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Citations de Sony Labou Tansi (161)


Le temps passait sur Yourma, toujours de la même façon, toujours un temps
de plomb, un temps de cris, un temps de peur. Pour un oui ou pour un non, les
gens des Forces spéciales, les FS comme on les appelait, te faisaient bouffer tes
papiers, ta chemise, tes sandales, tes insignes périmés, ou simplement une tenue
militaire avec ses fers et ses boutons. Tu crevais par la faute de ton estomac. On
continuait à montrer les mains, comme à l’époque du Guide Providentiel quand
on cherchait Chaïdana la mère. Juste après la naissance de Patatra, naquit le bruit
selon lequel les gens de Martial portaient une petite croix à la racine de la cuisse
droite. Jean-Oscar-Cceur-de-Père fit construire à tous les coins de rues des
« regardoirs » de cuisses droites, toujours accouplés : un pour hommes, et un
pour femmes, sous prétexte qu’on regardait jour et nuit, certains « regardeurs »
mirent des lits, d’autres se contentaient des stations debout ou des sols. Neuf
mois après l’installation des premiers regardoirs, le pays connut un boom de
population. Les regardoirs avaient été financés par un prêt de la puissance
étrangère qui fournissait les guides. Ah ! ce pays où, comme disaient les Gens de
Martial, au lieu de s’adonner aux tristes problèmes du développement, on
s’occupait simplement à développer et à structurer les problèmes. La
construction des regardoirs avait avalé quatorze milliards, fatigue des chiffres y
compris. Les tracts des gens de Martial donnaient les pourcentages de cet
investissement qui était allé dans divers prélèvements opérés par les agents de
mission. Les tracts donnèrent d’autres chiffres : l’inscription des articles de la
Constitution au palais en lettres d’or : vingt-deux milliards ; la construction du
village des immortels : quatre-vingt-douze milliards ; la construction du palais
des Morts : quarante-huit milliards ; la construction de la maternité où naquit
Patatra : douze milliards...
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Les gens des Forces spéciales voulaient faire parler d’eux une seule fois
pour toutes : ils trouvaient toujours l’occasion de faire manger quelque chose
d’horrible à tous ceux qu’ils jugeaient porteurs d’une quelconque dose de
réticence au guide Henri-au-Cœur-Tendre. Les fidèles du R.P. Wang ainsi que
ceux du pasteur Matassalakari tombèrent d’accord pour dire qu’il ne servait plus
à rien d’aller à la messe puisque Dieu avait envoyé l’enfer à domicile et à tout le
monde sauf à Chaïdana-aux-gros-cheveux et à quelques Pygmées de son
entourage. Ils venaient, ceux de Yourma, pour ramasser les impôts, deux fois par
an, ils demandaient l’impôt du corps, l’impôt de la terre, l’impôt des enfants,
l’impôt de fidélité au guide, l’impôt pour l’effort de la relance économique,
l’impôt des voyages, l’impôt de patriotisme, la taxe de militant, la taxe pour la
lutte contre l’ignorance, la taxe de conservation des sols, la taxe de chasse...
Ceux qui n’avaient pas assez d’argent empruntaient chez les voisins. Aucun
villageois ne fut déporté et condamné aux travaux forcés dans l’arrière sud du
pays pour des questions d’argent. Souvent, quand ça caillait, ceux des grands qui
avaient leurs cousins sur la liste des condamnés à être passés par les armes leur
trouvaient des remplaçants obscurs parmi les prisonniers pour non-paiement
d’impôts. Les condamnés de marque allaient alors continuer la prison pour l’à-
exécuter de promotion. Ils en sortaient, le calme revenu, et continuaient à vivre
sous l’identité du mort en attendant les faveurs d’un nouveau trafic d’identité.
