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Citations de Sony Labou Tansi (161)


Il frappa sur la table en demandant au Seigneur de faire quelque chose pour
changer le méchant cœur des Pygmées. Le Seigneur lui envoya le reste de la
soupe au visage. Il se leva et tâtonna devant lui jusqu’à la cuisine, aboyant
toujours. On entendit des bruits de casse entre deux chapelets de jurons. On
entendit des « saperlipopette ! » suivis de cris de douleur. Puis il revint, toujours
dans le pétrole et le piment, crier un coup sur tous les Pygmées de la terre et
leurs démoniaques tropicalités, il reprocha au Seigneur de les avoir créés. Il
heurta une chaise et tomba de tout son long. Le temps que Patrice arrive avec un
bassinet d’eau, le R.P. Wang avait abattu toute la salle à manger. On lui
connaissait ce genre de colères. Et le calmer était l’affaire du Seigneur, ça
viendrait. Ni Patrice, ni Sarianato, ni Monsieur l’Abbé n’osèrent lui parler. Le
R.P. Wang haletait, à genoux devant le bassinet d’eau, les mains au sol. Ses
longs crins pendaient comme des fibres, la morve coulait avec les larmes.
— Pourquoi as-tu fait cela ?
— Mon Père... Mon Révérend Père...
Ils écoutèrent une autre messe d’injures. Monsieur l’Abbé avait d’ailleurs
cessé d’être sensible aux brutalités morales du R.P. Wang, il était même
persuadé que cette bête du Seigneur aurait jusqu’à sa mort très peu d’égards pour
les Pygmées. Il le prenait pour une ordure qui avait déserté sa vie, sa race, sa
culture, son temps, son pays et qui était venu s’essouffler au pied de la croix. Un
jour, il irait son ancien chemin de déserteur. Mais Monsieur l’Abbé ne l’oubliait
jamais dans toutes ses prières :
— Seigneur, si ma voix te parvient, veux-tu avoir pitié des Pygmées
d’abord, de tous les hommes ensuite, du Révérend Père enfin — car Seigneur, le
Révérend Père aussi est un homme. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit,
amen.
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Il se leva et tangua jusqu’à la salle des repas. Les habitudes. La vie, quand
on en fait un ramassis d’habitudes devient moche. L’habitude de lire, l’habitude de parler, l’habitude d’écouter, l’habitude de respecter ses supérieurs — et c’était réglé comme dans une montre, par cet horloger qu’on appelle éducation. Il était pygmée, sa tribu connaissait des milliers de sèves. Ils n’enterraient que les méchants. Si le Seigneur pouvait comprendre ! Mais le Seigneur demandait un certain nombre d’habitudes venues de là-haut.
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— A cette allure-là, tu n’avais plus qu’à parler ta langue de là-bas. Nous ici, on n’a pas besoin de là-bas. On a la forêt. C’est grand la forêt.
— Je suis en saison de parole. Si je ne parle pas, je meurs lentement du dedans. Je mourrais jusqu’à la surface, ne resterait de moi que l’épluchure, l’enveloppe. Quand je parle, je me contiens, je me cerne.
— Si tu parles encore, je m’en irai.
— Bon ! reste. Je me tais.
— Cette sève enlève la parole. Cette sève rend sourd. Cette sève efface la mémoire. Cette sève te donne un cœur de lion. Cette autre... et cette autre. Et c’était Kapahacheu qui parlait de sa république de sèves, de ses ancêtres, de l’oncle qui avait résisté au gbombloyano, de la feuille qui faisait pleuvoir, de celle qui rendait le gibier lent. Si bien qu’à la longue, dans le cerveau de Chaïdana, la forêt se fit, la forêt et ses enchevêtrements farouches, la forêt et ses odeurs, ses musiques, ses cris, ses magies, ses brutalités, ses formes, ses ombres et ses lumières, ses torturantes ardeurs. A part ses dix-neuf ans de là-bas, Chaïdana finit par perdre de vue son âge. Il y avait les jours, les nuits : c’était la forêt du temps, la forêt de la vie, dans la forêt de son beau corps.
