir est ambitieux à bien des égards, émouvant au possible, humainement enrichissant, surprenant dans son déroulement, incroyable par l’ambiance qu’il arrive à transmettre.
Oui, la magie transpire tout au long de ce récit, comme jamais dans un livre du Maître du Roman noir.
1958, le fin fond du Kansas, dans une petite ville tranquille que rien ne vient habituellement déranger. Une troupe de cirque ambulant débarque, vue d’un mauvais œil à son arrivée, avec ses « monstres » de la nature ; l’homme aux sept doigts ou encore l’homme squelette. Mais, dès le premier spectacle, le charme opère, l’envoûtement touche la ville et ses alentours. Jusqu’à ce qu’un mort soit découvert sous le carrousel…
Qui est-il ? Est-ce du ressort de la police locale ou des fédéraux ? L’Agent spécial Travis, fraîchement promu Senior, débarque pour tirer cette affaire au clair. Seul…
Voilà bien une histoire et une ambiance qui résonnent comme du Ellory pur jus. Ses lecteurs fidèles le retrouveront au mieux de son talent dans ce roman dense de 600 pages.
Mais, chacun de ses livres marque sa singularité, celui-ci sans doute encore davantage, avec son atmosphère envoûtante et magnétique.
L’enquête de l’agent Travis va se révéler bien plus déroutante qu’elle n’y paraît. Une investigation sur un meurtre qui va rapidement se transformer en retour vers son passé. En une quête de vérité aussi, le concernant mais également au sujet du contexte tendu et embrouillé des années 50-60.
Travis est pour moi l’un des plus beaux personnages de la formidable palettes de l’écrivain anglais. Mais il n’est pas le seul, beaucoup des personnages secondaires sont proprement inoubliables, marquant l’esprit au possible.
Notre agent du FBI a vécu une enfance très compliquée, violente. Qui aurait pu le détruire complètement. Il s’est au contraire construit sur des bases qu’il a cherché à consolider, la logique, le pragmatisme. Des certitudes. Toutes les armes pour ne pas se laisser envahir et dévorer par un passé pesant.
La rencontre de ces phénomènes de foire va pourtant lui faire remettre en question ses modes de pensées.
Lui qui cache ses émotions, va devoir se dévoiler. Le pousser à voir au-delà des choses, des étiquettes. Ses paramètres bougent. Un chemin intérieur pour qu’il se découvre par lui-même. Un travail sur son identité, qu’il ne pensait pas réaliser en se lançant dans cette enquête.
Ces gens du voyage, éléments du spectacle vivant, vont se révéler être des femmes et des hommes complexes, d’une profondeur émotionnelle rare.
Leur rencontre est d’abord une lutte contre les préjugés et la différence. Ils vont rapidement faire perdre ses repères à Travis, et aux lecteurs pareillement, pour les amener à penser différemment. A écouter la différence.
A faire marcher l’imagination et l’intuition, en complément des capacités de réflexion.
Ellory accumule les scènes mémorables, ses personnages inoubliables au service d’une intrigue étonnante, et des passages d’une puissance émotionnelle rare. La rencontre de ces protagonistes fait des étincelles, la magie opère.
Et, à mon grand étonnement, certaines de ces scènes ne dépareraient pas dans un roman de Stephen king, à son meilleur (ce qui pour moi est le compliment ultime). Ce côté magique, cette puissance d’évocation et cette dimension émotionnelle touchent au plus profond, chamboulent.
Et puis, il y a le contexte historique, la guerre froide. Vue de loin quand on vit dans la campagne américaine, mais qui a pourtant des répercutions cachées pour tous les citoyens. Les habitants de Seneca Falls vont ouvrir les yeux sur une réalité terrible.
C’est le temps des prémisses du profilage. Mais aussi des travaux effrayants sur la manipulation mentale. Cette partie du roman s’avère tout aussi passionnante, et sacrément surprenante.
Ce carnaval projette ses ombres et les met à nu, jusqu’à les rendre transparentes. R.J. Ellory réalise un tour de magie, un roman noir sublime, empli de réflexions intenses sur la condition humaine. Magistrale réussite, noire et lumineuse à la fois.
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