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Kapahacheu versait la forêt dans la cervelle creuse de Chaïdana. Les sèves
qu’on met dans les yeux pour voir très loin ou pour voir dans la nuit. Les sèves
qu’on met dans les narines pour respirer l’animal ou l’homme à distance. Les
sèves qui font dormir ou qui empêchent de dormir. Les sèves qui provoquent les
mirages ou les effets du vin. La gamme de poisons. La gamme de drogues. Les
mots aussi. Les mots qui guérissent. Les mots qui font pleuvoir. Les mots qui
donnent la chance. Ceux qui la tuent.
— Toi, tu ne mourras plus sous l’effet du poison puisque tu as échappé au
gbombloyano. C’est la plus méchante sève de la forêt. Quand elle te laisse, tu
peux vivre deux cents saisons de pluies. Tous les serpents de la forêt peuvent te
mordre, tu n’en sentiras rien. On avait un oncle, Khaïahu, celui qui a fondé notre
lignée. Il avait échappé au gbombloyano : il a vécu deux cent huit saisons de
pluies. La coutume dit qu’il existe une liane dans la forêt, quand tu la manges, tu
ne peux plus mourir. Tu attrapes la vie de la forêt. Tu deviens homme-racine.
Tout le monde cherche. Tous les clans. Toutes les générations. Personne ne
trouve. Mais la liane existe : elle donna naissance à la forêt, par la sève de sa vie.
Toi qui as échappé au gbombloyano, si nous retrouvons les autres, tu seras Mère
de clan. La forêt te dira ses secrets dans la nuit. Elle te dira ce que les oreilles
n’entendent pas.
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Ils marchèrent pendant quarante jours. Parfois ils se laissaient dériver sur un
petit radeau fabriqué pour la circonstance. Géographiquement, la forêt
appartenait à trois pays frontaliers, du moins suivant les notions que Chaïdana
détenait de là-bas.
— Ça m’est foutrement égal qu’on soit en Katamalanasie, au Pamarachi ou
au Chambarachi.
— C’est quoi ?
— Des pays. Des terres.
— La terre n’a pas d’autre nom que la forêt.
— Ici, oui. Mais là-bas, ils ont mis des frontières jusque dans les jambes
des gens.
— Frontières ?
— Limites. Pour séparer. Il faut séparer, tu comprends ?
Le oui de Kapahacheu ne sortait que pour ne pas contrarier Chaïdana. Il ne
comprenait pas. Il ne comprendrait jamais leur maudit « là-bas ». Au fur et à
mesure que le vocabulaire de Chaïdana en langue batsoua2 s’élargissait, elle lui
racontait des histoires qui semblaient venir du dehors du monde. Le dehors du
monde était l’expression que les Batsoua de la tribu de Kapahacheu utilisaient
pour désigner le maudit pays des morts qu’on enterre.
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Il fallut bien longtemps à Kabahashou pour
convaincre les siens de considérer les deux exilés comme étant des leurs. Cette
conviction ne fut jamais totale et pratique. On médisait d’eux, on les écartait, on
les traitait comme des intrus, absolument gênants et dérangeants. Un jour,
Kabahashou était à la chasse. Un autre jeune Pygmée dont le son du nom
avoisinait Karamouhoché avait préparé du singe. Il avait mis une dose de
chamanekang1 dans la part qu’il avait apportée aux exilés.
Au retour de Kabahashou, les jumeaux se mouraient dans l’indifférence
générale du groupe. C’était tragique : des gens qui meurent crus, devant d’autres
gens qui assistent patiemment.
— Mocheno akanata buentani.
Cela voulait peut-être dire : « Ils ont le sang dur. » Ils attendaient sachant
parfaitement les capacités du chamanekang.
— Ocheminka Okanatani.
« S’ils ne meurent pas c’est que ce sont des démons. »
La nuit tout le groupe détala. Restaient seulement les deux mourants et leur
ami qui essayait désespérément de les tirer de la mort par des breuvages et des
inoculations.
— L’enfer ! l’enfer ! l’enfer ! criait Martial Layisho.