— Il y a la sève qui permet aux femmes d’accoucher de cinq ou de six, mais elle raccourcit la vie. Et puis, il ne faut pas qu’on soit trop nombreux à cause du gibier. On emploie surtout la sève qui limite les conceptions. Il y a la sève qui provoque la chance, l’amitié, la haine, la peur, la honte, le courage. Il y a la sève qui règle la taille. On n’a pas besoin d’un grand corps dans la forêt, ça gêne trop. Il y a la sève qui dissout les graisses, parce que les bons chasseurs ne sont jamais gras.
Kapahacheu parlait comme un torrent, lui qui ne voulait pas que Chaïdana parle.
— Tu sais, mon frère...
— Tu sais, ma sœur... Oui, cette sève, cette plante, cette liane, ce
champignon, cet insecte. Et il y a le grand arbre qui garde les voix des ancêtres. L’autre arbre qui garde les voix des morts qu’on n’enterre pas. La pierre qui parle. Le lac aux poissons cuits.
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C’était à cette époque qu’elle écrivit son premier Recueil de sottises au
crayon de Beauté. Amedandio qui lui rendait souvent visite, surprit ses
manuscrits et les aima beaucoup. A l’époque où Chaïdana rédigea les Mémoires
d’un démon et les Bouts de chair en bouts de mots, Amedandio venait toujours et
passait son temps à « sourissonner » sur les textes de son amie. Elle composa des
chansons, des cris, des histoires, des dates, des nombres, un véritable univers où
le centre de gravité était la solitude de l’être. Le vieux Layisho les lisait à l’insu
de Chaïdana qui ne le permettait qu’à Amedandio. Il avait tellement aimé
l’espèce de poème intitulé « Bouts de viande, troncs de sang » qu’il l’avait
recopié et proposé à l’éditeur nord-américain Jim Panama qui s’était empressé
de lui en demander au moins une dizaine de cette dimension-là pour faire un
recueil.
— Si vous croyez que ça se fabrique comme des petits pains !
— Que voulez-vous que je fasse d’un seul poème ?
— Il a la profondeur d’un cœur.
— Le fric, cher ami, ignore la profondeur des cœurs. Il ne connaît que la
profondeur des chiffres.
Layisho n’avait pas écouté la suite de cet inutile discours. Il était revenu à
la cabane et avait joué avec Martial le Petit et Chaïdana la Fille qui entraient déjà
dans le jardin fleuri de leurs dix ans. Martial avait le visage tropical, les yeux
Rimbaud, mais ses oreilles excédentaires faisaient penser à un gorille. Chaïdana
était sa mère. Sa grande beauté commençait à faire parler de Layisho et de
Chanka Seylata. Chanka Seylata était la deux cent quatrième identité de
Chaïdana, celle qui allait l’emmener au tombeau.
Amedandio s’employait à distribuer les écrits de Chaïdana parmi les Gens
de Martial. Ainsi naquit la « littérature de Martial » qu’on appelait aussi
littérature de passe ou évangile de Martial. Les manuscrits circulaient
clandestinement de main en main.
