Lundi 10 janvier.
Nuit polaire.
9h30 Laponie centrale.
C’était la journée la plus extraordinaire de l’année, celle qui portait tous les espoirs de l’humanité. Demain, le soleil allait renaître. Depuis quarante jours, les femmes et les hommes du vidda survivaient en courbant l’âme, privés de cette source de vie.
Klemet, policier et rationnel, oui rationnel puisque policier, y voyait le signe intangible d’une faute originelle. Pourquoi, sinon, imposer à des êtres humains une telle souffrance ? Quarante jours sans laisser d’ombre, ramenés au niveau du sol, comme des insectes rampants.
Et si, demain, le soleil ne se montrait pas ?
- Les Sami (peuple lapon) ont-ils des coutumes si différentes des scandinaves ? Il existerait des rites aussi sauvages chez les Sami ? Ils me donnaient pourtant l'impression d'être excessivement pacifiques.
- Ils le sont. En général. Cela m’étonne même qu'aucun d'entre eux ne t'ait encore dit que le mot guerre n’existait pas en langue sami.
Nous devons être capables de vivre ensemble, c'est le seul enseignement de la toundra. L'homme solitaire est comme le loup. Il fait peur aux hommes, et les hommes se vengent de lui, dit-elle, avant de repartir au galop.
- De quoi avait-il peur ? reprit Nina.
- Il avait peur d’être perdu. De s’être perdu. D’avoir tout raté.
- Vous voulez dire comme éleveur ?
- Comme éleveur, comme homme. Un éleveur qui ne sait pas s’occuper de ses rennes, ce n’est pas un homme.
- Les autres… Et il va leur rester quoi ? ils disent qu’élever des rennes n’est pas un métier mais un mode de vie. Ils en font une question d’honneur. Ils sont tellement fiers. L’honneur, ça fait pas bouffer.
Sormi regardait les montagnes à leurs pieds et prit un air songeur.
-Non, ça ne fait pas bouffer…
-Ah, content que tu sois d’accord.
- … mais ça a de la gueule.
- Qu'est-ce que tu bois ?
- Une bière sans alcool.
Klemet en sortit deux. Il se versa aussi un verre de cognac trois étoiles. C'était une vieille habitude qu'il avait gardée de son éducation laestadienne. Dans la branche laestadienne dure qui était celle de sa famille, l'alcool était strictement interdit. Il n'y avait qu'une exception, et c'était, en cas de maladie, du cognac trois étoiles, à titre médicamenteux. Klemet avait toujours trouvé ça très drôle, et il restait fidèle à ce cognac-là, sa façon à lui de ne pas renier totalement ses origines. Il but la moitié de son verre, et avala une gorgée de bière.
Aslak ne connaissait pas la peur. Si on le lui avait demandé, il aurait regardé sans comprendre. Mattis lui avait posé la question une fois. Il ne voyait pas ce qu'il voulait dire. La peur ? Aslak n'aimait pas les questions qui n'avaient pas de sens. On pouvait lui demander s'il avait faim, s'il avait sommeil, s'il avait froid. Pas s'il avait peur. Aslak savait ce qu'il devait savoir. La peur ne lui servait à rien. Alors il l'ignorait.
Le printemps était pourri. Mais les printemps étaient toujours pourris dans le Grand Nord.
Mardi 11 janvier.
Lever du soleil: 11h14; coucher du soleil: 11h41.
27 minutes d'ensoleillement.
La température était un peu plus clémente, avec un léger moins vingt. Mais le froid était mordant à cause du petit vent qui soufflait.
- Avec un froid comme ça, on devrait voir une aurore boréale ce soir ?
- Le froid n’a rien à voir avec ça, lui dit Klemet. Pour voir une aurore, il faut un temps clair. Et en hiver, qui dit temps clair dit temps froid.
- D’où viennent ces aurores ?
- Oh, je ne sais pas vraiment. Quelque chose à voir avec le soleil. Chez nous, on disait que c’était les yeux des morts et, à cause de ça, il ne fallait pas les montrer du doigt.
Il tendit un gobelet de café à Nina
- Les yeux des morts… répéta Nina. On dirait que, ce soir, les morts sont aveugles.