Kabahashou qui avait fini par enregistrer le nom et par le dire toutes les fois
après Martial, lui donna tous les sens possibles, il avait d’abord pensé à l’eau et
donné à son malade des quantités gênantes d’eau. Puis il avait donné au mot
« enfer » le sens de nourriture, puis celui d’air, celui de froid, celui de chaleur,
celui de peur... Douze jours et douze nuits plus tard, Chaïdana Layisho était hors
de danger tandis que Martial continuait à crier l’enfer.
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C’est à cette place que longtemps plus tard, Jean Calcium découvrit la
pierre qui gardait les voix et les sons depuis des milliards d’années et put, grâce
à une machine par lui inventée, extraire de la pierre qui gardait les sons,
l’histoire de trente-neuf civilisations pygmées. C’est à cette place aussi que Jean
Calcium monta sa cinquième fabrique de mouches, qui lui permit de gagner la
douzième guerre contre la Katamalanasie et la puissance étrangère qui
fournissait les guides.
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Ils essayaient parfois d’écouter la chorale des bêtes sauvages, la symphonie
sans fond de mille insectes, ils essayaient d’écouter les odeurs de la forêt comme
on écoute une belle musique. Mais ils s’apercevaient que l’existence ne devient
existence que lorsqu’il y avait présence en forme de complicité. Les choses leur
étaient absolument extérieures et c’étaient eux et seulement eux qui essayaient
tous les pas vers elles. Ils avaient soif du vieillard aux blessures, ils avaient soif
de Layisho et de Chaïdana, ils avaient soif des miliciens et de leurs
emmerdements, ils avaient besoin de l’enfer des autres pour compléter leur
propre enfer. Les quarts ou les tiers d’enfer, c’est plus méchant que le néant. La
nature ne nous connaît pas — elle ne nous connaît pas. Tout se passe dedans, les
autres, c’est notre dedans extérieur, les autres, c’est la prolongation de notre
intérieur. Ils arrivèrent à une clairière. N’ayant pas vu le soleil pendant deux ans,
ils donnèrent à la clairière le nom de Boulang-outana, ce qui signifie « le soleil
n’est pas mort ».
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La réaction du Guide Providentiel fut des plus systématiques, on arrêta tous
ceux qui pouvaient avoir de la peinture noire chez eux, et le noir fut décrété
couleur de Martial, tous les citoyens furent sommés de faire disparaître tout ce
qui avait la couleur de Martial à part leurs cheveux et leur peau pour ceux qui
l’avaient sombre, les vendeurs de charbon furent sommés d’arrêter leur
commerce, les gens en deuil furent déshabillés en pleine rue. La guerre contre le
noir de Martial s’étendit à tout le pays en quelques heures. Il y eut un grand
carnage dans le quartier de Chaïdana du fait qu’on y avait trouvé de véritables
gisements de noir de Martial. C’était d’ailleurs un quartier qui depuis toujours
avait eu la mauvaise réputation d’appartenir à la tribu des Kha. Les Kha étaient
reconnus peu favorables au Guide Providentiel. L’armée dut faire d’une pierre
deux coups : les chars n’eurent aucun mal à marcher sur le pisé humain de
Moando ; quelques jours après le passage des chars, Moando était devenu le
quartier des mouches et des chiens. Il n’y eut aucun ramassage puisque les chars
étaient passés au petit matin et avaient fait une boue inhumaine de tous les
habitants.
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De nouveau, elle avait essayé d’effacer les maudites inscriptions au
noir de Martial, mais en vain, elle se dénuda devant le grand miroir de la salle de
bains, se regarda longuement tout le corps, c’était un corps parfaitement céleste,
avec des allures et des formes systématiques et carnassières, des rondeurs folles,
qui semblaient se prolonger jusque dans le vide en cuisante crue d’électricité
charnelle, elle avait le sourire clef des filles de la région côtière, les hanches
fournies, puissantes, délivrantes, le cul essentiel et envoûtant, puis son regard
s’arrêta sur ses lèvres — elle les avait garnies, provocantes, appelantes.