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A ce moment, la foule avait cru revoir Martial bousculant le guide jusqu’au
bas du podium et prendre sa place. Elle attendit qu’il parlât, mais Martial n’en fit
rien. Le désordre fut tel que les policiers durent ouvrir le feu sur la multitude
changée en ouragan d’injures, de cris, de vociférations, de « merde », de « je suis
touché », où les éclairs de sang précédaient les tonnerres des « bande de cons »,
des « bâtards des bâtards », des « vous ne m’avez pas tué ». Il y eut l’averse des
appels en boulets de noms lancés jusqu’au ciel. Des banderoles apparurent dans
la marée des corps fuyants, au milieu de grands nuages de têtes entières ou
fracassées. On lisait : « Vive Martial ! — A bas les voleurs de bétail ! — Nos
vies s’appellent liberté. » Mais personne ne lisait plus, tout le monde fuyait, les
vivants, les morts, les près-de-mourir, les va-pas-s’en-ti-rer, les entiers, les
moitiés, les membres, les morceaux, que la rafale continuait à poursuivre. Des
régions humaines fuyantes criaient « Vive Martial » et leur marée était
inhumaine. Ces régions tombaient, se relevaient, couraient, tournaient, laissant
des lambeaux de viande exsangue. Là-bas, la rafale tirait toujours. Et bientôt des
chars marchèrent à la poursuite de cette vase de viande fuyante. Pendant trois
jours et trois nuits, la ville avait été cette chose qui bouge, inhumaine. Le
quatrième jour était celui du ramassage. Chaïdana, du douzième étage de l’hôtel
La Vie et Demie regardait le spectacle du ramassage et se rappela une phrase de
Martial : « L’indépendance, ça n’est pas costaud costaud. » Le Guide
Providentiel s’était enfermé dans sa chambre en attendant que la ville lui fût
rendue, comme d’habitude, par ses fidèles. Le soir du quatrième jour, les
nouvelles avaient été bonnes et le lieutenant était venu avec un plus amer « voici
l’homme ». C’était ainsi que le Guide Providentiel déversait ses trois jours de
colère qu’il avait personnellement réservés à la fille de Martial sur le docteur
Tchi, qu’on avait arrêté à son domicile principal, villa des Trois-Sourds.
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Le docteur pensa à ce jour de mai où son père se tua en lui laissant une
phrase dans les oreilles : « J’ai assez d’arguments pour tuer la vie. » Il voulait et
avait essayé de la haïr, mais la haine, c’est finalement trop vaste pour un père
que vous avez surpris en flagrant délit de peur. La solitude. La solitude. La plus
grande réalité de l’homme c’est la solitude. Quoi qu’on fasse. Simulacres
sociaux. Simulacres d’amour. Duperie. Tu es seul en toi. Tu viens seul, tu
bouges seul, tu iras seul, et...
— Où est-elle ?
Même cette voix qui demande est une forme de solitude. C’est bien fait
d’ailleurs : tu n’existerais pas autrement. Seul dans cette nudité qu’on éparpille.
Et quand ça te fait peur, tu montes frapper à tous les corps, à tous les autres, pour
réveiller le simulacre. Toute vérité tue.
— Ou bien je te casse les côtes.
La fourchette avait touché l’os, le docteur sentit la douleur s’allumer puis
s’éteindre, puis s’allumer, puis s’éteindre. La fourchette s’enfonça dans les côtes,
inscrivant la même onde de douleur.
— Où est-elle ?
Tu es seul. Tu es seul. Seul au monde. Laisse leur simulacre. Tu
n’appartiens à personne d’autre que toi. Oui. Le corps est une traîtrise : il vous
vend à l’extérieur, il vous met à la disposition des autres. Tout le reste se défend
bien.
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Il la conduisit jusqu’à son taxi. C’était l’heure où le soleil a des lames de
plomb, où les mouches déchirent l’air du bruit, aigu de leur vol, le chien n’aboie plus, les bidonvilles semblent dormir d’un sommeil de feu et de feuilles, l’heure à laquelle le proverbe dit qu’il n’est pas doux de mourir.
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Sony Labou Tansi
Mais il se vantait toujours de ses vingt-sept ans de pouvoir où je n’ai tué personne : comme vous pouvez le constater, mes frères et chers compatriotes, vingt-sept ans que je suis là, avec des mains vierges, une langue vierge, vingt-sept ans de victoire sur des farfelus comme Caetano Pablo, vingt-sept ans dans cette boue historique qui pue la pisée de mon peuple, cette boue kaki, léopardée de mon eau de père national, et il la roulait [sa hernie], pendant que les gens devaient se souvenir de mon discours d’investiture où je disais qu’avec moi les choses seraient autre chose parce que l’ex mon colonel national ex-enfant terrible de la liberté des peuples a exagéré, mais avec moi les choses seront autre chose, vingt-sept ans d’amour dans la paix, la paix des corps, la paix des esprits, que nous ne refusons qu’aux ennemis de la nation et il lance un rire de prophète qui soulève les écailles de ma hernie, il fait claquer ses doigts couverts de diamants et qui montrent que mon pays est riche, que mon peuple est riche, il frappe sa poitrine et les médailles sonnent l’incommensurable prospérité de mon peuple, la démonstration pourtant du vide où nous sommes descendus, le trou de chair […]
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Sony Labou Tansi
Chaque grain de sable est une carte du monde.
