Fannie, étudiante, lit un extrait de "Les Vies privées de Pippa Lee" de Rebecca Miller (Seuil, 2009) Dans le cadre de "A vous de lire !" © Des auteurs aux lecteurs, 2010
La séduction, c'est romantique. Le mariage ... c'est une question de volonté, dit Pippa en prenant une gorgée d'eau. Tu vois, j'adore Herb. Mais le mariage ne fonctionne que parce que nous y mettons de la volonté. Si tu laisses à l'amour le soin de tout faire tenir, ce n'est pas la peine d'y penser. L'amour va et vient au gré du vent, d'une minute à l'autre.
page 82.
Peut-être que mon père ne pouvait pas reconnaître que sa femme était une droguée parce que cela serait revenu à considérer son mariage et sa vie comme un mensonge. Alors il ne voyait rien. Ou bien peut-être qu'il était tout bonnement paresseux. Je ne saurai jamais.
Pippa écouta l'histoire de Chris, captivée. Lorsqu'il eu fini, il prit une bouchée de toast.
"A quoi vous pensez ? demanda-t-il.
- A rien.
- Dites.
- je me disais juste que vous aviez l'air très intelligent et que c'était dommage... que vous n'ayez jamais choisi un métier qui vous tienne à coeur. Ca vous faciliterait tellement la vie." Pourquoi avait-elle dit ça? Tant de sentiments (inquiétude, identification, admiration) l'avaient traversée pendant son récit. Mais, comme d'habitude, elle avait dit la seule chose qui lui donnait l'air d'une ménagère matérialiste.
Chris s'adossa à sa banquette et la regarda. La surprise, la peine, puis la colère se lurent sur son visage en une succession que Pippa trouva alarmante. "D'accord, dit-il. Bien, merci.
- Je ne voulais pas vous vexer.
- Je vous suggère de retourner à cette petite vie que vous vous êtes fabriquée. Je suis sûr que vous êtes très heureuse sous toute cette détresse."
Pippa serra son sac contre sa poitrine, se glissa hors de la banquette, le coeur battant dans les oreilles. Il s'était remis à manger.
"Vous avez raison, vous savez, dit-elle? Vous êtes un trouduc.
- Je vous l'avais dit." Il se voûta au-dessus de ses dernières frites maison, agita sa fourchette. "On se revoit dans quelques pets", conclut-il gaiement en prenant une bouchée.
Elle était déjà derrière lui et s'arrêta pour se retourner, stupéfaite. Puis elle regagna sa voiture en tremblant. Mais une fois qu'elle fut à bord, elle éclata de rire. Elle rit si fort qu'elle dut essuyer les larmes de ses yeux.
Lorsqu'elle rentra à la maison, elle prépara des spanakopitas pour Herb en repliant soigneusement des feuilles de brick autour d'un mélange de feta et d'épinards. Puis elle s'assit dans une chaise longue inclinable sur la terrasse pour siroter un grand verre de jus de grenade. Herb était au bureau. Il était plus d'une heure, il n'allait pas tarder.
De retour à Orchard Street, Terry était maintenant à la colle avec l'impassible Craig et j'héritai donc de sa chambre, qu'elle avait repeinte en brun-rouge lors d'une crise de jalousie des années avant que je sois adoptée par le groupe. Autrefois, quand le Lower East Side était un quartier juif, ce loft était un atelier dédié à la confection de gaines pour dames et où, à n'en pas douter, s'entassaient des femmes et des enfants aux yeux caves qui passaient leur vie à coudre épaule contre épaule pour des salaires de misère. Mais les temps avaient changé. Le quartier était désormais aux mains de résidents latinos installés de longue date, de quelques artistes désespérément en quête de faibles loyers et bien sûr de toxicos.