Elle se rappela vaguement cette époque où elle avait quatorze ans et où tout
le quartier l’appelait déjà la fille de Dieu.
— Le corps est absurde, dit-elle en se rhabillant. Le corps est un vilain
combat, une vilaine bagarre.
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On l’avait emmené à poil devant le Guide Providentiel qui n’eut aucun mal
à lui sectionner le « Monsieur » pour le mettre en tenue d’accusé, comme on
aimait dire ici. Beaucoup de ses orteils étaient restés dans la chambre de torture,
il avait d’audacieux lambeaux à la place des lèvres et, à celle des oreilles deux
vastes parenthèses de sang mort, les yeux avaient disparu dans le boursouflement
excessif du visage, laissant deux rayons de lumière noire dans deux grands trous
d’ombre. On se demandait comment une vie pouvait s’entêter à rester au fond
d’une épave que même la forme humaine avait fui. Mais la vie des autres est
dure. La vie des autres est têtue.
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Un faible vrombissement arrivait dans les oreilles mortes du docteur. Mais
comment sortir un mot de cette gorge creusée et pimentée ? L’homme pensait à
ce bon vieux temps où le prédécesseur du Guide Providentiel, le président
Oscario de Chiaboulata l’avait fait ministre de la Santé publique. C’était cette
époque amusante où lui ne savait pas comment ça se passe. Il avait été servi par
la belle curiosité tribale. Rapidement, son ami Chavouala de l’Éducation
nationale, lui apprit à tirer les trente-huit ficelles d’un ministère. « Ta situation
est payante. Tu dois savoir te débrouiller... »
Les routes allaient dans trois directions, toutes : les femmes, les vins,
l’argent. Il fallait être très con pour chercher ailleurs. Ne pas faire comme tout le
monde c’est la preuve qu’on est crétin. « ... Tu verras : les trucs ne sont pas
nombreux pour faire de toi un homme riche, respecté, craint. Car, en fait, dans le
système où nous sommes, si on n’est pas craint, on n’est rien. Et dans tout ça, le
plus simple c’est le pognon. Le pognon vient de là-haut. Tu n’as qu’à bien ouvrir
les mains. D’abord tu te fabriques des marchés : médicaments, constructions,
équipement, missions. Un ministre est formé — tu dois savoir cette règle du jeu
—, un ministre est formé de vingt pour cent des dépenses de son ministère. Si tu
as de la poigne, tu peux fatiguer le chiffre à trente, voire quarante pour cent.
Comme tu es à la Santé, commence par le petit coup de la peinture. Tu choisis
une couleur heureuse, tu sors un décret : la peinture blanche pour tous les locaux
sanitaires. Tu y verses des millions. Tu mets ta main entre les millions et la
peinture pour retenir les vingt pour cent. Puis tu viendras aux réparations : là
c’est toujours coûteux pour une jeune nation et les chiffres sont faciles à fatiguer.
Tu passeras aux cartes, aux tableaux publicitaires : par exemple, tu écris dans
tout le pays que le moustique est un ennemi du peuple. Tu y mettras facilement
huit cents millions. Si tu as une main agile, tu... »
— Où est-elle ?
La fourchette avait crevé la peau à un nouvel endroit. Le docteur eut un
petit mouvement, la langue bougea, mais aucun mot plus lourd que le vent n’en
sortit.