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"La vie,quand on en fait un ramassis d'habitudes devient moche."
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"Les pêcheurs auront toujours,dans tous les pays du monde,la réputation d'avoir plus d'humanité que le reste des hommes."
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Quand le corps se gave,l'esprit recule.
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Estina Bronzario croquait le piment au lieu de la cola parce que,disait-elle,le piment maintient la jeunesse intérieure de la femme.
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Une nation n’a pas de parents, pour la simple raison qu’elle doit naître tous les jours. La nation doit naître de chacun de nous, autrement pourquoi voulez-vous que ça soit une nation ? La nation ne peut pas venir des illusions de deux ou trois individus, quelle que soit la bonne volonté de ceux-ci.
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L’Afrique c’est pourri. Fini. On ne peut plus la trouver qu’au Sahara, entre deux dunes. Ici, ça pue. La délinquance idéologique. Avec des chefs d’État encombrants. Avec des nations encombrantes. Le colonialisme était à vrai dire un truc à retardement.
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Le vécu est d’ailleurs double chez nous : le rêve aussi est un vécu. Le vécu inconscient n’est ni moins beau ni moins important que le vécu conscient.
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Préface à la planète des signes (début) (p 34 « l’autre monde »)

J’écris sans doute à cause de cette impression maladive que j’ai de n’avoir jamais entièrement été. Autrement dit je me suis toujours senti un « corps étranger » dans ma vie. De plus, au lieu de ne désirer que des livres, j’ai toujours osé des trucs à histoires, des ramassis d’envie de dormir, des débattements, disons tout ce qui dans une œuvre devient un prétexte de faire signe. Parce-que, que serais-je moi-même, sinon un saisissant prétexte de faire signe. Faire signe à Dieu… Faire signe à tout.
(…)
Voici une histoire vécue qui fait signe. Une histoire vécue par des gens très résistants à la Vie. Egalement résistant à la forme de leur gueule. N’allez pas vous mettre à penser qu’on ait une opinion si chatoyante de nous. On s’est cent fois remis en cause ; d’où on a fini par apprendre qu’au fond, toutes les fois qu’on disait « nous », on désignait nous, vous, les autres, tous. Les gosses de l’existence.
En fait, je suis un homme où sont embourbés tous les Autres, non point par la forme de leur nez, ni par le nombre de leurs dents, ni encore par composition chimique, ni par contrat ou démonstration mathématique ; mais seulement par cette délicieuse manière de clocher dans la vie.
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On a envie de raconter une expérience humaine, une expérience d'homme avec sa sensibilité, avec les mots qu'on connaît le mieux, avec les expériences qu'on a le plus goûtées. On ne peut pas bercer la misère, c'est impossible, la misère n'est pas matérielle, elle peut être humaine, spirituelle, littéraire... On ne peut pas bercer la misère et puis la misère ne fait pas partie de l'homme. Mais il y a la douleur. On est en face d'une douleur, d'une chose invivable, j'ai des images dans ma tête, il faut que j'arrive à les chasser de ma tête parce que quand je vois un homme qui en étrangle un autre, quand je vois un homme qui brandit un poignard couvert de sang pour dire qu'il est fier d'avoir tué, c'est pas la misère, je ne sais comment qualifier ça, c'est une chose que je ne comprends pas, je m'arrête, je ne comprends plus rien, je meurs.
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C'est presque une lâcheté de venir au monde quand tous les jeux sont faits
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C'était le jour où le Guide Providentiel avait un grand meetig, place de l'Egalité-entre-l'Homme-et-la-Femme. Comme toujours, il demanda au cartomancien de lui prédire l'avenir pour les heures qui venaient. Le cartomancien vit une sorte de mousse bleuâtre au milieu du roi de trèfle, une poupée flottait dans la mousse. L'explication était tragique, mais n'ayant aucune envie de mourir, le cartomancien se tut. Le guide alla au meeting avec l'assurance que tout allait bien marcher.
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