[...] J'étais cependant rongée par un insécurité lancinante concernant l'amour de Herb pour moi. presque invariablement, le même rêve éveillé empoisonné s'insinuait dans mes pensées lorsque je promenais les enfants dans le parc pour essayer de les endormir dans leur poussette après le déjeuner. Les détails du fantasme variaient, mais l'idée restait la même : je trouve une lettre. Je trouve un foulard. Je trouve des sous-vêtements. Je surprends Herb en compagnie de sa maîtresse dans notre appartement. Je les surprends dans la maison de la plage. Je les surprends dans le parc en promenant les jumeaux. Elle est toujours brune, grande, pulpeuse, plus intelligente que moi. Je sanglote. Je me désole. J'accuse. Je défie. Il me quitte.
Je me laissais tellement absorber par ces scénarios de trahison et d'abandon que je ne savais plus très bien où j'étais. Un jour où je marchais dans Central Park en m'imaginant morigéner Herb pendant que sa sublime maîtresse tirait sur elle les draps de la chambre d'amis, une dame d'une soixantaine d'années m'aborda. « Mme Lee ? » Je la regardais, déconcertée. Elle avait un nez pointu, des petits yeux noirs sympathiques. Elle était anglaise. Ce fut alors que je m'aperçus que j'avais des larmes sur le visage. Je souris, gênée, et les essuyai. Elle se présenta sous le nom de Miranda Lee,. La première femme de Herb ! Elle avait vu une photo de moi à ses côtés dans une réunion de bienfaisance. Elle voulait me saluer. Elle était devenue psychothérapeute. J'aurais dû prendre sa carte. Au lieu de cela, nous bavardâmes sur un banc du parc pendant que les jumeaux dormaient. C'était une femme intelligente et plein d'humour, surtout à propos de Herb. Quand elle parlait de lui, c'était avec un air amusé et condescendant, comme s'il s'agissait d'un enfant pas sage. Elle dégageait une impression de solitude mais sans trace d'amertume. Cette solitude semblait simplement faire partie de sa vie, comme une chose qu'elle acceptait, chérissait même. Depuis le divorce, elle avait réussi beaucoup de choses. Elle avait un cabinet florissant et deux fils avec qui elle s'entendait à merveille, elle menait une vie sociale animée, allait à l'opéra.
Lorsque nous nous séparâmes, elle me dit que j'avais l'air de quelqu'un d'adorable. Puis elle ajouta : « Prenez soin de vous, Pippa. » Elle me regarda droit dans les yeux en disant cela. Je fus troublée de son avertissement et quelque peu insultée, pour Herb et pour moi, mais ses paroles ne me quittèrent plus. De ce jour, je bannis de mes pensées le fantasme de l'infidélité de Herb. Il me fallut beaucoup de discipline, mais je réussis à le chasser presque chaque fois qu'il commençait à se dérouler dans ma tête, jusqu'à finir par me débarrasser tout à fait de cette habitude. Je m'exerçai à avoir confiance en Herb.
En règle générale, elle évitait de le regarder quand il dormait. Les yeux hermétiquement fermés, la bouche relâchée, il avait l'air d'un très vieil homme, fragile. Elle se détourna et se leva.
[...] Voilà ce à quoi nous n'avions pas pensé : un après-midi, tante Trish rentra du travail avec la fièvre. Elle fit tourner la clé dans la serrure, entendit Gladys Knight à fond dans sa chambre, entra en toute hâte et me trouva menottée au lit avec la jupe d'une robe à crinoline rose sur la tête, fessée par Shelly sous l'objectif de Kat qui criait « Super ! Recommence. On ne bouge plus. Génial ! Magnifique ! » Tante Trish était là, blême, tremblante et horrifiée, lorsque je me retournais et la vis. Je partis l'après-midi même, pendant que Tante Trish soignait sa grippe en dormant après avoir appelé la police et vu la femme qu'elle aimait fuir son appartement.
[...] Ma robe de mariée était rose très pâle. [...] J'avais l'impression d'être une novice qui prononçait ses vœux. Épouser Herb, c'était comme changer de peau, ma dernière chance d'être bonne. Je savais que si je foirais ça, je serais perdue à jamais.