Il aurait voulu dire un mot, un seul avant de mourir — mais tous les mots
avaient durci dans sa gorge, tous les mots crevaient à fleur de salive. Cette salive
déjà pimentée, déjà solide, déjà rouge mort. Le rouge vivant était sur les quatre
tiges palmées de la fourchette excellentielle. « ... Le travail d’un bon ministre,
c’est d’être constamment en mission. Comment j’ai réussi, moi ? Moi qui suis
venu en poste avec des bulletins nuls et deux cent mille rouges. Tu connaissais
mon compte : deux cent mille trois cent soixante-sept francs rouges. Moi qui ne
vivais plus que de francs rouges. Tu connaissais mes difficultés quand le cousin
Bertanio est parti de la Banque du Peuple pour le Développement, quand ils ont
donné sa place à Belampire. Quand j’ai failli me suicider, quand j’ai compris que
même le suicide, c’est pour les courageux, pas pour nous les tâches. Mais j’ai
quand même percé. Question d’audace et de foi. Par exemple, un jour, un type
vient me proposer un manuel à mettre au programme des lycées et collèges. Un
vrai travail de cochon : un roman écrit par son cousin et où il y avait des odeurs
révolutionnaires. Il offrait trois pour cent. J’ai tiré le chiffre à huit pour cent. Le
mec n’y perdait rien puisque, étant ministre de la Culture, il avait fait éditer le
roman de son cousin avec l’argent des Affaires culturelles. Huit pour cent contre
une simple signature. J’ai patronné le marché de la construction scolaire. Tu
peux en faire autant pour les centres médico-sociaux ; il faut construire et nous
construisons toujours, parce que cette activité-là paye bien son ministre. Enfin,
ose, et tu verras comment les petits ruisseaux font de grandes rivières. »
En quatre ans, les petits ruisseaux avaient fait des fleuves. Le docteur
commençait à parler des petits ruisseaux qui peuvent faire des mers. Le docteur
Tchi, comme on l’appelait à l’époque, mena la vie des VVVF2 qu’on appelait la
vie avec trois V. Il construisit quatre villas, acheta une voiture à huit belles filles.
Il construisit la maison pour deux maîtresses : c’était l’époque où les femmes
s’appelaient bureaux et où l’on parlait sans gêne d’un neuvième ou dixième
bureau. Il vécut une vie vraiment ministérielle.
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C’était l’année où Chaïdana avait eu quinze ans. Mais le temps. Le temps
est par terre. Le ciel, la terre, les choses, tout. Complètement par terre. C’était au
temps où la terre était encore ronde, où la mer était la mer — où la forêt... Non !
la forêt ne compte pas, maintenant que le ciment armé habite les cervelles. La
ville... mais laissez la ville tranquille.
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Ils essayaient parfois d’écouter la chorale des bêtes sauvages, la symphonie sans fond de mille insectes, ils essayaient d’écouter les odeurs de la forêt comme on écoute une belle musique. Mais ils s’apercevaient que l’existence ne devient existence que lorsqu’il y avait présence en forme de complicité. Les choses leur étaient absolument extérieures et c’étaient eux et seulement eux qui essayaient tous les pas vers elles. Ils avaient soif du vieillard aux blessures, ils avaient soif de Layisho et de Chaïdana, ils avaient soif des miliciens et de leurs emmerdements, ils avaient besoin de l’enfer des autres pour compléter leur propre enfer. Les quarts ou les tiers d’enfer, c’est plus méchant que le néant. La nature ne nous connaît pas — elle ne nous connaît pas. Tout se passe dedans, les autres, c’est notre dedans extérieur, les autres, c’est la prolongation de notre intérieur. Ils arrivèrent à une clairière. N’ayant pas vu le soleil pendant deux ans, ils donnèrent à la clairière le nom de Boulang-outana, ce qui signifie « le soleil n’est pas mort ».
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Quand le Guide Providentiel entra, ce soir-là dans sa chambre, il ne vit pas la forêt d’inscriptions au noir de Martial qui pavoisaient la pièce. Le guide avait la berlue en contemplant ce corps formel qui tournait et se retournait sur le lit.

Chaïdana était nue, avec deux coupes de champagne, l’une posée sur le sein droit, l’autre sur le sexe. Elle garda les yeux fermés. Le Guide Providentiel alla aux toilettes pour une dernière vérification de ses armes. Il s’y déshabilla — pour cette femme qui ressemblait curieusement à sa belle disparue, il entendait faire des longs spéciaux entrecoupés de moussants comme il en faisait dans sa jeunesse. Il ne réussirait plus les salivants à cause de ce désordre que son impuissance temporaire avait laissé dans ses reins. Il ne réussirait plus jamais ses chers pétaradants, ni ses cataractes, ni ses bouchons. Il avait pris un rude coup de vieux par le bas, mais c’était encore un mâle digne, parfois même un mâle à performances, qui réussissait des ondulants et autres. Il opéra son badigeon intime d’un liquide à base de sève de rue, mit sa poudre verte et ses extraits de tabac de léopard, but quatorze gouttes d’un flacon qu’il gardait toujours sur lui en pareilles circonstances et n’avait pas oublié les deux gouttes dans les narines pour bien amplifier le mouvement respiratoire. Il se présenta à poil devant le lit où Chaïdana sommeillait sous le jour des veilleuses, vêtue de ses deux doses de champagne. Le guide était persuadé que la séance serait une performance en compensation de toutes ces nuits blanches où il n’avait pu donner à sa pauvre épouse que les plaisirs de son jeu d’index sur le pouce.
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Chaïdana répéta la même phrase. Son Excellence n’avait jamais pensé que ses attitudes à la télé, cette mâle véhémence avec laquelle il vantait le Guide Providentiel, ces mots de tous les jours, ces gestes nationaux, cette conviction artificielle, cet écrasement de verbes eussent un quelconque effet sur la mystérieuse terre du sexe d’en face. Il se rappela vaguement sa dernière intervention à Télé-Yourma : c’était après le meeting manqué, peu avant le ramassage. Il avait parlé en termes de guerre. Ce n’était peut-être pas cette fois-là. Il pensa aux autres fois et en devint presque malheureux car, pour la première fois qu’il osait se regarder, il ne vit que cette décevante silhouette d’un homme de haine, un homme au cœur affamé d’intrigues, il vit quelque chose comme une ordure humaine, une forme dont l’intérieur restait méchamment inhumain. Il pensa à toutes les fois, aucune d’elles… À moins que les femmes, avec leurs yeux-là qui ne voient pas ce que voient les yeux de tout le monde, avec leurs oreilles-là qui n’entendent pas ce qu’entendent les oreilles de tout le monde… Puis il pensa à un piège et faillit en rire tout haut. Il était quand même le centre de gravité et la machine qui fabriquait la sécurité du pays. Et cette sécurité, ne la fabriquait-il pas en commençant par sa propre dose ? Sa marque personnelle comme il disait souvent.
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On l’avait emmené à poil devant le Guide Providentiel qui n’eut aucun mal à lui sectionner le « Monsieur » pour le mettre en tenue d’accusé, comme on aimait dire ici. Beaucoup de ses orteils étaient restés dans la chambre de torture, il avait d’audacieux lambeaux à la place des lèvres et, à celle des oreilles deux vastes parenthèses de sang mort, les yeux avaient disparu dans le boursouflement excessif du visage, laissant deux rayons de lumière noire dans deux grands trous d’ombre. On se demandait comment une vie pouvait s’entêter à rester au fond d’une épave que même la forme humaine avait fui. Mais la vie des autres est dure. La vie des autres est têtue.
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Tous nos rapports avec la nature ne doivent et ne peuvent se concevoir qu’en termes de réconciliation.
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En fait, je suis un homme où se sont embourbés tous les Autres […]
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À toutes ces questions je donne une réponse, mais pour l’accepter, il faut avoir le courage, je dirai même le culot d’exister. Au fond, si vraiment vide il y a, pourquoi ne pas en profiter pour y mettre quelque chose ? Pourquoi ne pas l’utiliser à exister ? L’homme est trop beau pour qu’on le néglige
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La francophonie, c’est le courage qu’auront les Français de savoir que des hommes font l’amour avec leur langue
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